Slimane Benaïssa est sans aucun doute, avec Kateb Yacine et Ould Abderrahmane Kaki, un des rares dramaturges algériens dont le répertoire théâtral a fait l’objet d’édition. Comédien, auteur, metteur en scène, son œuvre a accompagné l’histoire moderne d’une Algérie mille fois séduite et abandonnée, dans ses tourments,
dans ses convulsions tragiques et ses tâtonnements pour fuir l’aventurisme politique qui l’a mise en danger de mort, mais aussi dans ses espérances, même quand elles étaient sans lendemain. Qu’il soit ici ou de l’autre côté de la mer « exilé volontaire à la jonction de deux espaces » culturels, cet orfèvre du verbe, carrier dans le gisement incommensurable du dialectal, a donné au théâtre un souffle puissant et à l’arabe algérien ses palmes académiques.
Votre actualité est pour le moins étonnante : Slimane Benaïssa dans une sitcom, Plus belle la vie en l’occurrence, est-ce que cela ne fait pas un peu désordre dans votre parcours de dramaturge ?
(Rires). Ah ça, pour faire désordre, ça fait désordre ! Ceci étant, je dois dire qu’en France je ne suis pas tellement connu comme acteur. Je ne joue que dans les pièces que j’écris moi-même, ou à de rares occasions dans quelques films lorsqu’un ami me sollicite ou lorsque le scénario m’intéresse. C’est ainsi que j’ai joué, entre autres, dans un long métrage de fiction avec Catherine Hiegel et Claude Brasseur, Sid Ahmed Agoumi et Roschdi Zem, L’Autre côté de la mer, un drame de Dominique Cabrera (France 1997).
En revanche, j’ai participé à plusieurs doublages, en langue française, de personnages de cinéma. Je citerais de mémoire La Momie, film d’aventure fantastique de Stephen Sommers (USA 1999) ; Fish and Ships, comédie de Damien O’Donnell (G-B. 1999). D’ailleurs, depuis, je suis la voix française de l’acteur indien Om Puri (La Cité de la joie de Roland Joffé ; La Guerre selon Charlie Wilson de Mike Nichols, etc.). En ce qui concerne le sitcom Plus belle la vie, diffusée par France 3, je considère que c’est d’abord une belle expérience. La série est partie pour durer, après quatre ans d’un audimat appréciable, puisqu’il oscille assez régulièrement autour d’une moyenne de 5 à 6 millions de téléspectateurs, tous les soirs après le JT du 19/20.
Il y a là une organisation et une méthode de travail qui ont aiguillonné ma curiosité. Ceci étant, si je ne suis peut-être pas destiné à jouer dans les séries d’une manière générale, ce qui est sûr c’est que, peut-être, je serai appelé un jour à les écrire. Voir de l’intérieur comment tout cela s’articule et se développe est très instructif.
Il y a 20 ans, avant le déchaînement du terrorisme islamiste, vous quittiez le pays, sans trop vous en éloigner. Aujourd’hui, vous écrivez là-bas, vous écrivez ici. Comment vivez-vous intellectuellement cette double adresse culturelle ?
Intellectuellement, je me considère comme un exilé non dans un pays, mais à la jonction de deux espaces. Entre l’Etat de droit démocratique d’un pays et l’autre, l’Etat charnel, biologique. Si vous voulez, les deux sont comme les deux langues qui se croisent en moi. L’arabe dialectal et le français. J’écris dans les deux, mais pas de la même manière. La langue dialectale m’apporte la sensualité et la langue française m’apporte autre chose en plus de l’universalité, les valeurs de droit et de liberté…
Il y a une expérience vécue de la langue française que ne possède pas ma langue maternelle. Tout comme il y a d’autres choses dans ma langue maternelle que je ne trouve pas dans la langue française. Ainsi, je nourris l’une par l’autre et j’apporte à l’une et à l’autre des agrégats, du fait que je suis culturellement et mentalement la synthèse des deux langues. Et je pense que pour les deux pays, nous sommes quelque part un composite culturel, une synthèse intellectuelle. Il ne faut pas vivre cette situation comme un déchirement. Le déchirement, c’est le poids de notre histoire avec la France, et ce n’est pas parce que cette histoire est déchirante qu’on doit être forcément déchiré intellectuellement. Au contraire, il faut être apaisé pour aller vers une construction sereine, c’est-à-dire faire reconnaître à l’ennemi d’hier ses torts, et évoluer dans ce qu’on a vécu avec lui ensemble. La pire des positions, c’est celle qui est figée, rivée à un moment particulier de l’histoire. Avoir une position statufiée est très dommageable.
