Quelle est la chose dont se rassasient nos villes lorsque les idées et les programmes sont en panne ? Je pense que tout le monde saura aisément trouver l’évidente réponse à cette futile devinette. Les trottoirs et les ronds-points sont devenus, par excellence, les spécialités de la maison.
Certes, un trottoir en carrelage est la cerise sur le gâteau pour l’embellissement de la ville. Néanmoins, on ne peut pas se permettre un tel faste lorsque les besoins des citadins sont ailleurs. Un trottoir en «compacto» ne doit pas être la façade qui dissimule la forêt des autres quartiers. Dans la commune où l’on ambitionne, matins et soirs, que « trottoirs», dont la durée de vie est censée être au delà d’un siècle voire deux, parfois une éternité comme c’est le cas de nombreux sites historiques à travers le monde où ils sont jusqu’à aujourd’hui dans un état quasi intact.
LA POLITIQUE «trottoiresque» sans fin
Ici, ils ne survivent que le temps d’un mandat municipal. Un trottoir est facile à faire, on peut le réaliser même au clair de la lune et en un temps record. L’essentiel c’est de le faire plus vite pourvu que l’on satisfasse les autorités locales à la veille d’une visite de la hiérarchie. Peu importe la dose du béton. Et puis il va être refait dans le prochain mandat, alors pourquoi s’en soucier ? Il faut bien laisser de quoi ramasser aux prochains preneurs qui se bousculeront devant le portillon. Ce sera une interminable chaîne où chaque courtisan attendra son tour selon ses entrées et son carnet d’adresses. C’est le «tournez manège», Un petit tour et on s’en va, semble être le remake qui se renouvelle depuis des lustres. Cette sensationnelle idée «trottoiresque» a encore de très longues décennies devant elle. «Circulez, y a rien à voir !»
C’est comme la loterie
Les trottoirs constituent donc un enjeu capital au sien de la ville. Au point où ils peuvent vous rendre riche en un laps de temps très court, par le simple coup d’une baguette magique. Le fameux trottoir sera votre capital vie, votre rampe de lancement vers les cimes les plus invraisemblables. Lorsqu’on évoque le marché, semble-il, juteux des trottoirs dans la ville, on pense automatiquement à tous les fantasmes. Ah si je pouvais décrocher un marché de trottoirs, soupire le rêveur en pleines illusions. Je serais sauvé. Je sauterais de joie. Je serais l’homme le plus prospère et le plus envié de la cité. Ce sera la chance de ma vie. C’est comme dans une loterie.
Un trottoir, c’est presque invisible et transparent puisque caché sous vos pieds. Il paraît insignifiant mais il peut rapporter gros.
Il ne nécessite pas un important appel d’offre dans un quotidien national. Il se file le plus souvent à l’amiable en toute opacité et en toute discrétion. C’est la règle qui fait sa réussite indéfectible.
Le club MED
Lorsqu’on parle de trottoirs, dans l’inconscient c’est tout juste quelques mètres pour aider une petite entreprise privilégiée, l’heureuse élue, à pénétrer dans le cercle fermé du monde des affaires, un genre de club MED, un monde de merveilles et des mille et une nuits.
Cette démesure dépasse l’imaginaire lorsque la longueur du trottoir pour une petite ville, atteint les deux ou trois kilomètres. Avec des allers et retours, la mise est doublée de fait. Rajoutons à cela sa largeur qui peut atteindre les 5 ou 6 mètres lorsqu’il est situé sur un grand boulevard. Le petit contrat de départ dépasse l’imagination du petit bambin qui vient de tirer le gros lot ! Il aura aux alentours de 30000 à 40000 mètres carrés de surface à bétonner sans le bonus du granitos. De quoi assurer des dalles de 300 à 400 appartements de grand standing. Si l’on y adjoint le carrelage, le chiffre arrondi donne déjà le tournis. Faites vos comptes sans oublier la flambée du prix du sac de ciment. Et puis les anciens trottoirs n’étaient pas aussi mal que ça ! Ils ne devraient pas être une des priorités du programme de la ville. Il fallait juste leur apporter un léger lifting. C’est un luxe pour une ville européenne de carreler ses trottoirs. Ils sont soit de couleur gris ou noir. Ils sont faits pour la plupart en bitume. Lorsqu’il y a réparation, ils sont refaits pratiquement dans la même journée. C’est simple et c’est rapidement réparable.
Vous pouvez vous rendre compte si avez eu l’occasion de visiter un de ces pays. Allez-y sur Google Earth en cliquant sur StreetView sur un quartier de Paris ou de Madrid, vous le constaterez de très près. Qui est-ce qui peut garantir chez nous que l’on remettra les mêmes couleurs si jamais il y aurait des travaux ? Un ami résident dans la ville de Montréal dans le Québec au Canada, m’a affirmé récemment que les trottoirs de cette ville sont faits uniquement en béton. Rappelons que Montréal est une des villes les plus modernes au monde et qui a, en 1976, organisé les Olympiades d’été.
