Soleil en Essonne
Conteuse de tradition des Hautes Plaines d’Algérie Carré d’Art de la Médiathèque de Montgeron Mardi 25 novembre 2008 Je vous parlerai du conte populaire et de son rôle dans la transmission, et bien sûr du rôle des femmes dans la transmission. Le conte populaire n’est pas une nouvelle ni un mythe mais un récit à part entière, c’est un récit en prose, fictif, oralement transmis. C’est aussi une oeuvre sans auteur.
Ceux qui le disent le deviennent le temps de le dire, puis le conte appartient à ceux qui l’ont écouté. D’où, une évolution du conte. Il y a un pacte entre celui qui écoute et celui qui raconte : les deux savent que ce n’est pas « vrai » mais font comme si c’était vrai. Les conteurs et conteuses ont une grand expérience de la vie ; elle est nécessaire pour dire les contes avec les émotions, pour les faire partager, pour les transmettre.
Je suis née dans une ferme à Tousnina (département de Tiaret, Algérie. Ndlr) au milieu de la tribu des Sidi Khaled. Le conte y était dit tous les soirs : c’était une école de littérature orale. Les enfants n’allaient pas à l’école mais ils apprenaient, ils n’étaient donc pas des ignorants. Le rôle de la transmission revenait aux femmes, avec un rituel autour de la narration. Il imposait que quelqu’un de l’auditoire demande un conte. La femme se faisait supplier, disait : « Je suis fatiguée… J’ai oublié… » Pourquoi : oublié ? Il s’agissait de mettre en garde contre l’oubli. Pourquoi se faire supplier ? Il fallait être sûre de son auditoire. Les contes se disaient le soir car si la conteuse les disaient dans la journée elle deviendrait chauve… Alors, les adultes connaissent le répertoire de la conteuse, ils demandent un titre, ce qui facilite la narration de la conteuse. La femme transmettant favorise des récits « merveilleux », plus longs et plus profonds que les contes de sagesse par exemple. Elles disent des histoires d’ogres et d’ogresses, des histoires réalistes, des histoires de Stout, un être perfide et rusée mais pas une sorcière, de djouns qui appartiennent au monde invisible, des histoires inspirées du religieux, des contes grivois que les femmes se racontent entre elles (mais que les hommes connaissent…), des légendes inspirées d’histoires vraies… Soleil en Essonne Les hommes racontent des histoires courtes, édifiantes, à la morale finale versifiée, comme il apparaît par exemple dans l’ouvrage « Paroles immigrées » (Ed. l’Harmattan) ; ils disent aussi des fables morales. Instinctivement, hommes et femmes ont des types de récits différents. Par ailleurs, il y a aussi des conteurs accompagnés de musiciens, qui racontent des épopées (chantées) sur les marchés, que les femmes ont écoutés dans leur enfance. Le public est composé d’hommes et d’enfants. La femme n’a pas de musicien ; chez les femmes, le rituel est dans la demande ; celle-ci permet à la femme de se préparer, de se poser. Comment le conte a-t-il été transmis par les femmes du Maghreb porteuses de cette tradition orale auprès de leurs proches ? Comment, en France, utilisent-elles ce savoir, surtout auprès des enfants ? Très peu de femmes ont raconté à leurs enfants, parce qu’ils vont à l’école, qu’ils ne parlent pas l’arabe, que les femmes sont arrivées dans un pays qu’elles ne connaissent pas (aujourd’hui, ça a changé cependant). Or, le conte a besoin d’être dit dans la langue affective, maternelle. Le conte est dit le soir, parle des racines, on dit : « Le conte transporte l’âme d’un peuple »… A travers lui, toute une culture : même si les contes sont universels, semblables, oui, ils différent par l’ancrage dans une langue, une culture, un pays, une religion… En France, la femme est dépossédée de ce savoir, de cette richesse à elle ; il n’y a pas de veillées non plus, les enfants regardent la télévision. Donc, elle est dépossédée de son rôle de transmission. Parfois, j’ai