C’était lors d’une conférence sur le pétrole. L’un des intervenants a insisté sur ce que les Algériens ne savent que trop c’est-à-dire que l’or noir est loin d’être une bénédiction et que les pays qui l’exportent souffrent tous de ce mal terrible et insidieux qu’est la rente. Pourtant la Norvège est différente de l’Algérie, du Nigeria ou du Venezuela, lui a alors fait remarquer une personne dans l’assistance. Avec ou sans pétrole, les pays nordiques comme la Norvège ou la Suède n’ont rien à voir avec les pays que vous venez de citer, a répliqué le docte conférencier.
Cette répartie était peut-être cinglante mais pas totalement juste. Croyez-le ou non, les Algériens ont vraiment quelque chose de commun avec les Norvégiens mais aussi et surtout les Suédois (lesquels n’ont guère de pétrole d’ailleurs). Et cela tient en un seul mot : le « snus », autrement dit le tabac à chiquer ou bien encore, et là vous serez des millions à savoir de quoi je veux parler : la chemma !
Tabac en poudre, le snus est le plus souvent vendu en détail et c’est avec les doigts, pouce, index et majeur, que les Suédois et les Norvégiens confectionnent la prise qui sera placée en balcon, c’est-à-dire sous leur lèvre supérieure ou en orchestre, sous leur lèvre inférieure. Par contre, il n’est pas sûr, contrairement à ce qui se passe sous d’autres latitudes (hum ), que ces prises finissent par s’écraser sous les tables ou contre les murs et les plafonds Mais passons. Les Nordiques ayant le sens de l’innovation, il faut savoir que le snus peut se vendre conditionné dans de petits sachets prêts à l’emploi, un peu à l’image de ceux dans lesquels on tasse un infâme mélange herbeux à la gomme arabique que l’on cherche à faire passer pour du thé mais ceci est une autre histoire
Le snus donc. Ne croyez surtout pas qu’il s’agisse d’une pratique marginale. En Suède et en Norvège, ce tabac est une institution, un élément de l’identité nationale dont il est interdit ou presque de se moquer. Laissons parler quelques statistiques : En 2009, plus de 7.500 tonnes de snus ont été vendues en Suède et en Norvège soit l’équivalent de 230 millions de boîtes écoulées dans le commerce. Les ventes de cette chemma nordique progressent de 5% chaque année et concernent 20 % de la population suédoise (qui compte neuf millions d’individus) dont 200.000 femmes qui prisent.
Mais pourquoi vous parle-je de snus ? C’est que comme tout produit de consommation, ce tabac particulier nous conte plusieurs histoires. Et pour bien le comprendre, il faut d’abord savoir que sa vente est interdite dans les vingt-six autres pays de l’Union européenne (UE) – je rappelle au passage que la Norvège n’en est pas membre.
En 1994, le débat en Suède à propos du référendum pour l’adhésion ou non à l’UE a été marqué par une forte mobilisation des utilisateurs de snus. L’Europe interdisant la commercialisation de ce tabac pour des raisons de santé publique (alors qu’elle autorise la vente de cigarettes ), les accros au snus ont bataillé jusqu’à ce que leur pays obtienne une clause d’exception pour que cette chique ne soit pas prohibée en Suède.
Mais l’histoire est loin d’être terminée car le capitalisme sait renifler les bonnes affaires et ne jamais lâcher prise (je sais, c’est facile). Depuis plusieurs mois, une véritable campagne de lobbying est orchestrée à Stockholm mais aussi à Bruxelles, siège de la Commission européenne. C’est simple, la très influente industrie suédoise du tabac veut que l’UE lui permette de vendre son snus en Europe. Premier argument avancé : il s’agirait d’un tabac moins nocif que la cigarette, les cigares mais aussi le narguilé lequel fait un malheur, c’est le cas de le dire, chez de nombreux jeunes européens (en somme, mieux vaudrait pour eux la chemma que la chicha). Le snus serait donc un parfait substitut au tabac sous sa forme habituelle.
Faux, hurlent les contempteurs, y compris suédois, du snus en avançant force statistiques de divers maux et cancers. Ce qui oblige le lobby du snus à trouver un autre argument en appelant au respect du libre-échange qui, comme chacun le sait, est devenu le dogme inébranlable de la construction européenne. De quel droit, clament les fabricants suédois de tabac, l’UE peut-elle interdire à des Européens un produit que d’autres ont le droit de consommer ? Et comment peut-elle le faire alors qu’elle n’interdit pas la vente de cigarettes ?
Ne souriez pas. Il s’agit d’un enjeu énorme. Si d’aventure, un tiers des fumeurs européens abandonnent la cigarette pour le snus, c’est un marché d’un demi-milliard d’euros qui s’ouvre aux exportateurs suédois et norvégiens. Dans les semaines qui viennent, le Commissaire européen au marché intérieur, le français Michel Barnier, va donc avoir fort à faire pour calmer les revendications de ces exportateurs qui accusent très sérieusement Bruxelles d’entrave à la concurrence.
Et ces bisbilles commerciales m’amènent à faire un dégagement sur l’Algérie qui, comme chacun le sait, a signé un accord de libre-échange avec l’Union européenne. La question est simple : si jamais la Suède et la Norvège obtiennent le droit de vendre leur snus aux Européens, ne faudrait-il pas que l’Algérie renégocie cet accord pour obtenir la même mesure pour notre bonne vieille chemma ? Ne voilà-t-il pas une piste tangible et sérieuse pour diversifier notre économie et la rendre moins dépendante du pétrole ? Cela étant, il y a une autre possibilité. Pourquoi ne pas privilégier les importations de snus suédois sur le marché algérien ? En contrepartie, et outre quelques concerts d’Abba qui se reformerait pour l’occasion, la Suède nous expliquerait comment elle a réussi l’exploit de réduire sa dépendance au pétrole grâce, notamment, au développement spectaculaire de ses énergies renouvelables.
C’est ainsi qu’en partant d’une simple histoire de chique on peut, par ricochets certes quelque peu forcés, arriver à un sujet aussi sérieux que l’après-pétrole. Mais permettez-moi quelques lignes supplémentaires avant de conclure. Il y a quelques années, j’ai commis un écrit où je me moquais de certains ahuris bien de chez nous, aux lèvres hypertrophiées par le snus made in Algeria. Ces lignes ont blessé un lecteur attentif pour qui la chemma était liée à l’image paternelle. Cette chronique me donne enfin la possibilité de lui dire tous mes regrets pour ce manque, bien involontaire, de tact.
15 avril 2010
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