En ces temps de polémiques autour de la
guerre d’Algérie, pourquoi ne pas lire une histoire d’amour ? L’histoire
d’un homme qui aima l’Algérie…à ses risques et périls. Un article de
Michel Rogalsky pour lematin-dz.
Derrière
le paisible, modeste et timide Adolfo Kaminsky se cache le curieux,
l’obstiné, l’inventif. Pendant trente ans, cet homme qu’on aurait pu
croiser chez son boulanger tous les matins menait double vie. Et quelle
vie ! Contée avec talent par sa fille, la vie de ce fils d’émigrés juifs
russes, né en Argentine est estomaquante. Clandestin pendant plusieurs
décennies, vivotant officiellement comme photographe de laboratoire, il
s’affirme très vite comme l’un des meilleurs faussaires de la place de
Paris.
Interné à Drancy à dix-sept ans avec sa
famille, il échappe à la solution finale grâce à l’intervention du
consulat d’Argentine, et se met au service de la Résistance qui le
spécialise très vite, en raison de ses connaissances balbutiantes de
chimie, acquises comme apprenti chez un teinturier, vers le service de
fabrication de faux papiers. Là, il excelle, développant un talent de
chercheur et d’innovateur, au point qu’il passera très vite du
grattage-raturage d’amateur à la fabrication sur grande échelle des
modèles qu’on lui présentera. Chaque nouvelle demande est un défi à
relever … et des vies à sauver. Même le passeport suisse, pourtant
réputé, ne résiste pas. Il lui faut installer des ateliers, y passer des
nuits, déménager souvent en catastrophe au rythme de l’étau policier
qui parfois se resserre.
Pacifiste et
internationaliste, il est de toutes les causes. Après la Résistance, il
aide les juifs à rejoindre Israël mais sans vouloir s’y installer
lui-même. Un temps approché par les services français qui lui offre un
laboratoire, il cesse ses services quand il comprend que son savoir
faire sert avant tout la politique coloniale en Indochine. Puis il
enchaîne avec les combats anticolonialistes et antifascistes. Ceux de
l’époque, réseaux Jeanson, puis Curiel de la guerre d’Algérie, l’amenant
à s’installer à Bruxelles, plus près de la direction de la Fédération
de France du FLN qui lui suggère, pour déstabiliser l’économie de guerre
française, de se lancer dans la fabrication de faux billets de banque
français. Il y réussit lorsque la signature des Accords d’Evian rend
caduque l’entreprise. Il doit pendant des mois brûler à petit feu la
masse de billets accumulée.
De retour à Paris dès
1963, il se lance aux côtés des mouvements de libération d’Afrique,
révolutionnaires d’Amérique latine, antifascistes d’Europe ou des
déserteurs américains de la guerre du Vietnam. Le rythme s’intensifie
dicté par les demandes croissantes qui accompagnent l’envol de la
notoriété. Les faux se diversifient car pour convaincre il faut façonner
une nouvelle personnalité, accompagner le passeport d’une carte
d’identité compatible, d’un jeu complet de papiers vraisemblable. C’est
une véritable petite entreprise qu’il s’agit de faire tourner.
Brutalement, il cesse ses activités et part en Algérie
où pendant dix années une nouvelle vie, familiale et privée commencera
pour lui. Sentant venir la montée de l’intégrisme islamiste, il
reviendra en France dans les années 80. On reste un peu sceptique sur
les raisons invoquées quant à l’arrêt de ses activités en 1971. Le même
passeport –sud-africain- lui est présenté trois fois par des personnes
différentes, avec la même question : peux-tu en fabriquer en grande
série ? Il craint provocation ou légèreté, décide de tout arrêter et se
rend au domicile d’Henri Curiel, dont il était le principal fournisseur
depuis plus de dix années, et à qui il remet une valise de matériel
(passeports, encres, tampons, produits chimiques, etc.) en lui déclarant
qu’il avait formé suffisamment de stagiaires pour que la relève soit
assurée. Il lui aurait pourtant été facile d’imaginer que la
représentation extérieure de l’African National Congress (le parti de
Nelson Mandela), ne disposant que d’un modèle de passeport, avait
formulé la demande à trois groupes de sympathisants différents, et que
sa notoriété de faussaire les avait tous trois conduits jusqu’à lui.
L’embrouille policière n’était pas certaine.
Et puis, arrivé au
sommet de son art, que pouvait-il craindre ? Quel régime aurait pris le
risque politique de le traîner devant les tribunaux ? Non, à son niveau
et avec son passé, impunité assurée ! Imaginez le cortège de témoins,
héros de nobles luttes, défilant à la barre pour lui témoigner leur
reconnaissance. Vies sauvées ici, poursuites d’activités rendues
possibles là. Non, cet homme c’est un service public à lui tout seul.
Son action devrait être mise au programme de tous les cours
d’instruction civique. Il doit être décoré. Bravo l’artiste !
MICHEL ROGALSKI
Directeur de la revue Recherches
internationales
Sarah KAMINSKY
Adolfo Kaminsky,
une vie de faussaire
(Calmann-Lévy, 2009, 261 p., 16 €)
21 mars 2010
Contributions