Non, il ne s’agit nullement d’une provocation à l’endroit des camucides, de ceux et de celles qui se sont servi des années durant d’Albert Camus et de son étrange et néanmoins familier Etranger pour assassiner, souvent à titre post-mortem, des écrivains algériens francophones parce que démocrates impénitents à l’instar de Mouloud Feraoun et de Mouloud Mammeri, entre autres démocrates immolés sur l’autel de l’unanimisme abscons et dont la liste devait s’allonger jusqu’aux années de feu et de sabre.
Non, il ne s’agit pas non plus de faire perdurer ces assertions qui auront eu la vie si dure et si longue à force de réduire le génie utopique et la sensibilité sincère d’un talentueux écrivain et d’un humaniste avéré en un vulgaire « beauf » arabicide et injuste parce que préférant sa mère à une parodique justice coloniale. Toutefois, un problème demeure qui appelle à la levée d’une énigme. Comment en l’espace de cinq à six ans, Camus avait-il pu passer d’une idéologie berbériste (du moins involontairement marquée par l’enquête sur Misère de la Kabylie, 1939) à un arabisme qui ne devait pas durer longtemps, faute d’avoir été compris, entendu et soutenu par les intéressés et surtout par la France, sa première mère patrie. Reprenant, après sa courageuse enquête sur la crise en Algérie (Combat, mai 1945), son initial projet utopique (Saint-Augustin entre christianisme et néoplatonisme, D.E.S. Université d’Alger, 1935), Camus accorde, à la revue Servir en décembre 1945, un entretien particulièrement important et quasiment prophétique au sujet de l’avenir de la France à moyen et long termes et de ses relations avec les Arabes. Face aux accords de partage du monde à Yalta et aux visées hégémoniques des USA (déjà à cette époque évidentes) sur les champs pétrolifères du Proche-Orient, Camus prône une alliance franco-arabe, tout particulièrement un fédéralisme franco-algérien voire maghrébin. Il écrit dans ce sens : « Disons seulement que si la France est encore traitée avec des égards, ce n’est pas en raison de son glorieux passé. Le monde aujourd’hui se moque des gloires passées. Mais c’est parce qu’elle est une puissance arabe, vérité que quatre-vingt-dix-neuf Français sur cent ignorent. Si la France n’imagine pas, dans les années qui viennent, une grande politique arabe, il n’y a plus d’avenir pour elle. Une grande politique, pour une nation appauvrie, ne peut-être qu’une politique exemplaire. Je n’ai qu’une chose à dire à cet égard : que la France implante réellement la démocratie en pays arabe et elle n’aura pas seulement avec elle l’Afrique du Nord, mais encore tous les pays arabes qui sont traditionnellement à la remorque d’autres puissances. La vraie démocratie est une idée neuve en pays arabe. Pour nous, elle vaudra cent armées et mille puits de pétrole (…). » Ce changement de perspective dans la construction de l’utopie camusienne (de l’assimilation en 1939 au fédéralisme en 1945) montre combien cet intellectuel était attentif aux grands bouleversements du monde qui se profilaient déjà à cette époque. Ce qui semble avoir retenu l’attention de Camus, c’est que la France doit cesser de donner aux Arabes une caution et une image caricaturale de la démocratie des élections truquées à la Naegelen, comme elle doit cesser toute politique de discrimination entre les communautés tant sur le plan du statut que sur ceux de l’emploi, du salaire, de la scolarité, de la formation, de l’accès aux emplois, etc. Que les Français aient ignoré à 99% que la France pouvait être une puissance arabe, cela pouvait facilement se concevoir. Les lobbies fascistes et sionistes, sans concertation cependant, ont tout fait pour que cela ne se fasse jamais. Mais que les nationalistes arabes et, à leur suite, les patriotes algériens n’aient pas été capables de comprendre les mouvements de fond qui préparaient les lendemains des conflagrations mondiales, c’est cela même qui motive l’actuelle et présente chronique. Le FLN qui aurait eu le sens politique en 1955 d’encourager la venue de Camus à Alger pour l’appel à une trêve pour les civils (janvier 1956) ne réussira pas à rattraper l’incident insidieusement attribué à Kateb Yacine (?!) de l’interpellation véhémente de Camus à Upsala en Suède lors de la remise du prix Nobel, qui aurait produit la fameuse phrase sur « la mère et la justice » qui scella le procès et l’assassinat politiques et intellectuels de Camus. Qui plus est la démagogie – cette plaie, ce chancre stupide qui a hypothéqué le devenir de l’Algérie par un verbalisme creux et insolent devenu une règle de conduite et un simulacre d’éthique – a fait de cette aporie camusienne réactive le texte fondateur de la camusophobie et de la légitimation de cet assassinat post-mortem auquel n’auront jamais voulu se prêter les intellectuels écrivains algériens francophones qui, courageusement et avec profit, ont choisi de le bousculer et de le contredire de son vivant avec sagacité et pertinence, laissant aux médiocres universitaires la sale besogne du coup de grâce inspiré insidieusement par des politiques peu courageux. Si les intellectuels écrivains francophones (Feraoun, Kateb, Mammeri, Senac) ont pu dialoguer directement ou indirectement avec Camus et le contredire de manière frontale ou de manière indirecte(*), les politiques, eux, se sont souvent gardés de le faire. A peine trouve-t-on une timide allusion dans un texte de Mostefa Lacheraf qui élude et obvie la confrontation pourtant post-mortem (Préface à Matinale de Senac, 1961). Mais, quand l’Algérie indépendante eut tout le temps de se révéler et que les jeunes générations ont été mithridatisées à la ciguë de la démagogie, l’homme politique digne s’est ressaisi avec un jugement qui, sans allusion à Camus, ni citation de son texte, lui donne raison. Le nationalisme algérien fut indigent et médiocre, reconnaîtra Benyoucef Benkhedda en 1989.
A. Camus (1945) Interview à Servir, 20 décembre 1945, in Essais, La Pléiade, 1972, p. 1428. B. Benkhedda (1989) Les origines du 1er Novembre 1954, éditions Dahlab, p. 217 et suivantes. (*) M-L. Maougal (2005) A. Camus, assassinat post-mortem, édition APIC Alger, (ouvrage collectif).
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4 avril 2010
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