La qualité, son dernier souci
Le maître d’œuvre ne se présente jamais en tenue de travail parmi ses ouvriers saisonniers mais avec ses oreilles collées à son téléphone portable IPhone nouveau modèle, portant costume et cravate qu’il ne quittera jamais plus. Quand on pense au pauvre enseignant qui se balade en jean et baskets sans marques usés par le temps et taché de craie devant ses étudiants à longueur d’année. L’image est contradictoire et le cliché y est terrible. Pour faire « classe » et taper dans les yeux, les portes de son véhicule du jour sont toutes voiles dehors. Il est muni de lunettes noires pour faire patron dernière génération. « Chabâa jdida », c’est le surnom que lui donne la plèbe. Ses ouvriers travaillent dans des conditions de sécurité déplorables à faire dresser les cheveux de plus d’un inspecteur de travail. On doute qu’ils disposent d’une quelconque couverture sociale, légalisant ainsi le travail au noir avec l’argent public. Le fisc ne fait pas partie de son registre contrairement au malheureux fonctionnaire qui est ponctionné à la source. Quand on sait que dans les pays du Nord, ne pas payer ses impôts est un déshonneur qui brise toute carrière prometteuse, cela peut être considéré comme un acte de non-citoyenneté. Il se fout de la qualité, c’est la quantité qui l’intéresse. Plus le service est rapide et bâclé, plus il empochera le gros magot majoré. Dans quelques temps, il ne sera plus là pour rendre des comptes. Il est volatil et peut se transformer en mister Hyde sans laisser aucune d’empreinte. Son bureau, c’est le café d’à côté. Son adresse est fictive. Il se reconvertit rapidement. La stabilité le rend plus détectable et il n’aime ça. Il n’est pas venu au métier par amour ou par goût mais par l’odeur de l’oseille qui l’a attirée de la même manière qu’un vautour est attiré par la chair en décomposition. Il n’est que de passage dans ce métier tel un clandestin. Il n’abandonnera rien derrière lui comme preuves, on ne le verra jamais sur les lieux du délit sitôt le chèque encaissé comme un criminel qui ne reviendra absolument pas sur les lieux de son crime. Il disparaîtra dans les champs au moment opportun. Voilà comment est-il fait notre héros de dernière série. Un remblai mal entassé et voilà notre pauvre trottoir dénivelé risquant accrocs et crocs en jambes aux passants. A la moindre chute de pluies, il se transforme en marécage. Le niveau fait visiblement défaut. Un trottoir ce n’est pas plus difficile que ça. Deux brouettes, quelques madriers, une quelconque réglette en bois, une massette, d’autres outils rudimentaires et le tour est joué. Et voilà notre bonhomme à la tête d’une entreprise tous corps d’états, spécialiste tous domaines !
Le béton est mélangé à même le sol. La recette : quelques brouettes de gravier et de sable rajoutés à un sac de ciment. Il ne peut ni être contrôlé ni homologué. Le marché passe inaperçu, entre lui et son ombre.
Les ronds-points suivent la tendance
Dans nos villes, lorsqu’il y a réparation d’une conduite d’eau, de gaz ou d’électricité, on laisse irrémédiablement un trou béant qui va rester une éternité avant d’être refait. La cause, c’est qu’on souhaite à demi-mot plus de dégradations jusqu’à déclarer le trottoir hors d’usage. La trouvaille est toute faite. Les jets d’eaux des ronds-points changent aussi de décors et de looks à chaque fois que l’argent coule à flots. Pour ceux qui ne le savent pas, les fontaines et les jets d’eau du château de Versailles n’ont pas été modifiés d’un iota depuis l’époque de Louis XVI. Ils sont juste entretenus. Chez nous, ça ne risque pas de dépasser le temps d’un mandat.
Une 4X4 à la mesure de sa NOUVELLE notoriété
Quelques mois de travaux mal foutus et par miracle, notre pseudo-entrepreneur propriétaire d’une belle demeure et d’une résidence secondaire sur la côte en plus de « chkayattes » bien bourrées. Sa désormais inséparable 4X4 est l’une des attractions de son parc roulant. Si vous vous dressez sur son chemin, il vous écrasera du regard tel un minuscule insecte sans un sou. Il ira vanter les mérites de ses protecteurs locaux sur tous les toits de la ville. Gare à celui qui lui exprimera le contraire.
Il ne se prive de rien. Il dépense sans compter la fortune intarissable qui lui est tombée du ciel sur sa tête complètement étourdie. Lorsque toi, tu te rabats sur les fèves qui rendent ces jours-ci de nombreuses familles chanceuses, lui c’est le restaurant chic à gogo et à volonté pour toute la famille. Il achète, sans compter, un mouton complet par semaine, ce qui représente pour lui l’équivalent de votre kilogramme de poulet. En faisant son marché, il s’offre 3 kilogrammes de crevettes royales lorsque vous vous contentez d’un maigre kilogramme de sardines acheté en plein été quand le soleil est au zénith. Les steaks et les entrecôtes font parties du décor de sa table bien garnie de fruits exotiques alors que pour vous, l’achat d’un demi-kilogramme de viande congelée et hachée fera pivoter votre cervelle à plus de 5 tours. Il aime dépenser sans limites et sans vergogne.
