Je suis avocat et citoyen. Le premier aurait pu trouver matière à une belle plaidoirie si le débat devait avoir lieu dans un tribunal, le second est désespéré devant tout ce que révèlent comme menace sur le pays les attaques qui ont suivi un livre qui invitait à une lecture non officielle de notre histoire. Comment rester serein et si possible constructif dans un environnement hystérique ? Difficile quand les protagonistes décident de ne pas parler de ce qui a motivé l’ouvrage : la séquestration des restes de deux héros de la guerre de Libération nationale.
Les contradictions, les dissimulations de preuves et les procès d’intention pour cause d’origine régionale de l’auteur signent une stratégie de diversion qui n’invite pas, c’est le moins qu’on puisse dire, à échanger. La démarche pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Mais comme laisser le lynchage se perpétrer dans l’indifférence constitue un encouragement pour un pouvoir repu aux abus, j’ai fini par me hasarder dans ce non-débat en m’interrogeant sur les intentions de leurs auteurs et en osant, non pas les mettre face à leurs incohérences, mais en leur rappelant leur parcours et responsabilités dans le drame algérien ; car après tout, c’est bien autour de cela que tourne cette levée de boucliers. Au risque de paraître vouloir alimenter la polémique, j’ai choisi d’adopter, moi aussi, un style direct car je sais que pour l’instant il est vain d’en appeler à la raison. Le livre de Saïd Sadi a eu l’avantage de lever les lièvres. La réaction des planqués des frontières ou de leurs complices, qui sont dans leur rôle, n’est pas intéressante en elle-même, Ali Kafi n’ayant même pas lu le livre est même allé jusqu’à désigner à l’assassinat Saïd Sadi et Nordine Aït Hamouda, le fils du colonel Amirouche. C’est dire que les atavismes ont la vie dure chez nos chefs ! Les répliques des élites asservies constituent, par contre, un danger pour l’Histoire et la cohésion nationale : c’est le segment soft du segment hard malgache. La toute récente intervention de M. Mebroukine est une véritable offre de service ; le seul reproche qu’il adressa à M. Ali Kafi est son ingratitude envers Boumediène qui en avait fait un ambassadeur. C’est dire que la seule préoccupation de M. Mebroukine est promotionnelle. Une ambassade n’est pas destinée à représenter la nation mais à calmer des appétits. A charge pour celui qui en bénéficie de comprendre et d’appliquer la loi du milieu : tu as mangé, il faut te taire : on ne parle pas la bouche pleine. Nous avons tous compris que Saïd Sadi a pris l’exemple du colonel Amirouche, trahi pendant la guerre et séquestré après, pour susciter le véritable débat, longtemps occulté, sur la genèse du pouvoir en Algérie et, dans la foulée, éclairer le rôle des forces des frontières qui engrangent actuellement les dividendes d’une guerre qu’ils n’ont jamais livrée ! Le sujet est celui-là. Il n’est pas interdit d’en parler sauf à vouloir maintenir coûte que coûte le même système. Il n’y aurait que deux raisons pour justifier une telle option : soit on a un intérêt évident pour reproduire et faire durer les choses, soit la formule est efficace. Regardons de près ce qui nous arrive depuis plusieurs décennies. Le rappel, j’en conviens risque d’être fastidieux, mais ce n’est pas parce que les fautes sont anciennes qu’il faut s’en accommoder ou qu’elles en deviennent moins dangereuses.
- La corruption est érigée en institution ; elle est légalement protégée puisque les détournements de milliers de milliards relèvent de la simple correctionnelle et le maximum de la peine encourue est 10 ans.
- Les terres agricoles de l’Algérois, de l’est et de l’ouest sont loties et bétonnées au point où le ministre du Commerce nous annonce l’importation du citron pour le Ramadhan.
- Notre jeunesse garde les murs pendant que des Chinois posent notre carrelage et nos pavés.
- Avec plus de 200 milliards de réserves de changes, nous avons 30% de chômeurs. Certains diplômés des hautes études n’ont pas encore leur première attestation de travail à l’âge de 40 ans.
