Avocat ; il l’est sans doute. Poète ; son lyrisme le prouve. Provocateur ; il ne le dit pas, mais le suggère. Quelle est donc cette énigme qui entoure l’homme ?
A 85 ans, le verbe facile, l’attitude concertée, le pas très sûr, le maître est égal à lui-même. C’est un Jacques Vergès des années d’il y a longtemps que l’on a retrouvé en ce jour de commémoration de Youm El Ilm (journée du savoir) à l’auditorium universitaire de Sétif. Devant un parterre composé à l’hétéroclite, allant du jeune étudiant, à l’avocat stagiaire jusqu’à la représentativité de tous les secteurs sociaux.
Il y avait tout genre. Moudjahidine, citoyens et chevronnés des prétoires et des salles des pas perdus. Si tout le monde s’est perdu un moment, loin des salles, le maître en vieux routier avait su amener la galerie d’auditeurs vers les méandres d’un passé lointain pour les plus jeunes et tout proche pour les autres.
Il était le tenancier d’une trinité disciplinaire. Il est connu pour avoir fait partie du fameux collectif des avocats du FLN. Il défendait à tue-tête « cette vérité fellaga ». Il est connu pour avoir pris la défense de Djamila Bouhired, une « poseuse de bombes » condamnée à mort. Ce 14 juillet 1957, il entama le procès par ces propos liminaires « je m’incline devant les morts du Coq Hardi et du Milk Bar, comme je m’incline devant ceux de la Casbah, de Belcourt et de Bab El Oued, du stade d’Alger et de Philippeville transformé en charnier. Plaider coupable attire, paraît-il, l’indulgence des tribunaux, le faire pour une innocente, c’est me supposer trop habile. Messieurs excusez-moi ! ». Hilarité et ironie. De là, naissait la légende Vergès. Avec toute sa complexité et sa controverse. Il dit avec aisance qu’il avait eu pour ses clients plusieurs condamnations à mort, mais il ne les a jamais accompagnés à la guillotine. Pour avoir obtenu des sursis à exécution, des commutations de peines ou des simples relaxes.
Le juriste connu pour être un invétéré des arcanes des codes et des lois est vite éclipsé par le troubadour des vers et de la prose pour laisser place à un faiseur de mots capables des pires railleries. Le Droit chez le maître, parfois n’est plus un ensemble de règles régissant les rapports dans une société. Il pourrait bien être un compromis tacite. Une façon de vivre en commun. Il est surtout un brassage de politique, de société et de culture. Il amadoue, au profit de l’art poétique, toute l’encyclopédie des locutions latines pourtant érigées expressément pour servir le Droit. Il ne manque pas dans cet élan agitateur de dresser toute la mythologie grecque et romaine au profit aussi de l’expression humaine. D’Antigone, cette femme condamnée par Créon à être enterrée vivante, et qui se pendit dans son tombeau, il en tire une formule des plus dominantes de la lucidité individuelle en révolte contre les lois humaines. Ne pas se résigner. Sa poésie est pleine de litanies et de complaintes. Il murmure le burlesque quand il fait croire à autrui (entendre juges) qu’il cultive la vertu. La dérision est vite prise pour stratégie l’aidant à construire ses éléments de défense. Il se plaisait à réduire les censeurs de libertés. A l’entendre disséquer avec une locution qui n’est propre qu’à ceux qui savent faire de l’éloquence un art de plaidoirie, l’on croirait lire un livre, non pas de jurisprudence mais un opuscule d’odes, de vers et de belle poésie. L’histoire aussi se trouve être chez l’orateur un excellent féculent pour la force de l’argument.
Les prestigieux procès de par leur dramatique injustice et qui arpentèrent le parcours judicaire de l’évolution humaine ont été ciblés par degré historique et par voie de plaidoirie posthume. Le récit lyrique, comme technique oratoire, pour ce faire est utilisé par le conférencier comme s’il lisait des chapitres tous tirés d’un manuel à intituler sans crainte « les grandes affaires de justice dans l’histoire de l’humanité ».
Jetant judicieusement son filet dans les profondeurs des cités englouties, il n’hésita pas de faire une belle narration d’Apulée de Madaure, qu’il s’enorgueillit de l’avoir comme maître à penser. Dans ce caveau des chroniques passées, il y puisait toute l’ardeur pouvant charmer confusément le néophyte et l’averti. Citant Vercingétorix, il n’omettait pas Jugurtha, Jeanne d’arc, il n’omettait pas Fatma Nsoumer. Évoquant Clémenceau, il n’omettait pas Abdelkader. Il faisait dire, nous le dit-il, aux juges lui ayant fait face, que la bonne justice n’est autre que celle des référentiels. Le code d’honneur n’est pas unique pour tous, tant que l’honneur diffère d’une culture à une autre semblerait-il affirmer. Au cours de son office, l’amphithéâtre universitaire prenait l’allure d’une salle d’audience. Non pas par cette angoisse ou froideur qui d’habitude cuivre les assises mais par ce silence paroissial où toutes les oreilles, les tics et le fait d’antan sont tirés, qui de sa surdité, qui de leur insouciance.
