Histoires vraies
Roudi et moi dans la même tombe (1re partie)
Mal rasé, hagard, l’homme frappe autour de lui la demi-douzaine de policiers qui l’assaillent. Un inspecteur, parant les coups de poing, parvient à lui passer les menottes. C’est la fin. Tout se brouille, se réduit en un minuscule point lumineux. L’écran de la télévision s’éteint, devient noir :
le feuilleton policier que diffusait ce soir la chaîne de télévision ZDF est fini, Rodolph et sa mère quittent le canapé.«Veux-tu une omelette ? demande Joséphine Fischerbold à son fils.— Oui.— Cela te suffira ?— Oui, maman, je n’ai pas faim.»Un étrange et terrible drame va éclater dans quelques minutes, au chaud de ce bel appartement d’une ville allemande, le soir d’un dimanche banal et pluvieux de l’hiver 1963. Rodolph, vingt-sept ans, juriste, employé à l’état civil, est un beau garçon blond et calme, un peu fade peut-être, mais que tout le monde aime bien et qui a gardé de sa tendre enfance de très bons amis.
«Tu devrais prendre un cachet pour dormir, lui conseille sa mère.
— Pour quoi faire ? demande le jeune homme un peu étonné.
— Tu vas avoir une dure journée, demain.»
Rodolph en souriant convient, en effet, que les heures qui suivent vont être mouvementées : il doit mettre son travail à jour et s’occuper des derniers préparatifs du mariage qui, mardi matin, va l’unir pour le meilleur et pour le pire à sa fiancée Ingrid Brukner. Le soir même ils partiront pour Venise.
C’est que, chez les Fischerbold, la tradition est toujours et en tout point respectée : il y a un crêpe sur chaque photo de M. Fischerbold, mort l’année dernière, un crucifix au-dessus de chaque lit, des plantes vertes devant la fenêtre et une couverture de laine posée sur le canapé pour ne pas le salir.
Vers vingt-deux heures, Rodolph embrasse sa mère et gagne sa chambre pour enfiler un pyjama et se coucher gentiment, jetant avant de s’endormir un regard sur la photo de sa future femme, blonde et rose, qui sourit comme un bébé sur la table de nuit.
Joséphine Fischerbold débarrasse la table, range méticuleusement la vaisselle dans la cuisine : un peu trop soigneusement, peut-être, comme si elle voulait gagner du temps. Autrefois brune, aujourd’hui le cheveu poivre et sel, Joséphine, cinquante-deux ans, est une femme élégante, bien que moins soigneuse d’elle-même depuis quelque temps. Visage sans rien de remarquable, sinon les pommettes un peu saillantes qui lui devaient, lorsqu’elle était jeune fille, d’être surnommée «la Chinoise».
Vingt-deux heures trente. Joséphine traverse le living-room, suit un petit couloir pour aller coller son oreille à la porte de Rodolph : aucun bruit, il dort.
Quelques pas pour gagner sa chambre, et Joséphine sort du tiroir de sa coiffeuse un petit paquet long et mince. Il porte encore la marque du commerçant qui le lui a vendu voici déjà deux semaines.
Du bout des ongles, Joséphine s’acharne à défaire les nœuds de la petite ficelle qui l’entoure, puis, saisissant l’extrémité du papier, elle laisse le paquet se dérouler de lui-même au dessus du lit. Il en tombe un couteau. Un long et fort couteau pointu qu’elle ramasse en le saisissant par le manche. Au mur, la photo de son défunt mari, inspecteur des Chemins de fer, la regarde avec indifférence. Depuis qu’il est mort, Joséphine ne vit plus que pour son fils. Ce qui va se passer maintenant est la preuve que personne, aucune famille, n’est à l’abri du drame. Car, jusqu’à cette mort, la vie de famille des Fischerbold était harmonieuse et sans histoire. (à suivre…)
D’après Pierre Bellemare
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29 avril 2010 à 23 11 05 04054
Histoires vraies
Le corbeau du Romain (3e partie)
Résumé de la 2e partie n Pour éviter un bain de sang, un duel est proposé aux Romains. Valerius va-t-il persuader quelqu’un de se porter volontaire ?
Tous ceux qui se sentent concernés par ce combat singulier ne dorment que d’un œil. Certains plaisantent toute la nuit. D’autres se donnent du courage en buvant quelques coupes de vin gaulois ou de bière. Des corbeaux tournent autour du camp, attirés par les restes de nourriture, les soldats examinent leur vol et essaient d’en tirer des oracles pour le lendemain :
— Les corbeaux ont tourné trois fois autour du camp !
