Al-Obeïkane, ce n’est pas le premier venu chez nous. Le cheikh saoudien, un des grands maîtres de la fatwa fondamentaliste, est souvent sollicité par nos médias, soucieux de «vérités» mecquoises. Abd- Almohsen Ibn-Nacer Al- Obeïkane, de son nom complet, est la bénédiction de ceux qui doutent de la validité de leurs choix tactiques et stratégiques. Il tendrait même à supplanter dans le cœur et les sollicitations des Algériens, soudainement pieux, le cheikh Karadhaoui.
Ce dernier a quelque peu perdu de son influence, à cause de sa proximité avec tous les Algériens par mariage de raison et de son amitié trop voyante avec qui vous savez. En Algérie, plus un mensonge nous vient de loin, et plus il est crédible et reçu comme paroles d’évangiles canoniques (1). Il faut, cependant, veiller à garder ses distances et s’abstenir de lorgner vers nos beautés locales. Il suffit d’un mariage, aussi tardif qu’il soit pour le contractant, avec une de nos jeunes célibataires pour entrer dans le cercle des incompris. Karadhaoui, devenu notre parent par la grâce de Dieu et celle de nos femmes, ne détient plus la vérité aux yeux de ceux qui pensent toujours qu’à défaut de la Chine, l’Arabie saoudite est la destination idéale. La Chine étant présentement la moins qualifiée, malgré son éloignement, pour aider les musulmans désemparés, cherchant la formule miraculeuse. Or, s’il y a bien une constante dont nous sommes les gardiens jaloux, c’est notre méfiance réciproque. Qu’un étranger vienne à séjourner parmi nous, quelques jours de suite, et par la voie nuptiale notamment, et il aura perdu toute l’aura rapportée dans ses bagages ainsi que le reste. L’Algérien qui tient en haute suspicion, souvent jusqu’à sa propre chemise, est un hôte généreux, mais pour ceux qui ne s’attardent pas trop chez lui. Il suffit d’épouser sa sœur, sa fille ou sa cousine, pour que le coq de la veille sorte du poulailler en caquetant, les ergots abaissés. En dehors de Karadhaoui, tous les théologiens, désireux de durer, veillent à se maintenir hors du champ de nos armes à bout portant. Al- Obeïkane était de cette caste des prudents, promis à une belle et longue carrière sur cette généreuse et crédule terre d’Islam qu’est l’Algérie. Il avait notamment béni, il y a quelque temps, le projet de réconciliation nationale, chère à nos islamistes et si chère pour les caisses de l’État. En effet, et avec l’absolution du cheikh, nous devons puiser dans les fonds de tiroirs, vidés par la prédation, érigée en système de gouvernement, pour payer tous les avantages consentis à nos bienheureux repentis. Al- Obeïkane ne l’a pas dit expressément, mais prendre les armes, voler, piller, et tuer peut vous valoir de sérieux avantages sociaux, y compris en matière de retraite. Ce qui me rappelle opportunément qu’il serait peutêtre temps que je pense à la mienne (2). En plus d’éviter de nous fréquenter trop assidument, Abd-Almohsen Ibn-Nacer Al- Obeïkane avait à cœur, jusqu’ici, d’émettre des fatwas conformes à l’idée qu’on se faisait ici de la nouvelle religion. Seulement, le terrain de la fatwa peut être jonché de peaux de banane, et c’est sur l’une de ces peaux que le cheikh saoudien vient de glisser malencontreusement. Dérapage fâcheux ou opération de diversion au moment où des débats existentiels agitent le royaume, notamment la relation homme femme et femmes-voitures ? Toujours est-il que l’un des théologiens les plus écoutés du pays choisit ce moment-là pour lancer son pavé. Il affirme sur un plateau de télévision qu’une femme qui allaiterait un adulte agirait en conformité avec la jurisprudence islamique. Avec les précautions d’usage en la matière, il déclare qu’une femme peut donner le sein à son domestique, par exemple, pour être dans une promiscuité légale avec lui. Ce qui nous renvoie à la fatwa de 2007, émise par un haut fonctionnaire d’Al-Azhar, à peu près dans les mêmes termes. La fatwa avait fait grand bruit à l’époque, et nombre