Pour lui « un dossier de justice est le sommaire d’un roman ou d’une tragédie inachevée ». Sa propension vers les lettres et la multitude d’écrits romanesques se trouveraient ainsi justifiées par cette senteur qu’il humectait au travers de gros dossiers dont il a la charge de compulser. Le faisant, il rentrait en transe avec l’intimité de ses mandants. Bien défendre, c’est bien connaître la cavité conviviale de son client, devait-il se dire. L’avocat devait être plus près de celui que l’on accuse plus que ne l’est le secret de son acte, de sa croyance ou de son intention.
Il devait dire à l’intention des avocats qu’un individu accusé n’est pas un simple numéro d’écrou. Il est une vie, une chronologie et toute une cascade d’événements qu’il faudrait pour les comprendre, descendre de son piédestal, ôter sa robe et s’enfoncer dans les dédales de l’acte générateur de la poursuite.
Tous les qualificatifs complexes, élogieux et infamants sont venus se greffer à la carrure de cet homme. Avocat du diable, des dieux, des dictateurs, des nazis, de la terreur sont autant de titres dont Vergès en est aléatoirement confus et qualifié. Le maître avait avant l’entame de sa carrière compartimenté déjà l’outillage nécessaire à l’exercice de son métier. Passion ou métier, la fonction d’avocat, dira-t-il, est un idéal. Rien n’est sain ni pourri. Toutes les affaires demeurent sans ambages aptes à être défendues. Il a rappelé au cours d’un point de presse, tenu furtivement après son intervention, qu’un journaliste le questionnait sur l’éventualité de défendre Hitler s’il était en vie. Imperturbable et serein, il dit avoir répondu par un oui franc et direct soulignant à l’occasion que «lorsque nous défendons, nous n’excusons pas». Selon Vergès, une dualité est instaurée chez l’homme dès l’apparition d’un événement irrésistible. Le courage et la lâcheté sont des qualités, enfin des marques proprement dévolues à l’homme.
A vrai dire, l’on ne voyait pas assez le juriste faire ses preuves dans la maîtrise des procédures ou la connaissance de tous les maquis juridiques. La doctrine et la jurisprudence sont dominées par cet instinct de vouloir tout remettre en cause à un moment donné. L’injustice n’est pas invincible. Le temps sera toujours présent pour apporter à son tour, par pépérites successives, qu’il existe un jour qui s’appelle «demain». Les stigmates des aveux et des confidences qui lui furent déposés par la panoplie des personnes à qui il assurait défense, semblent certainement resurgir dans sa poésie. «C’est quand le destin nous broie, que l’homme révèle sa véritable essence» là l’utilité de la fatalité devient une nécessité. Tant pour l’accusé, à titre de réconfort, que pour l’avocat, à titre de moyens de conviction.
Ce que j’avais compris. L’instance de juridiction pour Vergès est un espace, certes de règles établies selon un contrat de modèle social, mais, il appartient à chacun des concernés d’en faire des règles de bienséance. Juges, avocats et auxiliaires de justice sont les gardiens du temple de la morale bienséante.
Il avait clamé avoir dit un jour à ses collègues « la beauté veille à la porte du tribunal, à nous de la faire rentrer ».
A voir l’homme, son aura, sa carrure médiatique l’on ne pensera pas qu’il soit quelque part l’avocat aussi des pauvres. On ne l’aurait pas vu officier en faveur des petites gens, prenant des affaires de petits larcins. Nous aurions aimé lui poser la question : qui de lui ou de ses potentiels clients a fait la notoriété de l’autre ? Djamila Bouhired aurait été, sans Vergès, une martyre vénérée et honorée, et lui, sans elle, n’aurait pas eu tout ce mythe de la défense irréductible. « Cet eurasien insulaire, né en Thaïlande et qui a passé sa jeunesse sur l’île de la Réunion avant de s’engager dans les forces françaises libres pour combattre le nazisme, à l’instar de Frantz fanon et de Francis Jeanson, aurait pu n’être qu’un avocat d’obédience communiste »*. Là une certitude s’impose : l’Algérie a fait aussi et grandement le maître Vergès.
*Abdelaziz Bouteflika. In préface « Le colonialisme en procès» de Jacques Vergès. Editions ANEP 2006.
22 avril 2010
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