La présentation au Festival de Cannes du film de Rachid Bouchareb Hors-la-loi a été précédée par une polémique sur les événements du 8 Mai 1945 en Algérie. Des députés, des polémistes, des intellectuels français de la droite réactionnaire
s’en sont pris à lui avant même de voir le film. On le soupçonnait d’entrée d’être de parti pris. Seulement, comme tout débat sur la colonisation, si cette nouvelle polémique a vite atteint ce niveau de virulence, c’est parce qu’elle recouvre des intérêts du présent. La guerre des mémoires prend le relais de la guerre tout court et, déstabilisés par la lourdeur du fardeau colonial, ses défenseurs rejettent la responsabilité sur les colonisés.
C’est le cas, ahurissant, dans ce débat où on assiste à ces étonnantes allusions à la responsabilité des Algériens dans les massacres dont ils ont fait l’objet en mai 1945 ! On savait le révisionnisme capable de tout, de nier les souffrances des peuples, mais on ne pensait pas qu’il puisse aller jusque-là. En l’occurrence, jusqu’à brouiller l’une des séquences les plus tragiquement limpides de la colonisation française en Algérie.
Que s’est-il donc passé en mai 1945 en Algérie ?
Imaginons un habitant de Sétif enrôlé dans les tirailleurs algériens pour libérer la France de l’occupation nazie dont s’était accommodée une bonne partie de la population de l’Hexagone. Notre «indigène», âgé de vingt ans, s’est éreinté sur tous les champs de bataille, recollant les morceaux de l’honneur de la France mis à mal par la défaite de 1940, le régime de Vichy et l’affaissement patriotique et national qui faisaient passer la résistance pour une marginalité. Après avoir risqué sa vie en arrachant la première victoire de l’armée française depuis 1940 sur les contreforts de Monte Cassino, être remonté jusqu’en Allemagne en affrontant une Wehrmacht sur les dents, être entré dans Berlin en soldat français, il revient au bercail à Sétif pour apprendre que sa famille avait été totalement anéantie parce que des Algériens avaient osé réclamer pour eux-mêmes cette libération qu’ils avaient obtenue pour la France, les armes à la main. Et voilà notre vétéran de la liberté tué à son tour par des Européens d’Algérie, non exempts de vichysme, pour avoir, lui aussi, exigé la liberté qui l’aurait soustrait au statut d’infra-citoyen français dans lequel l’écrasait la colonisation. C’est ainsi que cela s’est passé dans l’Est algérien où ce tragique 8 Mai 1945 reste gravé comme le symbole d’un massacre d’aspirants à la liberté par un colonat plutôt enclin, encore quelques mois avant, à s’adapter à la collaboration avec l’Allemagne nazie. Tel est le cadre historique des massacres de Mai 1945. On ne peut soustraire l’événement de ce contexte d’oppression coloniale qui l’a rendu possible. Pour le reste, s’agissant des faits eux-mêmes qui semblent poser problème au néo-révisionnisme de la bien-pensance nostalgique de l’Algérie française, tous les témoignages concourent à démontrer que les manifestants n’étaient pas armés, sur consigne des partis nationalistes qui voulaient organiser des manifestations pacifiques. Que ce soit à Sétif, à Guelma, à Kherrata ou ailleurs, ce sont, quoi qu’on puisse opposer à la vérité, les Algériens qui ont été tués dans des proportions inouïes. D’ailleurs, en dépit de toutes les souffrances subies depuis, que ce soit la guerre de Libération nationale, ou bien les affrontements interalgériens postindépendance, jamais aucune violence n’a occasionné un traumatisme de cette magnitude. Par l’ampleur de la répression et la hargne avec laquelle les civils européens qui venaient d’être libérés, notamment par les soldats indigènes, ces massacres, comme ceux de Madagascar en 1948, portent malheureusement la marque indélébile de la colonisation française. Les forces de l’armée, de la police et d’une grande partie de la population européenne se sont employées avec acharnement à une chasse à l’Arabe sur sa propre terre, simplement parce qu’il demandait la justice et la liberté dont il venait de faire bénéficier la France. Cette sauvagerie a été coûteuse en vies humaines, mais elle a incliné définitivement le mouvement indépendantiste algérien vers une radicalité qui conduira, neuf ans plus tard, au déclenchement de la guerre d’Indépendance, le 1er novembre 1954. Le chemin révisionniste est long et ne connaît pas de destination finale. Après les «bienfaits de la colonisation» qui, au demeurant, sont réels mais pour la colonisation elle-même, voilà qu’on pousse l’impudence jusqu’à dépouiller les colonisés de leur martyre et de leur combat pour satisfaire la nostalgie de la grandeur impériale de la France. Face à elle, les colonisés à qui on avait confisqué leur liberté, n’ont même plus droit à leur mémoire, à leur sacrifice, à leur dignité de combattants pour leur libération. Comme le révisionnisme ne connaît pas de pudeur, jusqu’où ira-t- il? Ira-t-il jusqu’à profaner la mémoire sacrificielle de ceux qui sont tombés victimes de l’hystérie coloniale parce qu’ils demandaient pour eux la liberté qu’ils avaient arrachée pour leurs oppresseurs ?
Par Arezki Metref
arezkimetref@free.fr
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/05/23/article.php?sid=100510&cid=8
23 mai 2010
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