Le 25 août 2009, nous avions publié un article dans le quotidien El Watan, intitulé « Révolution algérienne. L’été de tous les dangers ». Cet article soulevait la question de l’éviction (ou coup d’Etat, selon le professeur Ali Mebroukine) de Ferhat Abbas de la présidence du GPRA au profit de Benyoucef Benkhedda le 27 août 1961.
Nous avions posé la question de savoir en quoi écarter l’illustre Ferhat Abbas de la présidence du GPRA à sept mois de l’indépendance de l’Algérie apportait de positif à la Révolution algérienne dès lors que cette dernière était à la fin de son noble combat, et d’autant plus que Ferhat Abbas y avait grandement contribué ? Ce qui nous avait davantage interpellés, c’est non seulement la destitution en elle-même, tout en sachant que c’est cela l’essentiel, mais le moment choisi et le choix de l’homme, Benyoucef Benkhedda, somme toute un inconnu pour le peuple algérien, même s’il avait donné beaucoup de lui-même à la cause nationale. Raison pour laquelle, ne serait-ce qu’à ce niveau, la question méritait d’être posée. Si la Révolution algérienne garde des secrets insondables, et l’affaire Amirouche qui défie la chronique en ce moment en Algérie, en est un exemple, celle concernant la destitution de Ferhat Abbas de la présidence du GPRA en 1961 en est une autre et non des moindres, car aucun élément de réponse n’a été apporté à ce jour.
Ce qui nous intéresse plus précisément aujourd’hui à travers cette réflexion, ce n’est pas tant cette destitution, mais davantage cette sempiternelle question concernant le ralliement de Ferhat Abbas lors de la crise de l’été 1962 qui frappa le mouvement national, à ce qu’on appelle communément « le clan de Tlemcen » (Ben Bella, Boumediène, Ahmed Boumendjel, les Oulémas, colonel Chaâbani, entres autres) au détriment du GPRA bis de Benkhedda installé à Alger dès l’aube de l’indépendance et que le dit « clan de Tlemcen » considérait comme illégitime (nous verrons plus loin pourquoi). Ce ralliement que les détracteurs de Ferhat Abbas considèrent comme une « faute » de la part d’un homme politique démocrate, car ceux qu’il avait soutenus, en l’occurrence Ahmed Ben Bella et Houari Boumediène, sont ceux-là mêmes qui avaient trahi la charte du 1er Novembre en instaurant le parti unique et par la suite la dictature. D’autres détracteurs de l’homme voient en ce ralliement une course au pouvoir, Ferhat Abbas en se ralliant au « clan de Tlemen » espérait, selon eux, être choisi président de l’Algérie indépendante. Et d’autres, enfin, ne voient en ce ralliement qu’un simple « règlement de compte » contre celui qui l’avait remplacé à la tête du GPRA.
Mais si nous sommes revenus sur cette destitution, c’est que nous nous sommes demandé si cette dernière et la « débâcle » de l’été 1962, ne trouveraient-elles pas leur origine à la même source, l’assassinat en 1957 du martyr Abane Ramdane. Autrement dit, ceux qui ont privé la Révolution algérienne de sa force de frappe, Abane Ramdane, ne seraient-ils pas ceux-là mêmes qui ont privé l’Algérie indépendante de sa tête pensante, Ferhat Abbas, et ne seraient-ils pas ceux-là mêmes qui auraient provoqué la débâcle de l’été 1962, plongeant l’Algérie dans le KO, avec des clans qui s’affrontent pour le pouvoir, et des colonels dissidents, les routes et villages jonchés de corps d’innocents. En d’autres termes, savoir qui a donné l’ordre d’assassiner Abane Ramdane, qui a décidé de remplacer Ferhat Abbas par Benyoucef Benkhedda, et qui a conseillé au GPRA bis de s’emparer du pouvoir en 1962, alors que ce GPRA était mort et enterré à la session du CNRA à Tripoli en mai-juin 1962, c’est savoir qui serait à l’origine de la terrible fracture au sein du mouvement national en trois fronts, chacun tirant (avec celui de Kabylie) la couverture vers lui, oubliant le serment de Novembre.
Ferhat Abbas avait-il raison de choisir un camp au détriment d’un autre ?
Ferhat Abbas, fin politicien, tacticien redouté par l’adversaire, qui a traversé un siècle entier en se confrontant aux hommes politiques les plus doués de la république française qui ont traversé successivement ce même siècle. Lui qui a eu à discuter, à débattre, à négocier, à rédiger manifeste, rapports et documents politiques en tous genres, à diriger un grand parti (l’UDMA), lui le diplomate qui a sillonné le monde et qui s’est assis à la table des plus grands de ce même monde pour les faire adhérer à la cause du peuple algérien, pouvait-il, l’été 1962, avoir agi dans le contresens de l’histoire ?