- Fait unique dans l’histoire du monde pédagogique, nous allons avoir une promotion de mini-bacheliers qui ne franchiront pas le seuil de la première année de l’université et le ministre reste indéboulonnable.
- L’autoroute Est-Ouest et la pêche sont livrées en quartiers entiers aux corrupteurs et aux corrompus.
- Les chefs-lieux de wilaya sont infestés de bidonvilles dont les occupants sont intégrés dans les statistiques de l’emploi.
- Selon le défunt fondateur de l’Institut national de l’agronomie, l’Algérie n’est plus un pays agricole avec l’avancée du désert et du béton ; la Mitidja s’est mise à la production de la fraise.
- Nous importons plus de 90% de notre facture alimentaire et nous nous enorgueillissons d’une équipe nationale entièrement importée après avoir insulté les binationaux.
- Sonatrach, l’unique mamelle d’une économie mono-productive, est livrée à la rapine.
- Une justice rongée par l’incompétence et la corruption qui ne trouve que les lampistes, les journalistes et les guerriers de la liberté à incarcérer.
- Pis encore, pour la gouvernance, nous avons des exorcistes adeptes de la roqia au gouvernement.
- Sur la scène internationale, nous apparaissons alternativement comme des clowns diplomatiques ou, dans le meilleur des cas, en tant que supplétifs des services de renseignement occidentaux.
En vérité, mon intervention pourrait s’arrêter là. Qui nous a menés à cette situation, comment et pourquoi ? D’où l’intérêt de trouver un temps pour jeter un regard sur notre histoire. La liste des désastres peut être rallongée à l’infini. Pour moins que cela, c’est tout le gouvernement qui mettrait la clé sous le paillasson. Sous d’autres cieux, un Premier ministre s’est suicidé avec panache pour quelques milliers de francs empruntés sans intérêt. C’est dire qu’ailleurs l’honneur et le respect de soi ne sont pas de vains mots, surtout lorsque l’on prétend à la représentation populaire. Mais à qui parlons-nous ? Actionnés avant d’être synchronisés, MM. Mebroukine et Benachenhou ont ouvert le feu avec une indigence intellectuelle qui ne les a toujours pas amenés à un minimum de retenue. Nous avons mal à notre Algérie. Le chanteur kabyle Aït Menguellet a résumé en quelques mots les compromissions et les trahisons en temps de guerre et en temps de paix : wara yghelten tagara? (qui va engranger à la fin ?). Le même poète a fini sa chanson, excusez- moi d’emprunter à votre registre, en tirant la chasse. Le ridicule ne tue pas, il assassine : Abane, Krim, Khider et Boudiaf en live sur une télévision d’Etat. Aucun de ceux-là n’a eu les faveurs de votre rétroviseur, si vous en avez un. Vous avez fixé les règles qui régissent le pouvoir et vous voulez imposer votre logique à l’opposition. On ne parle que de ce qui vous agrée. Oui mais le pouvoir en Algérie est construit sur le crime : physique, symbolique, économique… Nous n’avons que le choix de débattre de notre pays pendant qu’il est encore temps pour sauver quelques débris. Il faut être aveugle politiquement ou fou ou les deux pour continuer à hurler, en espérant brouiller les pistes. Il n’y a plus de pistes. Vous avez bouché tous les chemins. Je ne viens pas à la rescousse de Saïd Sadi, il en a vu d’autres ; et vos agitations, esquivant le débat, ne constituent de toute façon en rien des réponses aux sujets qu’il traite. L’Histoire retiendra la pertinence et la prémonition des idées qu’il a souvent engagées dans le désertique champ politique national. Sans trop y croire, je vous invite quand même à vous demander ce que l’Histoire retiendra de vous.
Maître Mezil Saïd,
avocat agréé à la Cour suprême,
barreau de Tizi-Ouzou
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/05/29/article.php?sid=100745&cid=41
29 mai 2010
Histoire