Je préfère m’inscrire dans une dynamique de réflexion car, de toutes manières, en étant en France, je demeure profondément Algérien et, en étant ici, j’écris aussi en français. Ceci relève de mon histoire et cette histoire est mon héritage, ce n’est pas moi qui l’ai faite. Je ne suis pas responsable de ce qu’elle est, je suis responsable de ce que j’en fais.
Mémoire, histoire, identité sont des termes qui reviennent souvent chez les analystes et autres spécialistes. Comment les réponses qu’on y apporte peuvent-elles participer à la résolution des problèmes qui se posent aujourd’hui aux Algériens ?
L’Algérie indépendante a aujourd’hui quarante- huit ans. Sans être vénérable, c’est néanmoins un âge respectable. Cependant, en 48 ans nous n’avons pas encore répondu à une question fondamentale : que voulons-nous faire de cette indépendance ? Quelle Algérie voulons-nous ? C’est à mon sens là que réside le vrai débat. Tout le mouvement nationaliste, depuis sa naissance, avec ses divergences, ses conflits internes, tout au long de son évolution, a été un cheminement qui a mis à l’épreuve le peuple algérien. Ce peuple se pensait lui-même, une espèce d’autogenèse, il se réfléchissait, construisait son patriotisme, forgeait son idée de la nation et se fixait des objectifs pour s’extraire du colonialisme. En d’autres termes, arriver en 1954 ; autrement dit, engager la guerre de sa libération.
Rien n’est clair ! Rien n’a été clarifié ! Je pense que la définition de l’espace mémoire par l’écriture de l’histoire est la seule garantie d’aller vers un avenir fort et serein. Si nous réfléchissions un peu, plus vite nous comprendrions que notre force est dans ce que devrait être notre mémoire et non dans le pétrole. Il y a dans le peuple algérien des gisements inépuisables qu’il faut mettre au jour.Rien n’est à exclure de la mémoire, même si l’histoire en condamne des pans entiers. L’histoire demeurera toujours un jugement conjoncturel qui nécessite, à tout moment de la vie du pays, d’être reconsidérée par chaque génération, pour une lecture de plus en plus subtile et affinée, et pour un meilleur devenir.
Comment interprétez-vous cette exaltation nationaliste subite suscitée par le football ?
Dans cette confusion générale, sur le plan de la mémoire, sur le plan de l’histoire et sur le plan de la culture, il n’y a pas eu de référents fédérateurs, même les symboles de la nation ont été maltraités, et on s’extasie de voir que le foot a redonné un sens au drapeau pour lequel il y a eu tant de sacrifices, parce que tous les autres éléments fédérateurs, bien mieux placés et indiqués que le football, ont échoué. Cela m’afflige profondément. Mais je dirais, c’est mieux que rien.
La ferveur religieuse est devenue un refuge. Quels sont selon vous les fondements de ce piétisme ?
En l’absence de référent commun à tout le monde, l’Islam en tant que référent religieux devient le PPCM, le plus petit commun multiple. La religion nous a été donnée par Dieu. Quel est notre apport nous les hommes ? Il a créé l’obscurité, avons-nous inventé la chandelle ? Il a créé la source, avons-nous fabriqué la cruche ? Là est la question. Quand on a sapé les bases porteuses, sur quoi allons-nous nous unir ? Nous n’avons trouvé que la religion. Face au vide, elle a pris une place qui n’est pas celle qu’elle devrait avoir. Elle s’est infiltrée partout. Même la religion, édictée par Dieu le tout puissant, si on la liquéfie, si on l’étale, elle part en déliquescence parce qu’elle se désacralise. Les religions dans toutes les sociétés ont pour rôle de cultiver le sacré et de le protéger dans l’esprit des fidèles et dans leurs espaces. Malheureusement, la religion, quand elle descend dans la rue, se désacralise, sans pour autant sacraliser la rue.
