S’il était de notre temps, Keynes serait un social-démocrate de droite ou un homme de centre gauche. Tirant les enseignements de la crise de 1929 comme personne d’autre ne l’avait fait avant lui, il tenait dans une sainte horreur la «thésaurisation» et la «trappe de la liquidité», vouant aux gémonies les rentiers qu’il destinait à une euthanasie ou à une mort lente. De l’avis de Keynes, lorsque les ménages rechignent à dépenser et les entreprises à investir, seule la dépense publique peut briser le cercle vicieux de la dépression qui les a mis sur leurs gardes.
Et cela grâce à l’intervention de la puissance publique qui se fait de deux manières. L’État intervient d’abord comme pourvoyeur de fonds pour ses protégés en faillite. En pleine euphorie néolibérale, Bush Jr donnait l’impression de parader à la tête de bataillons de staliniens devant la Bourse de Wall Street pour voler au secours de banques menaçant ruine. Si l’on croit l’agence d’information Bloomberg, les engagements financiers pris par les seules autorités publiques américaines pour juguler la crise financière s’élèvent à près de 7 800 milliards de dollars. De tels montants représentent environ la moitié du produit intérieur brut (PIB) américain. Et nous qui nous plaignons de subir une économie informelle qui représente 40 % du PIB ! Comment a été comblé ce trou ? Les fonds proviennent pour l’essentiel — 4 800 milliards — des actions engagées par la Federal Reserve (Fed), la banque centrale des Etats-Unis. Au fur et à mesure que la crise s’est développée, elle n’a cessé soit de garantir les financements entre banques et au profit des grandes entreprises, soit d’intervenir directement pour fournir, aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, les dollars nécessaires au fonctionnement des marchés financiers (pour l’équivalent d’environ 2 500 milliards de dollars). Les garanties apportées aux dépôts bancaires des Américains participent pour 1 400 milliards, le reste étant constitué du plan Paulson, de garanties publiques à des prêts immobiliers et des opérations de sauvetage (Bear Stearns, A.I.G…) et de recapitalisation des banques (306 milliards pour Citigroup fin novembre). Rassurés par toutes ces interventions, on croyait la crise derrière nous, mais la voilà qui resurgit sous d’autres apparats : tarissement du crédit, effondrement des prix de l’immobilier, panne de secteurs structurants comme le bâtiment. C’est là que se manifeste une autre action de l’Etat, pour capter et recycler l’épargne de précaution. En temps de crise, la relance par la demande ne repose pas sur un pouvoir d’achat additionnel (les ménages épargnant en prévision de périodes de vaches maigres) mais sur des anticipations. Les conditionnalités attachées au crédit à la consommation (taux prohibitifs et risques de saisies en bout de course) sont telles qu’il ne peut à lui seul constituer une alternative crédible et durable. Les Algériens ont pour leur part certainement eu raison de prévenir le mal et de pousser vers la porte de sortie ou vers d’autres activités les Cetelem et autres spéculateurs et usuriers légaux. La crise est donc loin d’avoir vomi tous ses méfaits : faute de crédit, la demande immédiate de logements pour les ménages et de biens d’équipements pour les entreprises se trouve fortement comprimée et cette compression n’a d’autre conséquence, par embrayage ou par transmission, que de ralentir, à défaut de remettre aux calendes grecques, les nouvelles acquisitions de capacités de production, l’innovation, la relance de l’emploi et, finalement, la sortie de crise. La théorie keynésienne retrouve ici sa pleine expression : en périodes de crise, les entreprises et les ménages développent des «anticipations» pessimistes de l’activité et se réfugient dans une sorte «d’épargne de précaution» qui a pour effet de remettre à plus tard les décisions d’investissements. Les acteurs économiques appliquent le principe de précaution lorsqu’ils anticipent une diminution de l’efficacité marginale du capital. Et ce n’est pas la main invisible du marché qui va arranger les choses… Bien au contraire. Le marché intervient ici comme facteur aggravant. L’Etat retrouve des attributs économiques qu’on lui dénie en périodes fastes pour aller combattre la contraction de la demande, récolter les liquidités thésaurisées, entreprendre leur recyclage et relancer l’investissement par des dépenses publiques supplémentaires. Le résultat escompté est de renverser les anticipations tout en améliorant les conditions de vie de millions de personnes, comme investir dans le logement social en prévision de répercussions en chaîne : créer des postes de travail dans le secteur du bâtiment, satisfaire la demande sociale, logements accessibles à des ménages qui en ont besoin, et dépenser sans tarder l’argent public pour relancer la demande et retourner les anticipations. Ces dépenses publiques ne provoquent l’effet escompté que si elles portent, même temporairement, sur des investissements et restent éloignées du fonctionnement ou du train de vie de l’Etat. La crise a pour autre conséquence intellectuelle de réhabiliter un second économiste, Joseph Schumpeter, qui semble avoir été injustement mis au placard et dont Keynes avoue avoir été inspiré par ses travaux relatifs à l’innovation comme explicitation des phases A de Kondratieff, c’est-à-dire de plusieurs décennies de croissance forte, inédite et pas forcément reproductible. Si l’innovation est au cœur du capitalisme, comme il le clame haut et fort, tout lui donne raison. Nouvelles technologies et nouveaux débouchés coïncident pour remettre au centre de la pensée économique ses prophéties. Faire scruter la crise financière actuelle par Schumpeter devient alors un exercice de première importance. L’avènement des TIC se produit concomitamment avec l’accès à la consommation d’une grosse masse de 2 à 3 milliards d’individus (sur une population mondiale qui ne devrait plafonner à 9 ou 10 milliards de personnes que vers 2050), ce qui permet à certains économistes de pronostiquer une sorte de «trente globales», comme la reproduction des Trente Glorieuses qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Schumpeter observait par ailleurs qu’une automobile peut aller d’autant plus vite qu’elle a de meilleurs freins. Pensée très profonde, oubliée d’un monde de traders prétentieux et de spéculateurs euphoriques donnant libre cours à leurs escroqueries financières. La remarque est particulièrement vraie pour l’innovation financière. La mondialisation a pour finalité de faire tomber les barrières géographiques et de réduire les écarts technologiques pour soutenir une croissance mondiale annuelle de près de 5 %, un niveau exceptionnel, pendant plus de quatre ans, alimenté pour l’essentiel par les pays émergents. Schumpeter réaffirmerait aujourd’hui que le capitalisme ne peut survivre, et finira fatalement en socialisme, comme il l’a écrit dans Capitalisme, socialisme et démocratie. Mais c’est compter sans le potentiel d’intelligence innovatrice du monde émergent qui s’éveille de façon impressionnante. Il apparaît de plus en plus que l’Inde, le Brésil et la Chine ne sont pas seulement des usines tourne-vis et des armées de réserve de main-d’œuvre bon marché, mais aussi une élite, des universités, des centres de recherche, de l’architecture, de l’art… Et si le capitalisme perdait en son centre (d’économie sociale de marché) ce qu’il gagnait en périphérie (comme capitalisme sauvage) ? Le tiers-monde peut-il alors reprendre espoir ?
Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/05/25/article.php?sid=100621&cid=8
25 mai 2010
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