«La femme est l’avenir de l’homme.» L. Aragon
Le fonctionnement administratif, réglé comme une horloge suisse dans la vieille tradition helvétique, fige la vie démocratique, fait reculer dangereusement l’esprit et l’action citoyens. Pour la satisfaction béate des appareils, hypnotisés par la mécanique du parti unique qui a dramatiquement échoué là où elle est née avec le camarade Oulianov. Le syndicat étatique, lui aussi, ne peut dévier d’un pouce de la
programmation coulée dans un logiciel qui tourne désormais à vide, tourné vers luimême. La distance, vérifiable, s’élargit entre la société dans sa pluralité et des appareils nombreux mais régis par la loi d’airain de l’unicité de pensée, d’exécution avec de minuscules différences de forme, d’âge des acteurs qui pensent et agissent tous comme à l’époque du parti unique. Avant de s’ancrer, de s’imposer à tous, de réguler les rapports politiques et sociaux, de rajeunir et féminiser les cadres dirigeants, le Parlement et les directions des entreprises, la démocratie est déjà mort-née, sinon un horizon où l’on guette sans beaucoup d’espoir la fin d’une «transition», d’un système, d’une équipe ou des hydrocarbures. Ce qui introduira une donne nouvelle, dramatique pour laquelle rien n’est préparé. «Faute de cette pression sociale et morale, la démocratie se transforme vite en oligarchie, par l’association du pouvoir politique et de toutes les autres formes de domination sociale. La démocratie ne naît pas de l’Etat de droit, mais de l’appel à des principes éthiques – liberté, justice – au nom de la majorité sans pouvoir et contre des intérêts dominants.»(1) Ou bien l’Etat de droit est un fondement essentiel et incontournable, ou bien il est un hochet agité dans des forums et rencontres sans impact réel quant à sa perception et à son respect partout et par tous. Lorsque des dignitaires de haut niveau, à haute responsabilité sont épinglés par la justice et les médias au Japon, en Europe et aux USA, les citoyens sont en confiance et en même temps autant égaux avec un Président (auditions de Nixon, Clinton) un Premier ministre (Japon, France, Angleterre), des parlementaires qui font la une des journaux pour de faux frais facturés aux contribuables. Par des pratiques légales et socialisées, les liens entre gouvernés et gouvernants sont régulièrement renforcés à chaque fois que des hommes puissants, riches, exerçant des responsabilités et bénéficiant de privilèges légaux sont sanctionnés par la justice et frappés ou gênés dans leur carrière politique par une inéligibilité sinon poussés à la démission. «Plus profondément encore, l’égalité politique, sans laquelle la démocratie ne peut pas exister, n’est pas seulement l’attribution à tous les citoyens des mêmes droits; elle est un moyen de compenser les inégalités sociales, au nom de droits moraux. De sorte que l’Etat démocratique doit reconnaître à ses citoyens les moins favorisés le droit d’agir, dans le cadre de la loi, contre un ordre inégal dont l’Etat lui-même fait partie. Non seulement l’Etat limite lui-même son pouvoir mais il le fait parce qu’il reconnaît que l’ordre politique a pour fonction de compenser les inégalités sociales.»(2) Ces quelques principes basiques et parfaitement intégrés dans le fonctionnement des institutions, des formations politiques et syndicales, des médias et de la société civil, dans les Etats démocratiques, qui sont les champions mondiaux dans tous les secteurs (ce qui n’est pas le fait du hasard), sont balayés d’un revers nonchalant dans les pays arabes et africains. Des décennies après les indépendances réelles ou formelles, ces pays continuent avec constance et détermination à occuper les derniers rangs de tous les classements, tout en étant, avec autant de régularité, parmi les gros importateurs d’armements, de denrées alimentaires, de médicaments, de grosses voitures et parmi de bons exportateurs de devises, de cadres et de matière grise. Ils participent avec sérieux et abnégation à la recolonisation de leur pays et de leurs peuples tenus bien loin de la réflexion et de la prise de décision. Pour les intérêts d’oligarchies et de castes. Aujourd’hui en 2010, l’Algérie est toujours dans l’entre-deux. Aller résolument vers la démocratie, l’élargissement de toutes