Edition du Jeudi 27 Mai 2010
Boumediène s’éteignait lentement dans le secret faisandé de ses séides. Les derniers tribuns d’un régime finissant éructaient les relents fétides d’une charte nationale, petit vade-mecum pour idéologues surannés.
C’est dans cette atmosphère d’une Algérie en extinction, à la fin de ces années 1970, que Djaout a fait ses premiers pas dans ce qu’il convient d’appeler le journalisme. Dans la rubrique culturelle d’El Moudjahid où il vaquait avec cet enthousiasme d’un enfant devant une soupe de potiron, Tahar détricotait déjà toutes les illusions. Entre une fiche de lecture sur un nauséeux roman de Tahar Ouettar et la couverture d’une semaine culturelle à Aïn Touta, où des batteries de casseroles étaient associées à des brouettes dans une vente concomitante, il expédiait ses articles avec une désinvolture qui frisait le cynisme. Une description abrupte des lieux, quelques transitions léchées et puis une ouverture généreuse de guillemets à des demi-portions du pouvoir. Ces insipidités convenaient alors, parfaitement, à la ligne éditoriale d’El Moudjahid. C’était, même là, sa vocation. Djaout, en vérité, ne faisait du journalisme que pour se consacrer à l’écriture romanesque. Pour ce mathématicien qui a pénétré, déjà, les voies mystérieuses de la poésie, la presse constituait un bon plan professionnel où les grands efforts intellectuels n’étaient pas requis. Et quand bien même ! Tahar était brillant et avait une facilité d’écriture remarquable. Tout comme Gabriel Garcia Marquez qui écrivait (le Récit d’un naufragé) des romans dans l’atmosphère sordide d’une salle de rédaction gagnée par la censure, Tahar va profiter du temps précieux que permettait la cadence hebdomadaire d’une publication que personne, par ailleurs, n’attendait, pour taquiner la muse. C’est durant ces années où l’inutilité des hommes affleurait à l’agonie nationale que Tahar s’est mis à penser son œuvre romanesque, en sortant aussi, peu à peu, des méandres de la poésie. Même quand il épuise son énergie à chercher une bourse d’études à Paris, c’est aussi pour se rapprocher davantage du temple des lettres et du monde très sélectif de l’édition. Néanmoins, quand la nécessité l’impose, Tahar retrouve l’efficacité des colonnes des journaux et, avec ce talent naturel, il signera quelques-uns des meilleurs articles de l’hebdomadaire Algérie actualité.
Avril 1980, le mouvement berbère, Mouloud Mammeri et ses déboires avec les histrions du pouvoir, Tahar abandonne le journalisme de l’euphémisme et de la circonvolution, pour s’installer sur cette ligne de crête soumise aux feux de la haine et de l’excommunication.
La critique littéraire et les choses compliquées de la berbérité, voilà les deux étais sur lesquels il a bâti sa réputation journalistique jusqu’à ce qu’il y intègre la lutte anti-intégriste, à l’aube de ces années 1990, dans l’hebdomadaire Ruptures. Le mot juste et cristallin, la langue pure, débarrassée de toutes ses fioritures dans lesquelles s’engluent la plupart de ses confrères, Tahar deviendra une notoriété dans le journalisme. Ceux qui, aujourd’hui, se targuent, inexplicablement de maîtriser le plus-que-parfait du subjonctif seraient bien avisés de relire quelques-unes de ses chroniques. Ils comprendront que les audaces syntaxiques ne tiennent pas d’un effet de manche ou d’un mouvement de menton, mais d’un lent et pénible apprentissage. Tout comme la profondeur de ses analyses politiques qui ne sont pas une somme d’impostures, mais une grammaire fine de la vie des hommes, des situations et des possibilités d’avenir. Des analyses justes. Précises. Écrites pour percuter.
Toutefois, c’est toujours l’écrivain qui inspire le journaliste, qui façonne la démarche, le style et qui donne de la force au propos. Si Tahar n’avait pas de problème d’intendance pour faire face aux besoins de sa famille, sans doute aurait-il fait l’économie de ces salles de rédaction qu’il abhorrait. La mièvrerie qui y suintait et la misère culturelle dans laquelle elles se complaisaient, l’insupportaient. Mais voilà, c’était cela aussi qui l’a porté et l’a fait connaître. D’une certaine manière, c’est dans ces décors sordides, faute d’autres espaces à sa mesure, qu’il s’est épanoui. C’est une maison de la presse qui porte son nom. Ce sont ses confrères qui honorent chaque année sa mémoire. Les écrivains, enfin, ce qu’il en est, oublieux, ont quelquefois une pieuse pensée dans des évocations éthérées. Yasmina Khadra — Dieu, quelle prodigieuse mémoire — nous fait part de ses émois lors de cette furtive rencontre à Oran avec Djaout en 1986. Une poignée de main, chaleureuse à faire fondre les phalanges. Quelques mots échangés pour capter cette “noblesse” qui ressemble à “la Kabylie”. Et puis, voilà, Yasmina Khadra fut… à la manière de lumière biblique. Miraculeuse. En tentant d’évoquer Djaout, il parla longuement de lui. À l’œil ! Cette famille-là d’écrivains, Djaout la fuyait. Soyons gentils : il ne la détestait pas, il la méprisait.
27 mai 2010
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