Culture (Dimanche 30 Mai 2010)
Je connais très bien Rachid Boudjedra. Je connais un détail sur l’homme. Et selon Sainte-Beuve, cela doit suffire pour le situer. Lieu : un avion de retour vers notre mère patrie.
J’étais à la première rangée de la classe économique, juste derrière la business class. Un homme de noir vêtu, avec un nez fort qui montre le caractère, s’assied devant moi. Il était rasé de frais, crâne, barbe et sans doute aussi le regard qui ne s’arrêtait nulle part. Il ne voyait personne que lui-même. Et lui-même était assez important pour qu’il se suffise, fidèle en cela au fameux précepte des stoïciens : “Rentre en toi-même, le meilleur est en toi.” Il avait l’air bougon, cet homme mature au look de ténébreux en retraite. On dirait qu’il est fâché. Peut-être est-il trop à l’étroit dans cet avion ? Ou simplement a-t-il peur de se retrouver dans ce cercueil volant ? Je ne pouvais même pas le rassurer ou le dérider. Ne me connaissant pas, il aurait pris ma sollicitude pour une importunité. Mais voilà qu’une hôtesse pimpante comme un matin d’hiver et revêche comme un jour de Ramadhan, vint pour demander son billet à l’homme fâché. Soudain, la blonde enfant s’exclame : “Mais ici, ce n’est pas votre place ! Ici, c’est la business class (elle prononçait claaaasss comme les Anglais), veuillez vous déplacer à la classe économique, monsieur !” J’avais envie de la bâillonner, cette pie claironnante. Trop tard. Le mal était fait. Des têtes se retournèrent, certaines goguenardes, d’autres étonnées. Le monsieur s’empourpra du crâne qui devint du coup plus luisant, bredouilla quelques mots et vint rejoindre la cohorte des plébéiens. Apparemment il s’était trompé de place. ça arrive à tout le monde, non ? Cet homme était, est, Rachid Boudjedra. Son triste sort m’irrita. Je lui aurais volontiers cédé ma place si elle n’était pas comme la sienne. Je fulminais. Voilà un écrivain de grand talent qui aurait dû voyager en première classe, remis à sa place par l’hôtesse. J’en voulais à cette impertinente d’être si inculte, de ne pas avoir d’égards pour un homme dont les livres sont traduits dans des dizaines de pays. Elle a de la chance, cette hôtesse, d’être dans son élément, car dans une librairie ou dans un Salon du livre, elle se serait prosternée devant lui. Bon prince, Boudjedra ne l’aurait pas privée de son précieux autographe sous prétexte qu’elle n’est pas à la bonne place dans la chaîne de ses admirateurs. La différence est à ce niveau entre un auteur et une hôtesse : l’un a toujours de la hauteur quel que soit le lieu, l’autre est seulement dans la hauteur en plein ciel.
Passons. Non, ne passons pas. J’étais indigné de voir des begarras se vautrer devant et des écrivains derrière.
J’avais envie de dire à l’hôtesse : “Avez-vous lu la Répudiation, ce formidable roman qui assurera à coup sûr la postérité à cet homme que vous avez chassé vers le bas, avez-vous lu l’Escargot entêté du même écrivain que vous n’avez pas reconnu en dépit de son look reconnaissable même à 6 000 mètres d’altitude ? N’avez-vous pas honte de faire un tel sort au seul écrivain algérien nobélisable ? Et quoi, à quoi servez-vous si vous êtes incapable d’honorer un écrivain algérien de premier plan ? Vous êtes française ? Fort bien. Vous lisez Levy et Musso, très bien. Mais vous n’avez pas à déplacer un écrivain qui les vaut tous et qu’aucun ne vaut.” Bien sûr que je n’ai rien dit. L’hôtesse n’aurait rien compris à ma diatribe. Pour elle, Boudjedra l’écrivain n’existe pas dans les airs. Il y a un passager du nom de Rachid Boudjedra. Point. Je rencontrerai cette hôtesse, je lui offrirai un panier de figues de Barbarie.
H. G.
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30 mai 2010
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