— Mauvais signe, c’est la mort assurée pour le propriétaire !
Ici pas de propriétaire, c’est donc le chef qui est désigné.
— Qui dit que le chef du camp combattra demain ? Personne n’est encore désigné.
— Bande de crétins, de toutes les manières aucun Romain n’est propriétaire de ce champ ! Il appartient à quelque Gaulois : la mort est donc dans leur camp !
Allez savoir avec ces corbeaux gaulois et ce cadastre imprécis…
Au matin, le géant gaulois se présente devant les enseignes romains. Il arbore sa plus belle tenue : de longs pantalons de cuir, des peintures de guerre qui accentuent son côté effrayant. Cette fois, il n’est plus seul : une dizaine de Gaulois, montés à cru sur des chevaux fougueux, le suivent à distance respectueuse. Une sorte de garde d’honneur trop peu nombreuse pour inquiéter la légion des Romains bien installés dans leurs défenses.
Témoins prêts à témoigner, prêts à hurler leur joie en cas de victoire, prêts à recueillir la dépouille de leur champion en cas, bien improbable, de mort.
Le géant gaulois est au milieu du forum, au centre du camp romain. Il examine la légion romaine impeccablement alignée.
Les centurions, face à lui, attendent eux aussi. Qui va affronter le Gaulois ?
Valerius, le crâne coiffé d’un casque brillant, fait un pas en avant. Il annonce :
— Je défie ce fier Gaulois en combat singulier. Que les dieux me soient favorables !
La légion tout entière pousse un cri d’admiration et répète, sans trop y croire :
— Gloire à toi, Valerius, que les dieux te donnent la victoire !
Sur le casque de Valerius un bouquet de plumes noires frémit dans la brise matinale.
Un lourd silence s’abat sur la légion romaine. Seuls les chevaux des centurions font entendre le bruit de leurs naseaux qui s’ébrouent tant la nervosité ambiante est intense. Valerius saisit son épée et s’avance d’un pas ferme vers le géant gaulois que ses peintures rendent vraiment effrayant. Valerius mesure au moins deux pieds de moins. Quelles sont ses chances ? Sa cuirasse, les protections qui couvrent ses avant-bras et ses mollets, son casque frémissant de plumes noires ?
Le combat s’engage et tout de suite on sent que le Gaulois va dominer la situation. Ses bras gigantesques lui permettent une allonge dangereuse. Malgré sa taille et son poids, il se révèle d’une surprenante agilité. Ses pieds nus effleurent à peine le sable de l’aire de combat. Son épée gauloise fend l’air en sifflant et tout le monde s’attend à voir la tête encasquée de Valerius s’envoler loin de son buste. Les Romains s’enferment dans un silence pesant. Les Gaulois saluent chaque mouvement de l’épée de leur champion. Mais celui-ci, bien certain de sa victoire, ne veut pas expédier l’affaire en quelques secondes. Il prend plaisir à tournoyer autour de Valerius qui en est réduit à tourner sur lui-même comme une toupie. (à suivre…)
Pierre Bellemare
29 avril 2010 à 23 11 28 04284
Une date, un fait Edition du 24/4/2010
Histoires vraies
Le poison de l’araignée (3e partie)
Résumé de la 2e partie n Tessa et sa sœur se marient le même jour. Alors que la fête bat son plein, elle avoue son amour à Emil – son beau-frère – qui est loin de s’en indigner…
Inutile de continuer : Emil sait ce que Tessa a en tête. Le lendemain, à l’endroit dit, Tessa attend à bord de sa Chrysler. Elle est nerveuse. Emil viendra-t-il ? Et s’il avait réfléchi, et s’il allait tout raconter à Clarissa, à Philip ? Tessa nierait farouchement. Après tout, il n’y a pas eu de témoins de leur baiser torride.