rencontré des enfants de femmes qui avaient avoir raconté. Je n’ai pas fait de statistiques mais dans ce cas, j’ai observé que les enfants de ces femmes ont fait des études supérieures ; dans le cas contraire, les enfants sont souvent en échec scolaire. Une camarade conteuse travaillant avec des Gitans m’a dit avoir remarqué la même chose dans leurs communautés. Il est dommage que ce savoir soit occulté. Dans son travail à Lyon avec des femmes, Nadine Decourt , une spécialiste du conte immigré (voir La vache des orphelins), a relevé la jubilation des femmes heureuses de transmettre leur littérature orale. Je conclus : il est temps de commencer une collecte complète de ces contes en France, c’est le moment ou jamais. Il ne faut pas rater ça car les milieux immigrés ont apporté nombre de récits oraux ici : de ce fait, nos contes, notre patrimoine, se sont enrichis de cette diversité de culture. En France, nous avons une chance de faire voyager les récits qui viennent d’un peu partout et d’avoir regroupé plusieurs pays en un ; la femme y retrouve une place, on doit lui redonner cette dimension de transmission, cette richesse, cette reconnaissance. Soleil en Essonne Questions et remarques du public, réponses de Nora Aceval : Remarque : La conteuse se fait prier ? Ici, le conteur est actif et le public passif, là, le public demande. N.A. : Oui, parce que ça se passe dans le milieu familial. On raconte aux gens qu’on aime, dans l’intimité du foyer. Quand je suis invitée, j’arrive la première, je vois les gens arriver pour faire connaissance avec eux, pour les estimer, pour avoir envie de leur raconter des histoires. Je me suis préparée mais il m’arrive de changer mon programme en face de l’auditoire. C’est de l’ordre de la magie quelquefois. Il y a quelques jours, j’ai dit dans un petit village, il y avait des parents et leurs enfants. Là, un conte s’est imposé, tellement cruel que je ne l’avais jamais raconté en France, parfois on se censure ; je l’ai dit et c’est passé tout seul, tout le monde l’a adoré. Pourquoi les contes sont-ils cruels ? Non pas parce qu’ils sont du Maghreb mais parce qu’ils sont dans l’oralité. Il en allait de même ici, mais étant écrits, ils ont été édulcorés. Je suis ravie de voir qu’en France, malgré la TV, il y a un public pour les contes. Les adultes mettent souvent des barrières mais le conte est nécessaire pour promouvoir les valeurs familiales. (Ici, un conte est demandé à Nora Aceval, qui dit « La première ruse féminine ». Elle abandonne le micro pour raconter « en se laissant aller » dit-elle. Puis elle en raconte un second : « Une femme égale une intelligence, un homme égale deux intelligences » où, par ruse, une belle femme amène un riche commerçant à se ruiner pour elle avant de réviser son jugement sur les femmes. La ruse de cette femme a consisté à lui faire épouser la fille laide, sourde et muette d’un cadi, en croyant qu’il s’agissait d’elle. Ce n’est qu’en soulevant le voile de la fille du cadi, le soir des noces, que le prétentieux machiste se rend compte de son malheur… Il finira par s’en sortir et épouser sa belle, grâce à l’habileté d’une vieille femme ! Lorsque Nora Aceval a eu fini de dire ce conte, une femme voilée dans l’assistance a raconté en riant comment la même mésaventure est arrivée à son grandpère, au Maroc…)
Question : Les contes dits ici sont-ils transformés ?
N.A. : Jamais consciemment. On se doit de dire un conte comme on l’a entendu, ceci pour sa structure, mais chaque conteur peut raconter à sa façon, en rajouter… Par exemple, dans une énumération d’objets faisant partie d’un récit, une conteuse d’ici introduira une armoire à glace qui est étrangère au mobilier de la population du Maghreb où le conte trouve son origine. Question : Vous avez dit que les enfants ayant reçu des contes réussissait mieux à l’école.
Comment l’expliquez-vous ?