Tiens, il a complètement changé son entourage. Il côtoie maintenant de nouveaux alliés. Un second mariage avec une femme issue d’un milieu fortuné, s’impose, pour mieux assurer l’avenir. Dans ce milieu, l’alliance a son importance primordiale pour la défense de ses arrières et de ses profits.
Une «DaÂwa» pour la prospÉritÉ
Ni vu ni connu, il se perd dans la nature si jamais il y a un pépin. Il se nuancera tel un caméléon. Pour ne pas traîner de traces derrière son dos, il blanchira son acquis aussi promptement dans l’immobilier, le commerce national ou l’import et même dans l’agriculture. Il jubile en contractant des affaires « smaoui », c’est-à-dire dans les cieux, loin de la terre et des yeux de l’autorité et des impôts. L’argent n’a pas d’odeur pour lui et fait superbement son ascension.
Il pourra également bénéficier de larges crédits bancaires de l’état providence qui feront fructifier davantage sa nouvelle action dorée. Les trottoirs ne sont qu’un passage obligé lorsqu’on débute dans la construction. Une fois adulte dans ce monde qui n’est pas à la portée du premier venu, il deviendra un notable par défaut. Pour acquérir les marchés, tous les moyens, catholiques ou non, sont propices pour la conclusion d’affaires louches. Au moment opportun et selon les circonstances, il se métamorphosera en un Hadj respectable et assidu des premiers rangs. On le sollicitera pour son argent malpropre à chaque fois que le quartier est dans le besoin pour la finition de la mosquée du coin ou l’achat de tapis ou si quelqu’un est dans la nécessité cruciale. On lui fera une « daâwa » illimitée pour sa bienfaisance légendaire et de son immense charité. On n’osera point évoquer son passé, c’est son futur florissant qui intéresse le voisinage.
Durant les cérémonies, on se lèvera promptement pour le saluer : « Ahlaa ! si Flen ou si El Hadj », signe de sa somptueuse escalade dans la notabilité. Il tente d’obtenir la noblesse quel que soit le prix à payer. On saura lui trouver le bon filon pour y accéder. Ce n’est qu’une question de tarif et de fetwa. Il sera un vrai reconverti, un rescapé d’en bas.
Il sera dÉcideur dans la CITÉ
Tel qu’un parrain, il sera aussi consulté sur tout ce qui touche la cité pourtant il ne sait ni lire ni écrire mais il sait admirablement compter les liasses. Un monde à l’envers ! Il appartient désormais à une race rare, à la nomenklatura locale indétrônable. Il a droit à la vie et à la disparition de la localité. Puisque la place n’est plus aux instruits, devenus écervelés mais celle de la bedaine. Son domaine d’influence est tout ce qui est hors-la-loi, narguant la loi en vigueur. Il se croit tout permis avec sa fortune.
Les futurs regrets
Ce qui se déroule pour les trottoirs et les ronds-points au niveau local est amplifié au niveau national. La preuve, les scandales à répétition qui défraient la chronique sur tel ou tel contrat. Dans quelques années, tout le monde va regretter ces décennies de gaspillage à outrance et d’opulence à souhait. On dit que l’Algérie est un grand chantier interminable mais pas au point où l’on jette gracieusement l’argent par les fenêtres. Cela fait mal au cœur et crève le trésor public. Le pétrole est une richesse naturelle qui va se tarir. Dans 40 ans il n’y aura plus une seule goutte comme vient de l’annoncer le ministre de l’intérieur. Comment allons-nous faire pour y remédier à la situation ? On est obligé de faire travailler les méninges et réfléchir ensemble pour trouver les solutions adéquates. On doit redouter que les générations à venir soient intransigeantes en nous jugeant impitoyablement, à titre posthume, sur notre actuelle gouvernance.
Y a-t-il un quelconque BILAN ?
A-t-on vu un jour une APC ou une APW distiller aux habitants de la circonscription un quelconque bilan sur les mandats qu’elles viennent d’achever ? Connaît-on d’abord le montant de leur budget annuel alors que celui l’état est connu au centime près ? Et le montant, destiné aux trottoirs, est-il déclaré ? Est-ce que les PV des délibérations de ses assemblées sont placardés convenablement sur les tableaux d’affichage à travers la ville comme c’est le cas pour d’autres évènements ? On pourrait en principe même le discuter en associant la population à travers les radios locales dont dispose chaque ville, chef lieu de Wilaya. On constate amèrement que le citoyen n’intéresse les responsables qu’à la veille d’une échéance électorale locale. On continue de moisir dans la médiocrité et par ricochet le pays en prend un sacré coup. C’est comme dans «Quahwat Moh» ou l’on «Chrob» et «Roh» !
29 avril 2010
Contributions