A un certain moment de la vie quand son parcours sinueux, même couronné de succès, devient épuisant, la nostalgie du passé commence à habiter le cœur et l’esprit.
Après avoir reporté à maintes reprises son voyage, il prend enfin place dans son véhicule, par un matin radieux, pour un long trajet, à destination de sa ville natale.
Une cité de taille humaine, propre et coquette dans laquelle il n’est pas retourné depuis la disparition quasi-simultanée de ses parents, il y a, maintenant, presqu’un quart de siècle.
Seul au volant – lui qui se fait conduire depuis plus d’une décennie – il est heureux de reprendre son autonomie pour quelques jours et de décider de son itinéraire et du rythme de sa vie. Le temps est beau et l’autoroute le délivre un peu de la crispation de la route nationale étroite, tortueuse et très encombrée ; elle lui accorde une sérénité suffisante au partage entre la vigilance et la pérégrination dans les souvenirs d’enfance.
Il se voit déambuler dans l’unique boulevard de la cité et , en milieu de journée, emprunter la rue Issiakhem pour rejoindre le domicile familial. Cette rue est la colonne vertébrale de l’agglomération, elle partage le boulevard en deux branches de même densité urbaine et également dotées en commerces et en services publiques. Elle remonte jusqu’au carrefour de l’étoile où elle reçoit le débit humain de quatre autres rues, qui se détachent comme des rayons d’un cercle inachevé.
A droite, la rue de la promenade, bordée d’arbres, descend de la Butte de Sidi Abdelkader, le point culminant de la ville. A gauche, un peu décalée, la rue du dispensaire fait une boucle pour passer devant le centre de santé dont elle porte le nom et se jette dans la grande rue des grenadiers au niveau de l’ancienne glacière. En face, une artère oblique, la rue de l’abattoir qui dessert la partie Nord-est de la ville nouvelle. Entre la rue de la promenade et la rue de l’abattoir s’est insérée une ruelle très étroite mais certainement la plus fréquentée, la rue du Souk qui relie le carrefour au marché des fruits et légumes de la ville nouvelle.
Il y est né dans la première maison à l’angle du carrefour, une maison collective, où il a partagé les joies, les malheurs et les soucis quotidiens de trois autres familles. Il se rappelle encore de quelques compagnons de jeux et de classe et plus particulièrement du seul garçon qui a fait avec lui le lycée puis l’université, durant deux ans. Il a passé probablement plus de temps avec ce copain qu’avec aucun autre membre de sa famille. Enfants, ils passaient leurs journées à jouer ensemble ; à l’école et au lycée, ils étaient dans la même classe et à l’université, faisant des études différentes, ils fréquentaient , toutefois, le même campus.
Leur ville natale leur a légué sa vertu de la relation humaine. Une ville humble qui a le sens de la famille, au bonheur un peu frileux, qui éteint ses feux au crépuscule mais qui croit fermement que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Une ville qui n’a pas trop agressé la campagne dans laquelle elle a surgi mais qui a pris une taille dégingandée à l’ombre des montagnes. A forte amplitude thermique, son climat est parfois acéré en hiver mais l’air y est toujours sec et il y fait toujours beau. En période de grande chaleur, elle a une parade, la mer est à une distance raisonnable.
Tout à ses souvenirs, il arrive, sans s’en rendre compte à l’entrée de la ville, il quitte tout de suite le boulevard pour prendre, à sa gauche, la rue des grenadiers jusqu’au bâtiment désaffecté de l’ancienne fabrique de glaces, puis remonte, à droite, la rue du dispensaire et débouche assez rapidement sur le carrefour. Une grande foule et de nombreux étals l’encombrent, bloquent tout accès à la rue du Souk et ne libèrent qu’une étroite bande d’asphalte sur la rue de la promenade.
Une marrée humaine se meut avec difficulté et dans un incroyable brouhaha entre des marchandises, de toutes sortes, étalées dans un indescriptible désordre.
La rue de l’abattoir étant à sens unique, la seule solution est de continuer tout droit sur le petit couloir laissé par les commerçants et le chaland aux automobilistes. Les rares véhicules qui s’y hasardent, pris au piège des sens interdits, doivent avancer très prudemment en faisant attention de ne pas toucher les étalages qui débordent et les personnes qui déambulent sans leur prêter la moindre attention. Il conduit péniblement, sa carrosserie sans cesse heurtée par les objets négligemment bougés ou passés de main en main.
Les deux premiers tournants qui ouvrent sur la rue du Souk étant également obstrués, il progresse jusqu’à la rue de la vieille mosquée et l’empreinte dans l’espoir de trouver un passage vers les lieux pour lesquels il s’est déplacé de si loin. Peine perdue, l’artère est assiégée de bout en bout. Déçu il avise une place à l’extrémité du trottoir et s y gare.
Alors qu’il actionne la fermeture automatique des portes, un garçon, encore adolescent attire son attention en brandissant un gros gourdin, lui signifiant ainsi qu’il doit lui acquitter le droit d’usage de la voie publique.
Amer, il retourne à pied dans la rue du Souk, se frayant difficilement un chemin jusqu’à la bâtisse où il vit le jour. La maison n’a pas changé d’aspect extérieur à l’exception de l’entrée dont les dimensions ont été réduites. La porte est close et cernée par des présentoirs, de fortune, débordant de vêtements, de tissus, et d’accessoires d’ameublement. A l’époque, elle était constamment ouverte sur un long couloir sombre donnant sur une cour intérieure.
