On peut soupçonner Faroudja Amazit d’avoir eu très tôt envie d’écrire, non pas pour faire «écrivain» mais parce qu’elle avait une histoire à raconter. Elle le fait dans Les larmes invisibles avec la sobriété, la simplicité, le dénuement même, d’une conteuse minimaliste. Elle ne nous dit que l’essentiel et cela suffit à provoquer une émotion et une même affection à l’égard de la petite fille – son héroïne, l’auteure – dont personne jamais ne voit les larmes.
L’essentiel, donc ! Faroudja Amazit travailla chez Dior, la maison de luxe bien connue. C’est comme une revanche contre cette fatalité qui a arraché son père à Ifigha, le village kabyle ancestral, pour le jeter à Neuilly-sur-Seine, où, pour compléter ses malingres fins de mois, il vendait des légumes sur les marchés. Dans cette famille nombreuse déclassée par l’immigration, tassée dans un habitat pratiquement insalubre, la petite fille souffre doublement. D’abord de la condition sociale des siens. Ensuite de cette douleur intime et fatale de la singularité de son mal : l’énurésie, connue sous le nom vulgaire de «faire pipi au lit». L’incontinence la contraint à semer partout ses traces maladives, ce qui l’expose à la marginalisation et des représailles. La petite fille terrorisée, encerclée d’hostilité, ne comprend pas pourquoi on la frappe plutôt que de la soigner. Rejetée de tous, hormis de son père, elle finit par reporter sur lui toute son affection. Douleur, humiliations, rejet… rien ne lui sera épargné jusqu’à cette sorte de «déportation», une mise en pension à 300 kilomètres de chez elle où pendant toute une année scolaire aucun membre de sa famille ne viendra lui rendre visite ou même simplement s’enquérir de ses nouvelles. C’est cette histoire de petite fille marquée, stigmatisée même, par la sanction d’une infirmité que nous conte Faroudja Amazit. Episodes dramatiques mais aussi déclaration d’amour à l’égard d’un père qui, dans les conditions de l’époque (illettrisme, misère, oppression, racisme), est néanmoins parvenu à offrir à ses enfants une éducation. Et c’est la prouesse du père et la dette de la fille : s’il a élevé ses enfants dans le respect des traditions kabyles, il les a également préparés à se laisser façonner par les valeurs de la société française. L’auteure est, par conséquent, l’une des rares enfants de la seconde ou troisième génération de l’immigration à affirmer concilier comme des richesses complémentaires ses racines et les valeurs de la société d’accueil. Un autre personnage omniprésent dans ce livre mais par son silence, celui de la mère ! Enfant, l’auteur la redoutait car son mutisme était lourd de reproches. Dans un débat floué par le reflux des religions, il n’est pas inutile de lire des histoires comme celle de Faroudja Amazit qui nous démontre sans le vouloir que les chocs déstabilisant les individus ne sont pas nécessairement ceux qui opposent les cultures ou les religions. Ils sont aussi à l’intérieur des familles. Voire des individus.
Bachir Agour
Faroudja Amazit,
Les larmes invisibles, d’Alger
à Neuilly, Éditions Le Manuscrit
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/05/18/article.php?sid=100284&cid=31
18 mai 2010
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