les libertés et la production nationale ou bien reconduire une transition à l’infini, illisible et parfaitement handicapante ? A cette simple question de bon sens au vu des déficits démocratiques, de légimité, d’ouverture médiatique et dans les productions culturelles, les réponses sont toujours les mêmes. «Tout va bien», nonobstant le nombre de complots et de traîtres où se trouvent pêle-mêle la presse, des grévistes, des émeutiers forcément manipulés par les deux mains d’un étranger aussi insaisissable que ceux qui contrôlent le marché intérieur, qui organisent la vente de devises dans des endroits très exposés au su et au vu de toutes les autorités… Avec un si grand nombre de traîtres, d’antinationaux, de «complots ourdis», de journalistes agents infiltrés, comment expliquer que pas un, pas un seul agent à la solde de l’étranger ne soit inculpé en bonne et due forme alors qu’il s’agit de sécurité nationale avec des ingérences étrangères régulièrement dénoncées ? Mystère et boule de gomme ou protections rapprochées ? Tous les historiens, les sociologues et les experts nationaux de grande qualité, reconnue ici et ailleurs, décryptent avec pugnacité et talent les réalités algériennes. Leurs analyses, qui ne trouvent place que dans la presse privée, devant l’absence d’émissions, d’espaces et de curiosité à l’intérieur de la seule chaîne de TV, ne sont ni lues ni commentées par les gouvernants. Ces derniers, contrairement aux officiels dans les grandes démocraties, répugnent, pour ceux qui savent, à écrire, à publier, à animer des sites internet, à dire leurs convictions, là où il y en a, à faire des propositions au nom de leur parti. Le rituel anesthésié du journal télévisé, les phrases creuses lâchées à l’occasion d’un séminaire ou d»un enterrement, le lendemain d’une grève ou d’une émeute suffisent à assurer le service minimum à côté des affaires courantes également communes à tous les officiels du monde. La récente période, marquée par un silence prolongé du chef de l’Etat, a laissé un profond sentiment de malaise, d’inquiétude en libérant une série de rumeurs qui ont occupé des espaces vacants. La cacophonie autour du rapatriement des dépôts algériens à l’étranger, de la fameuse et fumeuse campagne de vaccination, l’assassinat du premier chef de la DGSN, la loi criminalisant le colonialisme que la législation algérienne invalide, le pied de nez du Mali à l’encontre de notre diplomatie, Sonatrach et sa valse-hésitation, l’autoroute qui perd la boussole et tant d’autres pièces de boulevard ont achevé le travail. Repliés sur eux-mêmes et sur les dures réalités de la vie quotidienne, les Algériens s’estiment être de simples sujets. Ce qui désarme le pays et l’enfonce dans le pessimisme, la défiance, la violence à fleur de peau, l’informel et les trafics tous azimuts. Que dire des discours qui fleurissent sur la femme à l’occasion du 8 mars qui passe dans l’indifférence et la morosité dominantes ? Démagogiques, sans démarche volontariste ou législative, nos virils hommes politiques ont la seule obligation de glisser un ou deux slogans laudateurs sur la femme, et s’en aller rapidement vaquer à leurs problèmes d’hommes. Le déni de la femme et les traditions orientales bien ancrées ne peuvent s’accommoder de la seule idée de voir et d’avoir des femmes comme mesdames Merkel, Clinton, Lagarde qui donnent tellement de fierté à leurs concitoyens. Des femmes de pouvoir sinon au pouvoir ! Comment est-ce imaginable dans les régimes arabes et africains ? Dans un passé récent, dans une grande démocratie, Mme Thatcher a imprimé sa marque sans «calculer» tous les moustachus arabes. Ces derniers se sont vus infliger moult leçons par une femme qui dirigeait Israël. En mars 2010, trois présidents ont assisté à l’intronisation d’une femme immortelle à l’académie française. Le même mois, les écrans de TV affichaient trois femmes qui s’opposaient, en dirigeant leur parti, à la majorité de M. Sarkozy pour les régionales en France. Combien de femmes au dernier congrès du FLN ? L’Algérie officielle ne veut surtout pas se différencier des gouvernances arabes et africaines. Est-ce le verdict de l’histoire et de la géographie ou celui des régimes politiques ?
1- Alain Touraine in «Qu’est-ce que la démocratie».