Si j’ai bien compris ce que vous me dites, Boualem a tout faux. Il a perdu sur toute la ligne…Tout ça pour ça ? S’il revenait, que vous dirait-il ?
Boualem avait un projet de société. Ce qui compte pour lui, c’est la continuité dans son attitude. C’est sa façon d’être dans une dynamique face à la société. Mais les problèmes de la société changent. Hier, c’était le « socialisme injuste », aujourd’hui c’est le libéralisme sauvage. Les SDF, les bidonvilles, les harraga, les hittistes et tous les autres maux qui se sont ajoutés aux autres, les structurels. Tout cela peut constituer l’axe du nouveau combat de Boualem. Boualem n’est pas quelqu’un qui a opté pour un parti. Il est le regard lucide. Il vérifie si la promesse a été tenue. Boualem serait le dénonciateur, un « conscientisateur », ainsi qu’il a été défini dans une thèse d’université. Sa façon de dénoncer construit et aiguise la conscience collective.
La culture peut-elle porter, sans risques de récidive des drames vécus, un projet de société audacieux, débarrassé des scories passéistes et des démons dormants ?
Je crois que ce qu’il y a lieu de faire aujourd’hui, c’est d’abord de restaurer une culture de l’entreprise. Ce que je dis peut paraître aberrant. Mais je demeure convaincu que c’est vrai. Parce qu’à chaque époque de l’histoire, il y a des secteurs moteurs qui tirent la société vers l’avant et qui la font évoluer. Il est fini le temps des idéologies. Aujourd’hui, toute idéologie susceptible de s’opposer à la mondialisation est morte. Parce que les politiques ne s’inscrivent plus dans les idéologies. Les politiques ne font plus ce qu’ils veulent. C’est l’économie qui les contraint à faire ce qu’ils doivent faire. Ceux qui n’ont pas compris que c’est l’économie et la finance qui dominent, n’ont plus rien à faire dans la politique. Les maîtres à bord, ce sont les entreprises. Telle est la loi de la mondialisation, pour être inscrit dans le monde. Il n’y a plus de communistes, plus de socialistes… Malheureusement, il ne reste qu’un capitalisme libéral et sauvage, agressif, impitoyable.
Aujourd’hui, une société, pour qu’elle s’inscrive dans ce mouvement, doit restaurer la notion de travail et sa valeur, rationaliser la production, libérer les initiatives des entrepreneurs, pour aboutir, petit à petit, à la création d’une culture d’entreprise moderne sur laquelle viendra se greffer l’espace culturel de toute la société. A force d’encourager le gain facile, nous avons fini par développer une société absurde.
Alors, selon vous, qu’est-ce que « y a qu’à… », ou qu’est-ce qu’il « faut que… » ?
Il faut libérer la parole, libérer les médias, libérer la télévision, libérer la création pour libérer la culture. Pourquoi privatise-t-on tous les secteurs et qu’on ne privatise pas l’expression ? Chaque citoyen a droit à son espace de liberté pour en jouir comme bon lui semble, dans le respect de la liberté de l’autre. Et c’est à partir de là que la politique et le politique se construisent et prennent un sens. La société va s’organiser pour une expression diversifiée, riche, créatrice, inventive, et tout cela va monter au sommet, et ainsi le sommet sera oxygéné. C’est alors, et alors seulement, qu’il sera en harmonie avec la nation.
B. A. : Auteur, metteur en scène et acteur, Docteur honoris causa de l’INALCO – Sorbonne (2005)
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27 avril 2010
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