Je suis atterré. J’ai l’impression qu’en parlant ainsi de Djoher, Kaddour veut m’éloigner d’elle, me priver du seul lien qui garantit encore mon équilibre et donne un sens à ma vie.
Je veux protester, lui dire que l’admiration que j’éprouve pour lui, fût-elle sans borne, n’est qu’admiration ; il n’est pas mon père, bien qu’il le remplace avantageusement. Il n’est pas mon père, il est le cadeau providentiel pour l’orphelin que je suis ; il est plus que mon père, je n’attends rien d’autre de sa part que son existence même ; je ne recherche rien de plus, sinon lui ressembler un jour ; il n’est que mon idéal. Mais sur Djoher, mon parti est pris depuis longtemps : c’est ma mère, la mère que la vie m’a choisie. Je souffre seulement du fait qu’elle veuille insinuer le doute en moi, qu’elle n’assume pas ce statut que je lui confère volontiers et qu’elle me reproche pourtant de vouloir l’en priver. C’est donc à elle que Kaddour doit faire la leçon, lui expliquer que cet enfant dont elle s’occupe et qu’elle élève, lui appartient, c’est le sien. Je le lui aurais expliqué moi-même si j’avais une claire conscience de la situation ; si je me doutais combien cette femme aux apparences dures et agressives n’était que peur et fragilité. Je lui aurais dit que Malika n’est pas, ne sera pas, sa rivale mais une belle inconnue, une histoire mystérieuse, une romance ; je l’appellerais «ma mère» aussi, par commodité, parce que, biologiquement elle l’est, et personne ne pourra rien y faire, mais qu’en termes de maternité c’est Djoher qui a tout les droits sur moi ; Malika n’est rien d’autre qu’une femme étrangère. Le train de la vie est passé, il ne pourra pas faire le chemin inverse et reprendre un autre trajet depuis le début… Comment est-il possible de concevoir l’idée de renier la femme qui a toujours été là pour jouer le rôle de mère, au profit d’une autre qui m’a enfanté mais que je n’ai pas connue ? Ma première mère, je l’ai déjà perdue, il y a bien longtemps. Que me restera-t-il si je perds la seconde ? Oh, Kaddour, tu es dans tes nuages, je ne te vois jamais que comme un aigle superbe planant dans un ciel infiniment haut, et lorsque tu consens à te poser sur terre, tu veux expliquer à un enfant malheureux et désespéré combien il serait ingrat et fautif… Maintenant Kaddour me montre un costume pour enfant de mon âge. Un costume tergal bleu azur accroché autour d’un cintre que le marchand ambulant a bien mis en évidence sur la grille en fer forgé à l’entrée du même immeuble où Ben Bella a proféré sa menace légendaire contre les gros. Il me semble que c’est la première fois que je vois un tel costume pour enfant. Kaddour se tourne vers moi et me demande de m’imaginer dedans, le jour de l’Aïd prochain. – Qu’en penses-tu ? fait-il avec son superbe sourire – d’autant plus superbe qu’il est inattendu. Le costume est beau, rien à dire ; j’aimerais l’avoir sur moi. Mais je devine que ça coûte cher et l’idée m’apparaît finalement insensée : je serais bien le seul dans le quartier à porter pareil vêtement. Ce costume me rappelle celui que Kaddour s’est acheté pour ne jamais le porter qu’une seule et malheureuse fois. Rêverait-il d’un vêtement de la sorte, et ne pouvant réaliser son rêve lui-même, entend-il l’accomplir à travers moi, son fils ? Mais le rêve coûte cher, un costume tergal bleu azur y compris. Je pense aux illustrés. C’est cela mon rêve, mais il est mal vu par Kaddour. Je n’ose pas lui réclamer de m’en acheter. C’est cela que j’ai en tête lorsque, soudain inspiré, je réponds à Kaddour que l’argent est précieux, qu’il vaut mieux éviter cette dépense – je dois l’avoir dit sur un certain ton pour que Kaddour me regarde avec cette perplexité, les sourcils relevés, en hochant la tête. Il ne consent aucun commentaire qui m’aurait permis d’aborder la question, cruciale à mes yeux, des illustrés. En fait, il sera beaucoup touché par ma réponse, comme si, imaginant que ce costume suscitait ma convoitise, il découvrait brusquement que j’étais capable de mettre mon sentiment de côté pour lui éviter les soucis d’une telle dépense. Il confiera à Djoher tout le bien qu’il pensait de mon attitude, la fierté qu’il en retirait personnellement. Et celle-ci, capable de haïr et d’aimer à peu près de la même façon, la voici qui s’exalte de «l’heureuse nouvelle» – les compliments de Kaddour sont si rares ! – s’empressant de m’en faire part sur le champ, insistant sur sa joie à elle, sa propre fierté, devant la maturité, tout à fait exceptionnelle, dont j’ai fait montre, et qu’elle seule devinait en moi depuis si longtemps. Je l’ai toujours pensé, cet enfant-là est précoce, il agit comme un adulte, il a du cœur, c’est si extraordinaire pour son âge, propage-t-elle aux alentours afin que nul ne l’ignore ; associant sa propre fierté à celle de son mari, m’assignant un rôle d’adulte précoce, généreux qui, sous ses airs de sale gamin égoïste, possède un cœur d’or. Le costume que Kaddour m’a proposé du bout de lèvres, n’est rien à côté de celui qu’elle taille à mon intention et veut me faire porter. Je suis invité désormais à l’ascèse, au renoncement. Je me dois de mériter cette nouvelle réputation confectionnée «sur mesure». Définitivement généreux, altruiste, non seulement je ne devrai prétendre à rien mais, pendant des années, il me faudra donner tout – à commencer par l’intégralité de ma petite bourse scolaire. Mais là n’est pas le problème. On dit que des petits riens de l’enfance nous accompagnent tout le restant de l’existence. Et on a raison, naturellement. Devenu adulte, je n’aime pas porter de costumes, ni j’aime l’idée qui va avec, celle d’une sorte d’uniforme. Contraint par le jeu social, il m’arrive d’en acheter naturellement. Avec toujours mauvaise grâce. Je trouve qu’ils ne me vont pas. Je me plains qu’ils soient si chers. Je persiste en somme à rejeter le rêve que Kaddour aurait voulu réaliser à travers moi, lorsqu’il suggérait de m’offrir le petit costume bleu, en guise de compensation à son smoking d’un jour, et qu’il se servait de ma réponse pour substituer à son rêve un autre, surdimensionné par rapport à ma petite taille, celui de voir en moi un enfant mature qui lui pardonnerait par avance sa généreuse indifférence à mon égard. Mais les choses doivent être encore plus difficiles à expliquer. Quand aux illustrés, c’est une autre histoire – j’y reviendrai. En souvenir(s) de soi, de Aïssa Khelladi (A suivre)
28 avril 2010
LITTERATURE