de théologiens saoudiens avaient vilipendé le téméraire cadre de la prestigieuse université. L’écrivain satirique égyptien Ahmed Radjeb avait même imaginé une longue file de candidats domestiques stationnés devant la maison de la plantureuse Haïfa Wahbi, pour la mise en pratique de la fatwa. Quelques semaines plus tard, une pièce de théâtre (3) reprenait le même thème et montrait une longue file d’hommes attendant leur tour d’y aller. La fatwa de Riyadh a repris l’essentiel des arguments développés alors par le proscrit d’Al-Azhar, à savoir les Hadiths et les écrits d’Ibn- Taymia. Cheikh Al-Obeïkane a fait encore mieux : outre la référence à Ibn-Taymia, il souligne que la pratique est valable en tous lieux et en tous moments. Toutefois, il a innové, l’innovation étant licite quand elle vient d’eux. Dans une autre déclaration à la chaîne Al-Arabiya, il a nuancé son propos, la femme pouvant, selon lui, allaiter un adulte sans lui donner le sein. Il suggère donc implicitement de donner un biberon, au lieu du sein, à tout candidat à un emploi ancillaire. Ce qui disperse, du même coup, les fantasmes de la cohorte masculine, imaginée par Ahmed Radjeb, devant le domicile de Haïfa Wahbi (4). Celle-ci, dira-t-on, vaut bien qu’on embrasse, avec elle, une carrière de domestique, mais si c’est pour un biberon, merci, il y a des métiers plus gratifiants ! Cela étant, Al-Obeïkane risque de laisser plus que des plumes dans ce remake de fatwa de l’allaitement. Il va perdre en particulier l’estime de ses amis fondamentalistes algériens qui voient encore s’écrouler un mythe qu’ils ont laborieusement édifié. Ils veulent bien se laisser tenter, dans le secret de leurs fantasmes, mais sans oublier de recouvrir pieusement ce sein qu’ils ne sauraient voir. Je me suis laissé dire, enfin, qu’on a parfois les maîtres qu’on mérite, spécialement lorsqu’on voit l’ouverture d’esprit dont font preuve les futures élites du pays. J’ai ainsi appris, sans surprise, dans le quotidien Al-Fadjr, la mésaventure vécue à Constantine par l’ex-secrétaire général du FLN, Abdelhamid Mehri. Convié à animer une conférence à l’occasion de la Journée de l’étudiant, l’ancien ministre en a été empêché par des étudiants présumés. Ces derniers ont expliqué que le sujet de la conférence n’avait rien à voir avec la religion (5), et l’ont annulée, par conséquent. Gageons que M. Mehri n’a pas été surpris, outre mesure par une telle attitude. Elle est le résultat d’une politique, notamment dans l’éducation nationale, à laquelle M. Mehri a consacré beaucoup de temps et d’efforts.
A. H.
(1) C’est évidemment une clause de style. Tout bon musulman sait ou doit savoir que les Évangiles ont été falsifiés. Le jour où les chrétiens ouvriront les yeux à cette évidence, ils deviendront comme nous, ce que je ne leur souhaite pas personnellement.
(2) Au fait, ne serait-il pas logique de faire bénéficier des dispositions de la réconciliation nationale ceux qui se sont «rebellés» contre l’État, mais sans autres armes que leur plume? Une idée à creuser, avant que les fossoyeurs ne s’en emparent.
(3) Cette pièce intitulée Kahwa sadda (Café noir ) est visible sur le site de YouTube, à cette adresse : http://www.youtube.com/watch ?v=sLwbQjTbBG8.
(4) On peut lui en vouloir pour ses propos contre l’Algérie, après le fameux match de football, mais il faut dire, à sa décharge, que ses arguments sont autrement plus convaincants que ceux de Yusra. Alors, concentrons toute notre rancœur sur Yusra, il suffit de la regarder pour voir qu’elle ne pourrait même pas remplir une tétine.
(5) Lire à ce sujet l’excellent article de la directrice du quotidien Al-Fadjr, Hadda Hazem, (du 22/05/2010), qui met en garde contre la répétition des évènements qui ont ensanglanté le pays.
Par Ahmed Halli
halliahmed@hotmail.com
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/05/24/article.php?sid=100556&cid=8
24 mai 2010
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