Les choix économiques qu’il propose traduiront la politique économique ainsi :
Dans le domaine prioritaire de l’agriculture :
- développer les superficies agricoles en gagnant de nouvelles terres ;
- développer l’irrigation au nord et dans les Hauts-Plateaux dans des périmètres qu’il identifie ;
– mécaniser et moderniser le travail agricole par l’appel à de nouvelles techniques pour les zones agricoles à fort potentiel ;
- promouvoir une rénovation rurale d’envergure dans les zones éparses ;
pour cela remembrer quand cela est possible et surtout mettre en œuvre une réforme agraire juste et équitable ;
- assurer dans tous les cas l’équilibre entre les besoins et la production pour aboutir à l’autosuffisance et donner ainsi vie au concept de développement durable ;
- encourager le développement de l’élevage ;
- initier un vaste programme de reforestation ;
Dans le domaine de l’industrie :
- exploiter, dans le même temps, toutes les potentialités du sous-sol pour promouvoir et consolider une industrie d’avant-garde ;
- enfin trouver la bonne harmonie entre les secteurs public, coopératif et privé.
Il n’omet pas non plus, dans son argumentaire, de s’attaquer, de front, aux problèmes sociaux pour atténuer puis résorber, dans une période qu’il projette entre cinq et dix ans, tous les déficits en matière d’éducation, de santé, de couverture sociale, de logement, enfin de l’emploi et de la formation qu’il considère comme les pièces maîtresses de l’amélioration rapide du niveau de vie.
Le financement de l’investissement, Lotfi le voit par le biais des fonds publics, du produit de l’exportation des surplus de la production agricole et minière (minerai de fer et phosphates notamment), de l’épargne de solidarité et du recours au crédit bancaire qu’il suggère ingénument ou généreusement au taux zéro.
D’autre part, et en ce qui concerne les résultats à moyen terme, Lotfi escompte que la production agricole augmentera de 75% en cinq ans et 150% en 10 ans (50 millions de quintaux de céréales).
La production industrielle quadruplera en cinq ans et décuplera en 10 ans. L’emploi et le niveau de vie doubleront en cinq ans. Il en est de même pour l’instruction, le logement, la santé qui connaîtront un bond significatif dès les premières années.
Je m’arrête, un instant ici, pour parler des autres sujets qu’il aborde avec un sens élevé de l’anticipation : la place de cette économie algérienne dans le contexte international et régional et le système institutionnel. Lotfi affiche, sans ambages, sa réserve totale au sujet des unions économiques. Il y voit un moyen sournois des ex-puissances coloniales de reprendre pied dans les pays libérés pour continuer à les exploiter et à les dominer.
S’il lui paraît indispensable de rechercher des synergies dans le domaine économique, il se déclare, à ce sujet, très favorable à la construction du Maghreb économique :
«Sur le plan économique la simple coopération ne suffirait pas. Des liens économiques plus étroits devraient permettre au peuple maghrébin tout entier de retrouver, en même temps que sa dignité, une réelle prospérité». Voilà succinctement présentés les axes porteurs de son programme au niveau de cet ouvrage. Mais il est nécessaire de dire que tout au long de son exposé, tant au niveau du constat que du contenu des propositions ou de la démarche, Lotfi laisse transparaître une pensée politique, je dirai même une doctrine politique, dans le sens où les propositions économiques, les démarches pratiques, les choix stratégiques sont tous sous-tendus par un corps de doctrine politique. Lotfi rappelle sa certitude que l’issue du combat libérateur ne fait aucun doute et insiste, pour cela, sur la nécessité de réfléchir sur la meilleure manière d’aborder les différentes phases proposées pour la reconstruction du pays en gardant constamment à l’esprit la nature et la finalité politique assignées, dès le départ, à ce combat.
Il recommande en particulier de :
• Veiller à affranchir le peuple de toute domination future fût-elle politique, administrative ou économique.
• Scruter le passé pour déceler et mettre en évidence les spécificités et les particularités spirituelles, identitaires et sociales qui sont les marques indélébiles de notre pays et de notre peuple, pour construire son avenir.
• Faire confiance à l’expérience et la foi acquises dans le combat par le peuple dans cette phase de reconstruction envisagée.
Il écrit :
« Le peuple algérien est arrivé à un tournant de son histoire. Une ère nouvelle s’ouvre à lui. Il saura l’aborder avec foi et esprit d’initiative.»
• Eviter que cette construction ne soit le fruit de la précipitation et de l’improvisation, ni qu’elle soit confiée au parti de la médiocrité qui mène fatalement à l’aventurisme. Pour cela, il compte sur une élite jeune, formée, capable de prendre en mains les destinées du pays comme il l’écrira dans sa lettre d’adieu au colonel Ali Kafi le 14 mars 1960 :
« … Ma recommandation essentielle, en cet instant, est que tu œuvres grandement à encourager et faire émerger les meilleurs cadres qui seront appelés à prendre en charge les responsabilités que requiert le devenir de notre révolution et éviter que notre pays ne soit dirigé par des incapables ou des bornés.»
Pour pallier les contraintes exprimées dans ces préalables, il compte sur le principe du consensus national en faisant jouer la légalité institutionnelle. Lotfi tire ici partie de sa connaissance du foisonnement d’idées contradictoires et d’ambitions démesurées observé chez ses pairs du Conseil national de la Révolution (CNRA) qu’il côtoie depuis une année environ. Il affirme haut et fort que personne ne doit s’autoriser à dicter au peuple sa conduite dans le domaine des décisions capitales à venir et encore moins sur le projet de société. «Le caractère démocratique de l’Algérie que nous voulons construire nous interdit par avance tout choix arrêté. Seul le peuple algérien libre et souverain sera à même demain de choisir la voie dans laquelle il veut s’engager.»
Lotfi pense également que la démocratie et la justice doivent se compléter par la promotion des valeurs spirituelles et morales, le respect des engagements, la fidélité aux valeurs d’authenticité originelles telles que l’amour de la patrie, de même qu’un attachement aux valeurs universelles inhérentes à la condition humaine, la dignité, la liberté, l’équité sociale et la solidarité, toutes «valeurs qui ont forgé l’âme et l’identité du peuple et de la nation au cours de sa longue histoire».
Ma conclusion est que les idées, les réflexions, les motivations, les rappels, les recommandations que la lecture du document livre au fur et à mesure que sont développées, de manière courageuse, rationnelle, généreuse, les nombreuses questions traitées, la problématique et la démarche suivie pour articuler l’ensemble du contenu et lier, de façon dialectique, le grand dessein qu’il espère pour le pays au sens et aux valeurs du combats mené par le peuple, tout cela, à mes yeux, ne peut être que le fruit d’un effort que seul un esprit apte à concilier, dans le même temps, les exigences de la pensée et de l’action, peut réaliser.
(Suite et fin)
D. O.-K.
13-05-2010
13 mai 2010
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