Les magistrats italiens ne surprennent pas seulement par leur courage à sévir contre le crime organisé et la corruption des politiques, pour ne citer que ces exemples, mais aussi par leur «créativité ». Récemment, ils ont eu à traiter des faits criminels impliquant un Algérien et à accorder à sa nationalité un pouvoir atténuant tenant non plus à la puissance de son État d’origine, comme avant — jusqu’à la fin des années 1970 — lorsque le passeport algérien inspirait le plus grand respect à tous les postes frontières, mais au caractère «génétique » de la violence que porte en lui l’auteur des faits incriminés.
De quoi s’agit-il ? Un soir de mars 2007, un Colombien de 32 ans en est venu aux mains avec un jeune Algérien, Abdelmalek Bayout, dans les rues d’Udine, en Italie. Le Colombien agresse l’Algérien et, outrage suprême, le traite de «pédé» (c’est dans le texte du jugement). Condamné à 9 ans et deux mois de prison pour avoir assassiné son agresseur, Abdelmalek Bayout a vu sa peine réduite d’un an après avoir consenti à se soumettre à une analyse ADN «innovante». «On a découvert chez le sujet une série de gènes qui le prédisposeraient à faire preuve d’agressivité s’il venait à être provoqué ou à être exclu socialement», résume le site Internet du quotidien Il Giorgnale. À ce stade des faits, on peut considérer que la «violence génétique » reconnue aux Algériens peut être un motif de fierté : elle les incite à faire barrage à la provocation et à l’exclusion qu’ils pourraient subir ici et ailleurs.
À bons entendeurs…
La cour d’appel de Trieste a alors consenti à une réduction de peine substantielle en invoquant une «vulnérabilité génétique» qui prédisposerait le sieur Bayout à une réaction agressive. Pour ses juges, les insultes proférées à son égard par son agresseur expliquent en partie la réaction disproportionnée de cet homme «d’origine algérienne et musulman pratiquant». La référence innovante à l’article 62 du code pénal italien, qui définit les circonstances atténuantes, tient aux motivations que donnent les juges à la réaction violente de l’accusé : une réaction «déclenchée par le déracinement causé par la nécessité de concilier le respect de la propre foi islamique intégriste avec le mode de vie occidental». Mais, surtout, elle a été exacerbée par des éléments de son patrimoine génétique «qui, selon de nombreuses recherches internationales, augmentent de manière significative le risque de développer un comportement agressif impulsif», écrit, le juge Pier Valerio Reinotti dans ses conclusions. La cour a ainsi considéré qu’Abdelmalek Bayout présentait une prédisposition, à la fois sociale mais également génétique, au meurtre. Le fait est inédit en ce qu’il introduit le patrimoine génétique «algéromusulman » comme circonstance atténuante. Le fondement scientifique invoqué pour l’atténuation de peine n’est autre qu’une étude britannique (*) qui est loin de faire l’unanimité. Généralement, le facteur génétique comme potentiel criminogène fait rire les scientifiques qui le considèrent comme un «non-sens». Ils ne sont pas surpris par l’argumentaire des juges italiens de Trieste, dans une Italie du nord gouvernée par le parti «raciste et scissionniste» de la Ligue du Nord. Il faut dire qu’on ne fait rien pour démentir ce genre d’allégations ou de jugements. Bien au contraire. Nous cultivons une fâcheuse propension à faire de la violence une composante de notre identité. Ainsi, par exemple, notre condamnation de la violence est systématique affublée de qualificatifs criminels divers, comme si certaines violences étaient moins condamnables que d’autres. En réalité, de même qu’on ne peut admettre qu’il y ait des drogues dures et des drogues douces, on ne doit admettre aucune forme de violence dans la société, dans la conquête ou le maintien au pouvoir, dans le couple, au travail, etc.
Quid maintenant du facteur social ?