Soudain, Tessa sent son cœur qui s’emballe. La jeep d’Emil vient d’apparaître au tournant de la route. Il se gare derrière la Chrysler de sa belle-sœur : en un instant il est installé à côté d’elle. Est-ce le temps ? Est-ce l’appel des sens ? Toujours est-il qu’Emil et Tessa, après avoir échangé quelques considérations sur la situation inattendue où ils se trouvent impliqués, décident que les mots sont de trop. Ils s’embrassent sans retenue. Les mains cherchent à libérer les corps de vêtements gênants et superflus. Peu importe la route toute proche et les voitures qui passent. Le soleil se couche et les deux époux infidèles se jettent dans une gymnastique érotique au mépris de toute prudence et de toute décence. C’est un automobiliste qui les saisit dans la lumière de ses phares et qui les ramène à la réalité par de vigoureux coups de klaxon…
Après un si beau début, Emil et Tessa s’installent dans une liaison adultère aussi régulière que discrète. Pourtant Clarissa, l’épouse trompée, n’a rien à se reprocher : elle répond parfaitement à ce que tout époux pouvait espérer : belle, sage, organisée, aimante, gaie. Philip Duhamel, de son côté, est moins bien loti. Tessa, qui sait parfaitement qu’elle l’a épousé par dépit, ne tarde pas à lui faire sentir qu’il n’est qu’un «prix de consolation». Elle se refuse à lui avec d’autant plus d’énergie qu’elle est comblée par les performances d’Emil. Philip, perdu, perturbé, choisit la pire des consolations : il se laisse aller à boire pour oublier la «soupe à la grimace» qui l’accueille régulièrement chez lui. Dès lors, Tessa ajoute le dégoût au mépris. D’autres sentiments vont suivre très logiquement, ce qu’elle confie à son beau-frère
— Emil, nous ne pouvons pas continuer comme ça pendant des années. Nous avons le droit au bonheur. Qu’attendons-nous ? Que Clarissa et Philip meurent de vieillesse ? Mais cela prendra combien d’années ? Quel âge aurons-nous ? Il faut avoir le courage de reconnaître que nous nous sommes trompés de conjoint. Partons ensemble, nous pourrons refaire notre vie en Angleterre… ou en Australie, dans n’importe quel pays anglophone. Tu es ingénieur agronome, on en demande partout dans le monde.
— Mais, ma chérie, ce n’est pas possible. Sans Clarissa je ne possède rien. Notre ferme a été achetée avec sa dot. Et puis… il y a un élément nouveau. Clarissa est enceinte. Impossible de la quitter maintenant !
Tessa sent le froid de la mort lui glacer les veines. Clarissa est enceinte ! Quelle horreur ! Cet enfant, garçon ou fille, c’est elle, Tessa, qui devrait l’attendre. Et pas de Philip, non, d’Emil, son fougueux amant qu’elle adore plus que sa vie…
Après ce choc, Tessa n’en peut plus d’attendre un bonheur au grand jour. Elle passe de longues heures à lire des romans policiers. Sait-on jamais…
— Philip, mon chéri, ça fait longtemps que nous ne sommes pas allés dîner en ville. J’ai terriblement envie de me faire belle, de déguster de la bonne cuisine et… pourquoi pas, de boire un peu de champagne.
Philip ne comprend pas immédiatement ce que lui propose Tessa :
Sortir avec moi… en amoureux. Mais… ça fait combien de mois que…? (à suivre…)
Pierre Bellemare
29 avril 2010 à 23 11 32 04324
Une date, un fait Edition du 22/4/2010
Au coin de la cheminée
La pâquerette (1re partie)
Ecoutez bien cette petite histoire !
A la campagne, près de la grand- route, était située une gentille maisonnette que vous avez sans doute remarquée vous-même. Sur le devant se trouve un petit jardin avec des fleurs et une palissade verte ; non loin de là, sur le bord du fossé, au milieu de l’herbe épaisse, fleurissait une petite pâquerette. Grâce au soleil qui la chauffait de ses rayons aussi bien que les grandes et riches fleurs du jardin, elle s’épanouissait d’heure en heure. Un beau matin, entièrement ouverte, avec ses petites feuilles blanches et brillantes, elle ressemblait à un soleil en miniature entouré de ses rayons. Qu’on l’aperçût dans l’herbe et qu’on la regardât comme une pauvre fleur insignifiante, elle s’en inquiétait peu. Elle était contente, aspirait avec délices la chaleur du soleil et écoutait le chant de l’alouette qui s’élevait dans les airs.
