C’en est devenu une histoire féroce que personne ne regarde pendant qu’elle regarde tout le monde, qui ne veut pas finir et qui mange les morts en vomissant les vivants. Chaque matin, quand elle se lève, se lèvent avec elle les mêmes figurants : Saïd qui veut savoir qui a tué Amirouche pendant que Ali cligne des yeux en essayant de régler l’image sur sa propre personne.
Que dit Bencherif ? Rien. «Je n’ai rien fait». C’est alors que, brusquement, tout à coup, sous le parrainage du soudain, surgit Lotfi. Qui a tué Lotfi ? Pas Aussaresses. Aussaresses a tué Larbi qui n’a pas tué Amirouche bien qu’il soit de l’Ouest et l’autre de la Kabylie. Lotfi était un colonel qui préfère, même aujourd’hui, garder le silence en mordant une étoile au cou. Deux heures plus tard, pendant que tout le monde commençait à bailler la bouche fermée – politesse -, Benachenhou ouvrit un journal pour relire ses articles. Un passant non tlemcénien s’interrogea : «Comment peut-on passer de la défense du libéralisme à la défense des martyrs ?». Personne ne lui répondit, sauf le neveu de Abane qui expliqua que Abane a tout vu dans le futur, sauf la strangulation. Abadou murmura, pendant qu’il palpait une canne trouvée à Sidi Fredj, que la mémoire collective peut être un cageot de pomme de terre mais pas un cinéma. «Qui veut manger du martyr ?», lança une boîte de pub iconoclaste spécialisée dans des produits de rajeunissement en poudre. Le lendemain, dans une page d’opinion, un faiseur d’opinion individuelle fit une découverte éventuellement phénoménale : le but est de se partager la dernière chose encore vivante dans ce pays : les martyrs. Chaque région veut les siens à elle seule. Chaque groupe veut ramasser ses ossements, ses morts, ses balles et renvoyer les postes TSF douteux et remonter vers avant 1954. «Ainsi, l’histoire peut prendre un autre chemin : au lieu de marcher vers ses enfants, elle marchera vers ses ancêtres», explique la bande-annonce de cette superproduction algérienne tournée avec un sosie plus prudent, mieux payé, moins critiqué, moins utilisé, plus respecté dans son repos et mieux conseillé durant ses heures diurnes, un sosie de Amirouche. Réagissant au sosie du sosie de Amirouche, alias Saïd, un autre studio régional veut lancer les «aventures de Lofti et de Larbi Ben M’hidi», pendant que le Sud réfléchit sur le moyen de meubler l’épopée faible et discutée de Abdelkader le Mali en se demandant si le Mali va demander de l’argent pour faire semblant d’avoir abrité Lawrence d’Arabie. Donc, et pour reprendre l’histoire qui veut tout reprendre, chaque région veut ses morts pour mieux servir ses vivants, chaque ancien combattant gradé veut avoir son quota de martyrs légalisés en cas d’obligation biométrique, chaque ancien combattant veut son chewing-gum.
Que fait Abdelkader pendant ce temps-là ? Il s’amuse sûrement. D’abord, de voir les vivants qui ne l’ont pas soutenu s’écraser devant lui, ensuite de les voir se voler leurs morts, s’accuser de meurtre et se lancer des insultes. On n’a plus de sénat, ni d’APN, ni de gouvernement, et aujourd’hui, même pas de cimetières où les morts se reposent en paix. Tout le monde se mange pendant qu’un seul homme se lave les mains. Un jour, on va remonter à Barberousse pour savoir qui lui a offert la première femme algérienne, et interroger Okba Ibn Nafi sur les premières tribus qui l’ont aidé à coloniser ce pays si facilement. Et c’est tant mieux. Cette histoire va ainsi mourir de honte, un jour, puisqu’elle n’est pas morte par balle.
18 mai 2010
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