Il est là à reconstruire son passé quand il croit entendre son nom. Il se retourne et voit un visage qu’il ne peut oublier. Bien que vieilli et la tête dégarni c’est bien Hamid son ancien camarade de jeux et d’études qui est là, les bras ouverts pour l’accueillir. L’émotion à son comble, les deux hommes quittent la rue et vont s’asseoir à la table du premier café, à l’entrée du marché.
Hamid, volubile, ne s’arrête pas de parler, il lui raconte les changements intervenus dans la ville et dans sa vie, les postes qu’il a occupés dans une grande entreprise locale ; comment il a acquis la maison à la faveur de la loi de 1981 en désintéressant le dernier colocataire. Puis , avec un peu de tristesse dans la voix, comment sa maladie chronique l’a obligé à l’oisiveté et à la retraite anticipée.
Mais l’amertume de Hamid s’évanouit très vite quand il lui dit qu’il est très fier d’être son ami et qu’il n’a rien raté de l’ascension professionnelle qui l’a mené à la capitale. Ici, à chaque fois qu’il apparaît sur le petit écran, tous ceux qui l’ont connu, enfant, sont heureux et émus. Hamid termine son monologue en l’invitant à dîner et à revisiter la maison, qui l’a vu naitre, à un moment plus paisible, une fois la rue évacuée par tous ses occupants.
Il accepte son invitation et promet de le rejoindre en début de soirée, mais avant de le quitter il l’interroge sur la fréquence du commerce qui occupe la rue. La réponse l’interloque ! Comment se peut-il que la rue soit quotidiennement assaillie et depuis quelques années déjà ? Les riverains doivent vivre l’enfer. Comment peuvent-ils résister à l’atteinte continue à leur quiétude dans leur propres demeures ? Où puisent-ils la force de jouer du coude , plusieurs fois par jour, pour pénétrer chez eux ? Comment font leurs enfants pour ne pas être piétinés au départ et au retour de l’école ? Comment la nuisance sonore n’a-t-elle pas encore anéanti leur équilibre mental ? Il prend congé de Hamid, un peu gêné, et se promet au fond de lui même , de lui faire une bonne surprise, au dîner, après avoir rencontré les autorités locales. Mais il ne comprend, toujours pas, pourquoi personne n’a rien tenté contre une telle situation. Les responsables publics ne peuvent ignorer le tort causé de façon manifeste et délibérée à une partie de la population. Une action publique énergique peut s’appuyer sur une solide base juridique.
Il est inconcevable de reculer sur les droits des gens sous la menace de l’éventualité de troubles sociaux. Il est vrai que l’activité commerciale en question donne du travail à quelques personnes et assure la subsistance de leurs familles mais il est aussi vrai qu’elle perturbe la vie d’un certain nombre d’habitants, détourne des espaces publics de leur destination légale et cause un manque à gagner au Trésor Public.
Alors, dans quelle mesure l’Etat en voulant sauver la mise ne sape-t-il pas ses propres bases ?
Le haut responsable, ami de longue date, auquel il a annoncé sa visite depuis quelques jours, l’accueille avec une joie sincère. Après une longue discussion, il en arrive au sujet qui le préoccupe.
Comment une violation aussi flagrante des droits les plus élémentaires est-elle tolérée et depuis si longtemps ?
Nullement surpris, le responsable reconnaît que la situation contrevient à toutes les règles du commerce, de la circulation, de l’urbanisme, de la santé publique et même de la sécurité.
La décision a été prise d’y remédier et l’ordre fut rétabli par la force publique. Les commerçants illégaux se sont manifestés par des regroupements sans ébranler la position des autorités. Mais, « Avant d’attaquer un abus, il faut savoir si on peut ruiner ses fondements »(1). Les riverains, « victimes présumées » de l’anarchie réprimée, se sont regroupés et ont sollicité une audience pour plaider la cause des commerçants évacués et, même , contester l’action publique censée les protéger et les rétablir dans leur droits.
Il reçut une douche froide. Comment défendre une cause trahie par les siens ? Il ne mène déjà pas large, quand il apprend que le porte-parole du comité reçu n’est autre que son ami Hamid.
Mais comment cela se peut-il ? pour quelle raison ?
La raison avouée est la solidarité entre habitants, la raison réelle, le responsable lui suggère de l’apprendre directement de Hamid.
Le soir, bien qu’heureux d’être sur les lieux de son enfance, les retrouvailles n’avaient pas la saveur qu’il espérait, l’histoire de l’encombrement de la rue a tout faussé. Il a pratiquement expédié le dîner pour poser la question qui lui brûle les lèvres. Hamid calmement et avec un incroyable aplomb lui donne la réponse: « Chaque riverain vit de la location de la portion de trottoir qui longe sa maison. Le produit du bail informel assure un revenu régulier et conséquent à chacun. Les baux font même l’objet d’âpres transactions entre preneurs et repreneurs ».
Dans son cher pays même le trottoir . Il a fui l’Algérie congestionnée, guindée et artificielle pour l’Algérie du terroir simple et laborieuse … Existe-t-elle encore ?
(1) Vauvenargues
29 avril 2010
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