Ed. Fayard
2- Ibid
25 mars 2010 à 10 10 23 03233
Vers la démocratie culturelle ? Entretien avec Alain Touraine
Pour Alain Touraine, deux dangers inverses menacent la démocratie : l’assimilation culturelle et la montée des intégrismes. Dans ce contexte, la renaissance des convictions démocratiques passe par l’avènement d’une démocratie culturelle garantissant les droits universels et la diversité des identités individuelles.
Sciences Humaines : Beaucoup ont vu dans l’effondrement du système soviétique et d’un certain nombre de dictatures l’expression du triomphe de la démocratie. Vous considérez, vous, que la démocratie est en danger. Pourquoi ?
Alain Touraine : Depuis une dizaine d’années bien des régimes autoritaires ont disparu, mais la démocratie n’a guère progressé. On a davantage assisté au triomphe de l’économie de marché. Or celle-ci ne s’identifie pas à la démocratie comme on le pense trop souvent. L’économie de marché fait aussi bon ménage avec les démocraties qu’avec les régimes non démocratiques. La plupart des économies dites émergentes sont même fondées sur des régimes autoritaires. C’est vrai en Malaisie, à Singapour, en Indonésie, c’est aussi le cas au Pérou, en Tunisie…
Les pays occidentaux ne sont pas épargnés par l’affaiblissement de la démocratie, comme l’atteste le développement de formes d’engagement extrapolitique. En France en particulier, une grande partie des problèmes sociaux ne sont plus gérés par le système politique.
Ne noircissons certes pas le tableau, mais il y a manifestement une perte de sens de la démocratie. Le terme de démocratie se répand dans le langage courant alors même que la démocratie semble perdre de sa capacité mobilisatrice. De Tien An Men à l’Algérie en passant par la Serbie et la Croatie, de nombreux hommes et femmes ont continué et continuent à opposer leur droit fondamental de vivre libre à des pouvoirs autoritaires. Mais ces formes d’action ont montré une résistance plutôt qu’une avance de l’esprit démocratique et paraissent des défaites au regard des espoirs placés dans la chute du mur de Berlin. La démocratie n’est vigoureuse que si elle est portée par un désir de libération qui se donne constamment de nouvelles frontières. Face à l’extension de la culture de masse, d’une part, et à la montée des intégrismes et des nationalismes d’autre part, la grande affaire pour la démocratie est de défendre et de produire la diversité culturelle. Après la démocratie politique et la démocratie sociale, la renaissance des convictions démocratiques passe par la construction d’une démocratie culturelle.
SH : En quoi consiste cette démocratie culturelle ?
A.T. : La démocratie culturelle consiste à reconnaître la diversité des trajectoires, des projets, des origines. C’est aussi affirmer une nécessaire solidarité en redéfinissant celle-ci comme l’ensemble des garanties institutionnelles du droit de tout un chacun à se construire comme sujet.
Par sujet, j’entends la construction de l’individu (ou du groupe) comme acteur, par l’association de sa liberté affirmée et de son expérience vécue, assumée et réinterprétée. Le sujet s’exprime aussi par la reconnaissance mutuelle de l’autre comme sujet, c’est-à-dire comme individu cherchant, lui aussi, à se construire. Dans cette perspective, la démocratie, c’est l’ensemble des conditions institutionnelles qui permettent cette « politique du sujet ».
Pour être démocratique, l’égalité doit désormais signifier le droit de chacun de choisir et de gouverner sa propre existence ; le droit à l’individuation contre toutes les pressions qui s’exercent en faveur de la standardisation et de la moralisation.
La démocratie ne peut plus se réduire à un ensemble de garanties contre un pouvoir autoritaire. Après la conquête des droits civiques et la défense de la justice sociale, la démocratie doit être l’instrument de reconnaissance de l’autre et de la communication culturelle. En cela, je rejoins l’Américain Charles Taylor qui parle de « politique de la reconnaissance » (politics of recognition).
SH :Une telle démocratie ne risque-t-elle pas de demeurer formelle ?
A.T. : Depuis deux cents ans, la démocratie est confrontée au même problème : appliquer à des situations concrètes les principes universels – liberté et égalité – et donc abstraits, qui la définissent.
A l’origine, la démocratisation concernait seulement le champ politique ; elle consistait en l’octroi de droits civiques et en l’extension du suffrage universel.