Ainsi, la petite pâquerette était heureuse comme par un jour de fête, et pourtant c’était un lundi. Pendant que les enfants, assis sur les bancs de l’école, apprenaient leurs leçons, elle, assise sur sa tige verte, apprenait par la beauté de la nature la bonté de Dieu, et il lui semblait que tout ce qu’elle ressentait en silence la petite alouette l’exprimait parfaitement par ses chansons joyeuses. Aussi regarda-t-elle avec une sorte de respect l’heureux oiseau qui chantait et volait. Cependant, elle n’éprouva aucun regret de ne pouvoir en faire autant.
«Je vois et j’entends, pensa-t-elle, le soleil me réchauffe et le vent m’embrasse. Oh ! j’aurais tort de me plaindre.»
En dedans de la palissade se trouvaient une quantité de fleurs distinguées ; moins elles avaient de parfum, plus elles se redressaient. Les pivoines se gonflaient pour paraître plus grosses que les roses, mais ce n’est pas la grosseur qui fait la rose. Les tulipes brillaient par la beauté de leurs couleurs et se pavanaient avec prétention; elles ne daignaient pas jeter un regard sur la petite pâquerette, tandis que la pauvrette les admirait en disant : «Comme elles sont riches et belles! Sans doute, le superbe oiseau va les visiter. Dieu merci, je pourrai assister à ce beau spectacle.»
Et au même instant, l’alouette dirigea son vol non pas vers les pivoines et les tulipes mais vers le gazon, auprès de la pauvre pâquerette qui, effrayée de joie, ne savait plus que penser. Le petit oiseau se mit à sautiller autour d’elle en chantant : «Comme l’herbe est moelleuse ! Oh ! la charmante petite fleur au cœur d’or et à la robe d’argent!»
On ne peut se faire une idée du bonheur de la petite fleur. L’oiseau l’embrassa de son bec, chanta encore devant elle, puis il remonta dans l’azur du ciel. Pendant plus d’un quart d’heure, la pâquerette ne put se remettre de son émotion. À moitié honteuse, mais ravie au fond du cœur, elle regarda les autres fleurs dans le jardin. Témoins de l’honneur qu’on lui avait rendu, elles devaient bien comprendre sa joie. Or, les tulipes se tenaient encore plus raides qu’auparavant ; leur figure rouge et pointue exprimait leur dépit. Les pivoines avaient la tête toute gonflée.
Quelle chance pour la pauvre pâquerette qu’elles ne pussent parler ! Elles lui auraient dit bien des choses désagréables. La petite fleur s’en aperçut et s’attrista de leur mauvaise humeur.
Quelques moments après, une jeune fille armée d’un grand couteau affilé et brillant entra dans le jardin, s’approcha des tulipes et les coupa l’une après l’autre.
— Quel malheur ! dit la petite pâquerette en soupirant. Voilà qui est affreux ! C’en est fait d’elles. (à suivre…)
Conte d’Andersen
29 avril 2010 à 23 11 44 04444
Une date, un fait Edition du 19/4/2010
Au coin de la cheminée
La Plume et l’Encrier (2e partie et fin)
Résumé de la 1re partie n l’encrier et la plume se vantent d’être à l’origine de tous les écrits.Mais à qui revient la primauté ?
Le poète avait cru entendre chanter son propre cœur, chanter avec une voix divine comme en ont parfois des femmes. On eût dit que tout vibrait dans ce violon, les cordes, la chanterelle, la caisse… pour arriver à une plus grande intensité d’expression. Bien que le jeu du virtuose fût d’une science extrême, l’exécution semblait n’être qu’un enfantillage : à peine voyait-on parfois l’archet effleurer les cordes ; c’était à donner à chacun l’envie d’en faire autant avec un violon qui paraissait chanter de lui-même, un archet qui semblait aller tout seul.
L’artiste était oublié, lui qui les faisait pourtant ce qu’ils étaient, en faisant passer en eux une parcelle de son génie.
Cependant, le poète se souvenait et, s’asseyant à sa table, il prit sa plume pour écrire ce que lui dictaient ses impressions.
«Combien ce serait folie à l’archet et au violon de s’enorgueillir de leurs mérites ! Et pourtant nous l’avons cette folie, nous autres poètes, artistes, inventeurs ou savants. Nous chantons nos louanges, nous sommes fiers de nos œuvres, et nous oublions que nous sommes des instruments dont joue le Créateur. Honneur à lui seul ! Nous n’avons rien dont nous puissions nous enorgueillir.»
Sur ce thème, le poète développa une parabole qu’il intitula l’Ouvrier et les instruments.
