Un passant profond appelle ça «la théorie de l’aiguille». C’est le genre d’aiguille qui va de zéro à Che Guevara ou à la Révolution plébéienne. De l’indice «Paix sociale» à celui de «Population en émeutes». On prend donc un peuple comme le nôtre, on lui enlève la pomme de terre, on lui met des barrages routiers de police ou de gendarmerie chargés de provoquer des embouteillages monstres et des crises de nerfs,
on bloque le compte CCP national ou on provoque des pénuries de liquides dans les Postes, on pousse les syndicats à la révolte, on invente une histoire de Djellaba interdite au volant et on attend. Si cela ne suffit pas, on fait plus : on pousse les mal-logés à demander des logements, on allume un feu dans un bidonville d’Alger, on fabrique une colère sourde en rendant publics les chiffres de corruption, et on attend. C’est cela la théorie de l’aiguille : pousser un peuple qui ne l’est plus, à vouloir l’être, par la colère à défaut d’urne. Puis on regarde jusqu’où ce Peuple subit, patiente, supporte et sur la base de cet indice on décide du seuil critique de la Révolte général et du coup d’Etat scientifique.
Cette théorie qui est en vogue en Algérie depuis la première manipulation d’Octobre 88, revient à chaque fois que les Algériens demandent quelque chose. On y mêle la paranoïa nécessaire à l’existence des polices secrètes et des ministères de l’Intérieur, un peu de science-fiction, quelques cadres formés à l’école du KGB, un peu d’oisiveté journalistique, de la vraie réalité et le scénario classique du «comment changer un président de la République en 90 mn».
Cette théorie est donc une vérité ou presque. Reste pourtant beaucoup de questions sans réponses fixes. Par exemple : 1° – Qui est encore capable de manipuler les Algériens avec autant d’habilité, en commençant par la pomme de terre ou les médicaments et jusqu’aux grands mouvements de foule ? 2° – A-t-on jamais vu une présidence algérienne «tomber» par effet de foule ou par effet de «salon» ? 3° – Les Algériens que l’on dit biaisés et rusés sont-ils aussi facilement manipulables que les enfants de Mama Nadjwa ? 4° – Et si nous avons une «partie» capable d’un tel pouvoir de manipulation, pourquoi ne prend-elle pas le pouvoir directement et utilise cette magnifique puissance sur les cerveaux pour nous transformer tous en Sud-Coréens du Maghreb ? Pas de réponse.
On sait peu de chose finalement sur le pouvoir, sauf son prénom ou ses féroces bêtises. On sait simplement qu’un pouvoir en Algérie ne peut être génial et intelligent que lorsqu’il s’agit du pouvoir et pas de la conquête de la Lune. On sait que dès qu’il devient visible et public, un homme qui a le pouvoir n’est plus un pouvoir mais seulement une apparence, un ministre chargé d’accueillir les Occidentaux et de les occuper ou un homme déjà mort mais qui ne le sait pas et qui continue de parler et d’inaugurer. Mis à part cette piste, on ne sait rien. Sauf peut-être cette sensation ronde d’être un ballon parfois, un dos d’âne souvent, des «invités», des gens nombreux «doublés» par un maquis éternel et un Congrès de la Soummam cyclique et sans fin mais avec beaucoup de cadavres.
Chaque dix ans en Algérie, il y a un remake des sept ans de guerre contre la France : armées des frontières, Soummam, un Abane tué de temps en temps, un référendum et une déception collective. La théorie de l’aiguille est donc une semi-vérité. Comme chaque aiguille, elle a un fil. Suivez-le, a dit le passant profond qui a parlé au chroniqueur de ce mal algérien d’être soit une balle avant l’Indépendance, soit un ballon, après.
1 avril 2010
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