A partir du xixe siècle, la question s’est posée de savoir si on pouvait étendre la démocratie à des situations autres que politiques, et d’abord aux situations de travail. C’est ce que l’on a appelé la question sociale. Ce n’est qu’au terme de luttes, de révolutions et de conflits que la démocratie s’est étendue au monde du travail, que de politique ou civique elle est devenue également sociale à travers la mise en place du Welfare State et des politiques social-démocrates.
Aujourd’hui, les problèmes culturels s’imposent avec autant de force que les problèmes sociaux au siècle dernier. La question est désormais de savoir comment nous pouvons vivre ensemble. C’est-à-dire comment concilier concrètement les règles de la vie sociale applicables à tous et la diversité des identités culturelles. On ne peut plus établir la démocratie sur des principes transcendants (la raison avec un grand R et le progrès avec un grand P). Le seul principe universaliste acceptable par tous est celui qui proclame le droit de tout un chacun à combiner librement sa participation à un monde globalisé par la technique et l’économique, et les multiples facettes de son identité. Le droit consiste à créer les conditions non pas tant d’une société multiculturelle que d’une communication interculturelle, ce qui est différent.
Comprenez-moi bien, cette démocratie culturelle ne remplace pas la démocratie sociale ni civique ou politique. La démocratie sociale ne s’est imposée que là où elle s’est combinée à une démocratie politique.
SH : Quel est le pays qui se rapproche le plus de ce modèle de démocratie culturelle ?
A.T. : J’ai été constamment impressionné par le Québec. C’est un pays qui a développé de longue date une réflexion sur la manière de faire vivre ensemble plusieurs groupes sociaux, ethniques, culturels… et ce, au niveau local, notamment à travers des groupes de citoyens ou des initiatives sociales. Les excès du politically correct aux Etats-Unis ne doivent toutefois pas faire oublier les luttes positives qu’ont menées les mouvements des droits en faveurs des noirs, des femmes… contre toutes les formes de domination culturelle et une interprétation partiale de l’histoire.
Le multiculturalisme américain me paraît finalement préférable à l’absence totale de vision multiculturelle dans un pays comme la France où le principe des droits proprement et seulement politiques continue à primer. Les Etats-Unis ont eu le mérite d’avoir pris acte de la dualité qui existe au coeur même de l’universel humain à travers une meilleure reconnaissance des droits de la femme, donc de l’égalité et de la différence entre hommes et femmes.
SH : La démocratie culturelle telle que vous l’avez définie est-elle envisageable dans les sociétés en développement ?
A.T. : Classiquement, on considère que le développement est une condition préalable à la démocratie. Cette position a été défendue par l’Américain Lipset. Je défends pour ma part la position inverse : c’est la démocratie qui est une condition préalable au développement. Si une accumulation primitive du capital, pour reprendre la terminologie marxiste, est envisageable dans des régimes non démocratiques, un développement endogène, en revanche, ne l’est pas. Dans les pays occidentaux, la démocratisation a coïncidé avec l’essor du rationalisme à travers le règne de la Raison, de la Science, etc.
Or, depuis plus d’un siècle, nous sommes engagés dans un vaste mouvement de réhabilitation de ce qui avait été discrédité comme relevant de la tradition. Les pays où le rationalisme n’a pas connu une telle ampleur sont d’autant plus disposés à concilier la modernisation avec le maintien de spécificités culturelles, historiques… En témoigne l’exemple du Japon. En Corée du Sud, à Taiwan et dans certains pays arabes… j’observe également un souci très vif de combiner la mémoire et le projet, l’ancien et le nouveau, la tradition et la modernité, le local et le global.
Cette défense de l’identité communautaire peut aussi bien renforcer que desservir la démocratie. Elle la menace si elle participe à un projet d’homogénéisation nationale, ethnique ou religieuse. Dans les pays en développement comme d’ailleurs dans les pays modernisés, la démocratisation implique un effort permanent en vue de combiner l’identité culturelle avec la pensée rationelle et la liberté personnelle.
Propos recueillis par SYLVAIN ALLEMAND
ALAIN TOURAINE
Sociologue, auteur de nombreux ouvrages dont Qu’est-ce que la démocratie ?, Fayard, 1994, il vient de publier Pourrons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents, Fayard, 1997.