Reprenant le concept psychanalytique de régression, Abram de Swaan (**) s’interroge dans cet essai sur les processus qui conduisent aux crimes de masse, processus d’identification, de désidentification, d’occultation. Il met par ailleurs en correspondance la dichotomie entre «disposition » en tant qu’inclination personnelle et «situation» en tant que contexte social. Un régime social est certes une «situation», mais une situation qui, tant qu’elle dure, façonne les dispositions personnelles de ses sujets, plus particulièrement des jeunes hommes. Ce raisonnement permet aussi de transcender une autre opposition, cette fois entre la notion d’un processus civilisateur généralisé d’un côté et d’un processus tout aussi décivilisant de l’autre. Chacun de ces deux phénomènes peut se produire en même temps, voire dans la même société, sous des régimes rigoureusement compartimentés de la contrainte sociale de l’autocontrainte émotionnelle. Ainsi donc, «dans certaines conditions, les êtres humains peuvent se comporter assez violemment les uns envers les autres (…) Cette capacité de violence peut en effet avoir des racines très profondes dans le cours de l’évolution. Et il en va d’ailleurs de même de la capacité à collaborer en paix et à contrôler des pulsions de violences». Étant donné le postulat général selon lequel les êtres humains (pas forcément tous, mais un grand nombre qu’ils soient algériens, arabo-musulmans ou autres) portent en eux le potentiel d’un comportement violent qui pourrait bien être inscrit dans leur code génétique, l’auteur recense cinq conditions dans lesquelles ils pourraient effectivement agir violemment :
1) quand ils croient que leur action est justifiée ;
2) quand leurs pairs et leurs supérieurs les soutiennent dans cette croyance ;
3) quand ils courent moins de risque à agir violemment qu’à s’en abstenir ;
4) quand ils pensent qu’ils ne seront pas punis pour ces actes ;
5) quand ils s’attendent à en retirer un butin, du sexe ou de l’honneur.
Qu’elle ait pour fondement le sol ou le sang, la nation ou d’autres sources d’identification, il a été mis de longs siècles pour que les premières constructions pacifiques voient le jour : «Il est clair qu’au cours des siècles, la pacification interne apparue avec le processus européen de formation des États a ouvert de longues périodes de paix qui ont permis aux peuples d’interagir de façon non violente, mais elle a aussi contribué à imposer toujours plus de contrôle sur leurs propres pulsions de violences. En réalité, durant sept siècles, le taux de crimes de sang a régulièrement diminué en Europe de l’Ouest. Les querelles meurtrières, les rituels cruels et les concours sanglants ont graduellement disparu du quotidien. À partir du XIXe siècle, la plupart des Européens, y compris les hommes, et même les jeunes hommes, ne se battaient que rarement et se blessaient ou se tuaient entre eux qu’exceptionnellement. La cruauté et la violence sont devenues de plus en plus exécrables aux yeux de la majorité des citoyens, et probablement davantage dans les échelons élevés de la société.»
Du XIIIe au XXIe siècle, la violence physique et la brutalité des rapports humains suivent une trajectoire déclinante dans toute l’Europe de l’Ouest, avec un «adoucissement des mœurs qui a ouvert la voie à des modes d’interaction et d’expression plus subtiles, plus flexibles et plus prévenants, capables de prendre un plus grand nombre de personnes en compte (y compris les domestiques et les pauvres), plus soucieux du futur, et parvenant à gérer avec une plus grande précision le temps, l’argent, les biens, et le corps de chacun ».
En réalité, c’est davantage dans la gestion et l’occultation de la violence, et non plus dans sa disparition, que peut être inscrit le mérite des États qui avaient réussi à pacifier leur propre société : «Plus tard, les cas de violence de masse sont restés tout aussi dissimulés au reste de la société.
Cette compartimentation opère dans tous les sens du terme : le groupe ciblé a été nettement différencié du reste de la population, les tueries ont été commises dans des lieux reculés par des spécialistes recrutés à cet effet, l’information a été contrôlée de très près, les évènements, même quand ils deviennent connus – et il y en a toujours quelque chose qui transparaît – ont été réprimés au sens aussi bien social que personnel. La censure s’assurait que la population n’entende pas les informations et les gens eux-mêmes cherchaient à ne pas savoir ce qu’ils ne pouvaient néanmoins s’empêcher de savoir. Cette situation a permis à une grande majorité des citoyens de continuer à s’occuper de leurs affaires quotidiennes, comme si rien n’était arrivé. En même temps, l’État recrutait des experts de la violence et des milices organisées afin de mener l’extermination de masse dans des sociétés qui avaient été pacifiées à de très hauts degrés.»
L’Histoire est bien plus objective qu’un jugement de tribunal.
A. B.
(*) Nuffield Council on Bioethics, Génétique et comportement humain : le contexte éthique(2002).
(**) Abram De Swaan, La régression au service de l’État : Réflexions sur la violence de masse, traduction : Éléonore Beurlet, publié dans laviedesidees.fr, le 29 septembre 2009.
Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/05/04/article.php?sid=99659&cid=8
4 mai 2010
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