Si d’une manière générale, la politique est synonyme de magouilles, il est connu que Ferhat Abbas n’a jamais couru pour le pouvoir, ni pour aucun clan, mais uniquement pour le bien-être de son peuple. Et c’est justement cette question hautement importante qui a été la préoccupation de toute sa vie et l’emblème de son combat politique de 1920 à 1962. Et l’homme aguerri à la question politique sur laquelle personne ne pouvait lui donner de leçon, même si on gagnerait toujours à apprendre du plus petit que soi. En d’autres termes, en choisissant de se ranger auprès du « clan de Tlemcen », Ferhat Abbas savait ce qu’il faisait. Il est clair que pour ceux qui avaient donné l’ordre au GPRA bis, illégitime, d’entrer à Alger aux premières heures de l’été 62 et accaparer le pouvoir, pour ceux-là Ferhat Abbas, démis de ses fonctions de président du GPRA, ne représentait plus rien du tout. D’autant plus que l’on pensait avoir « abattu » définitivement l’homme en colportant des propos mensongers sur la nation algérienne en les lui attribuant, et que l’Algérie algérienne va mettre sur la braise. Mais même diffamé, Ferhat Abbas pesait lourd sur la balance par le vote du cœur de la population algérienne de l’est à l’ouest, et du nord au sud, avec la capitale Alger en symbiose qui n’a jamais été dupe et qui scandait son nom sur le passage du cortège du GPRA bis rentrant à Alger. Ce qui n’a pas échappé à Houari Boumediène devenu en peu de temps l’homme des grandes décisions à la place où aurait dû être le regretté Abane Ramdane si des mains assassines ne lui avaient pas ôté la vie. C’est ce même Boumediène qui demandera à Ferhat Abbas de rejoindre « le clan de Tlemcen » pour faire barrage au GPRA bis illégitime qui venait de lancer l’appel aux djounoud, signé Benyoucef Benkhedda, de ne plus obéir à leurs supérieurs. Ferhat Abbas expliquera lui-même dans L’indépendance confisquée que c’est pour éviter la congolisation du pays et uniquement pour cette seule raison qu’il s’était rallié au « clan de Tlemcen », et c’est bien du clan d’Alger qu’est venu l’appel au meurtre, car ordonner aux djounoud de ne plus obéir à leurs colonels, cela s’appelle une insurrection.
Pourquoi le GPRA bis était-il considéré comme illégitime ?
1 – Si l’on revient en arrière, l’on constate que lors de la session du CNRA à Tripoli, Benkhedda (président du GPRA bis) et Ben Bella (vice-président) s’affrontent gravement, au point qu’ils en viennent à l’insulte grossière. Les alliés de l’un et ceux de l’autre en viennent aux mains.
2 – Le vote pour nommer les membres du bureau politique, qui devait veiller aux premiers pas de l’Algérie indépendante, est défavorable aux « trois B » (Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobal, ministres du GPRA bis) soupçonnés d’avoir trempé dans l’assassinat de Abane Ramdane. Ce qui veut autrement dire que ce vote défavorisait le GPRA bis dont les 3B étaient les membres. Et donc défavorable à Benyoucef Benkhedda.
3 – Face à la défaite, Benkhedda claque la porte de la session du CNRA et se rend à Tunis accompagné de ses alliés.
4 – Krim Belkacem, désavoué, sera pourtant le premier à rentrer à Alger et sera la personne-clé aux pourparlers de Rocher noir (aujourd’hui Boumerdès).
5 – Ben Bella se rend au Caire et rejoint par la suite le territoire marocain où se trouvaient déjà Boumediène, les Oulémas, Ahmed Boumendjel, colonel Chaâbani… Enfin tous ceux et fort nombreux qui considéraient le GPRA bis mort et enterré à Tripoli, et donc illégitime à gouverner du point de vue du droit.
6 – Un troisième front dissident s’ouvre en Kabylie et à sa tête Aït Ahmed et Mohamed Boudiaf, membres pourtant du GPRA bis.
7 – Ferhat Abbas, qui se trouvait à Tunis, rentre à Sétif où il est accueilli par une foule en liesse. Le repos enfin mérité pour celui qui, âgé alors de 63 ans, a tant donné sans jamais chercher à prendre. Mais l’Algérie, mille fois meurtrie, l’appelle de nouveau, et malgré son âge avancé, il n’aura pas le temps de se reposer et répond à l’appel de la patrie en danger, afin de lui éviter la congolisation.
Les Algériens qui s’apprêtaient à fêter l’indépendance de leur pays, le 5 juillet 1962, dans la liesse populaire, étaient loin de soupçonner ce qui se tramait dans les coulisses. Comment pouvaient-ils le savoir, et en auraient-ils compris le sens ? Qu’on le leur ait expliqué, ils auraient détourné le regard, tant ils ne pouvaient imaginer, ni accepter, que ces grands hommes, leurs héros, objet de leur fierté pourraient se déchirer pour le pouvoir. Mais une chose était sûre, et dans Alger certainement, la foule attendait l’arrivée de Ferhat Abbas, son président, et scandait des slogans à sa gloire. Et cette foule savait-elle que Ferhat Abbas n’était plus président du GPRA ? On remplaça un pharmacien par un autre pharmacien pensant duper un peuple à 94% analphabète, et meurtri dans sa chair par près de huit années de guerre. Mais un peuple n’est jamais dupe quel que soit son degré d’instruction, il sait toµjours qui le grandit et qui le méprise. En cela, le peuple algérien avait toujours compris qu’entre Ferhat Abbas et lui, l’affaire plus que politique était avant tout une affaire de cœur. Raison pour laquelle l’homme a choisi « le clan de Tlemcen » pour éviter à son peuple la politique du pire. Mais s’il était un fin politicien et un homme de cœur, il n’était néanmoins pas devin. L’indépendance confisquée a surpris tout un chacun.
L’auteur est : Docteur en communication
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23 mai 2010
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