N.A. : C’est d’ordre psychologique, je pense. Un enfant fier de sa langue maternelle, de ce qu’il reçoit à la maison, va être mieux dans sa peau. En outre, il a l’habitude de recevoir un récit structuré ; le conteur est conscient de ça : il a un début, un développement, une fin… ; le récit est bien mené. L’enfant qui s’habitue à un récit structuré, cela l’aide à structurer sa pensée. Dans sa langue maternelle, cela lui donne une assise.
Question : sur l’usage souhaitable de la langue maternelle à la maison.
N.A. : L’enfant accepte sa propre culture. Lorsque je vais dans les collèges (en classes de 6ème, de 5ème) où on me demande souvent, je dis toujours des formules en arabe, je dis ce qui est versifié en arabe Soleil en Essonne pour pouvoir le dire directement en français : par exemple, la formule « un jour est parti, un jour est venu », parce que dans les contes le temps passe toujours ainsi. Dans ce cas, les enfants d’immigrés rient sous cape, comme s’il y avait détournement d’une honte. Je continue. Au bout d’un moment, on a une sorte de fierté (« moi, j’ai compris »). A la fin, c’est l’épanouissement…
Dans l’enfance, n’a t-on pas provoqué la honte de parler l’arabe ?
Pourquoi cette honte ? Même des filles de B.T.S. venaient me voir à l’infirmerie (Nora Aceval a longtemps travaillé comme infirmière dans l’Education nationale, Ndlr) pour se plaindre : « Si on parle en anglais, ça va, si on parle en arabe ? Il y a toujours un prof pour nous dire : ici on n’est pas en Arabie. » Remarque : Entre fratrie ils parlent l’arabe.
N.A. : J’ai appris deux langues. Toutes les langues sont belles, j’aime toutes les langues et j’aimerais vivre plusieurs vies pour apprendre plusieurs langues.
Remarque : Nous pourrions reprendre le débat sur le rôle de la langue maternelle. Il s’adresserait aux parents des enfants.
N.A. : Il faut revendiquer le droit culturel mais il faut laisser les choses se faire, on ne peut pas aller plus vite… Le droit à la culture, à sa culture, c’est une meilleure intégration, et la mère est porteuse de sa culture, c’est l’héritage le plus fabuleux.
Question : Comment encourager les mamans à conter ?
N.A. : La mère est porteuse de l’héritage, il faut le transmettre, et il n’y a pas que les contes. Les associations jouent un rôle important, elles organisent des rencontres et du collectage, voir ce qui s’est passé au Foyer ADOMA à Montgeron. Il faut que leurs paroles soient écoutées. (Nora s’adresse alors à des femmes maghrébines du premier rang) Vous n’êtes pas arrivées les mains vides, vous êtes arrivées avec un savoir. Je travaille beaucoup avec des femmes, à chaque fois, elles me disent que leurs mamans leur disaient : « Apprends à travailler avec tes mains, la cuisine par exemple ; les mains, on les emportent partout avec nous. » Quand on était petites, ma maman nous disait : « Fais le ménage, la cuisine », et bien ça nous a aidées quand on était en exil. C’est ce qui nous a permis de nous en sortir. Pour les coutumes, c’est pareil, ça a permis de libérer la parole. Le conte est un outil d’apprentissage. C’est comme ça qu’on apprend, on commence par des devinettes. On apprend aussi à poser la devinette ; tant que personne ne donne la réponse, le contenu possède leur âme… C’est une manière de mémoriser.
Remarque : Au Centre Saint-Exupéry de Montgeron, le vendredi, une conteuse intervient pour les petits. N.A. : Ah ! ça c’est formidable. Le conte, on a tout dans le conte. C’est un trésor qu’on a là. Il faut l’utiliser naturellement. Pas pour obtenir quelque chose, non, mais il faut parler. De tout. C’est pas parce qu’il y a des aveugles qu’il ne faut pas parler des aveugles. A travers le conte, on peut le faire…
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9 avril 2010
Nora Aceval