— A bon entendeur, salut mon cher ! dit la plume à l’encrier après le départ du maître. Vous avez bien compris ce que j’ai écrit et ce qu’il vient de relire tout haut ?
— Naturellement, puisque c’est chez moi que vous êtes venue le chercher, la belle. Je vous conseille de faire votre profit de la leçon car vous ne péchez pas d’ordinaire par excès de modestie. Mais vous n’avez même pas senti qu’on s’amusait à vos dépens !
— Vieille cruche ! répliqua la plume.
— Vieux balai ! riposta l’encrier.
Et chacun d’eux resta convaincu d’avoir réduit son adversaire au silence par des raisons écrasantes. Avec une conviction semblable, on a la conscience tranquille et l’on dort bien ; aussi s’endormirent-ils tous deux du sommeil du juste.
Cependant, le poète ne dormait pas, lui ; les idées se pressaient dans sa tête comme les notes sous l’archet du violoniste, tantôt fraîches et cristallines comme les perles égrenées par les cascades, tantôt impétueuses comme les rafales de la tempête dans la forêt. Il vibrait tout entier sous la main du Maître Suprême. Honneur à lui seul !
Conte d’Andersen
29 avril 2010 à 23 11 48 04484
Une date, un fait Edition du 18/4/2010
Au coin de la cheminée
La Plume et l’Encrier (1re partie)
Que de choses dans un encrier ! disait quelqu’un qui se trouvait chez un poète. Que de belles choses ! Quelle sera la première œuvre qui en sortira ? Un admirable ouvrage sans doute.
— C’est tout simplement admirable, répondit aussitôt la voix de l’encrier ; tout ce qu’il y a de plus admirable ! répéta-t-il, en prenant à témoin la plume et les autres objets placés sur le bureau. Que de choses en moi … on a quelque peine à le concevoir … Il est vrai que je l’ignore moi-même et que je serais fort embarrassé de dire ce qui en sort quand une plume vient de s’y plonger. Une seule de mes gouttes suffit pour une demi-page : que ne contient pas celle-ci ! C’est de moi que naissent toutes les œuvres du maître de céans. C’est dans moi qu’il puise ces considérations subtiles, ces héros aimables, ces paysages séduisants qui emplissent tant de livres. Je n’y comprends rien, et la nature me laisse absolument indifférent… Mais qu’importe ! Tout cela n’en a pas moins sa source en moi, et cela me suffit.
— Vous avez parfaitement raison de vous en contenter, répliqua la plume, cela prouve que vous ne réfléchissez pas car si vous aviez le don de la réflexion vous comprendriez que votre rôle est tout différent de ce que vous croyez. Vous fournissez la matière qui me sert à rendre visible ce qui vit en moi ; vous ne contenez que de l’encre, l’ami, pas autre chose. C’est moi, la plume, qui écris ; il n’est pas un homme qui le conteste cependant, et beaucoup parmi les hommes s’entendent à la poésie autant qu’un vieil encrier.
— Vous avez le verbe bien haut pour une personne d’aussi peu d’expérience car vous ne datez guère que d’une semaine ma mie, et vous voici déjà dans un lamentable état. Vous imagineriez-vous par hasard que mes œuvres sont les vôtres ? Oh ! la belle histoire ! Plumes d’oie ou plumes d’acier, vous êtes toutes les mêmes et ne valez pas mieux les unes que les autres.
A vous le soin machinal de reporter sur le papier ce que je renferme quand l’homme vient me consulter. Que m’empruntera-t-il la prochaine fois ? Je serais curieux de le savoir.
— Pataud ! conclut la plume.
Cependant, le poète était dans une vive surexcitation d’esprit lorsqu’il rentra, le soir. Il avait assisté à un concert et subi le charme irrésistible d’un incomparable violoniste. Sous le jeu inspiré de l’artiste, l’instrument s’était animé et avait exhalé son âme en débordantes harmonies. (à suivre…)
Conte d’Andersen
29 avril 2010 à 23 11 49 04494
Une date, un fait Edition du 18/4/2010
Histoires vraies
Massacre pour un oiseau voleur (3e partie)
Résumé de la 2e partie n Les soldats des deux camps font la trêve pour rechercher la petite statue de saint Ignace qui a disparu de l’oratoire…
Les nandous gobent tout ce qui brille. La statue d’ivoire devait briller un peu dans l’ombre et il l’aura avalée ! C’est certain !
— Ce nandou n’était qu’un envoyé du Diable. C’est Lucifer qui l’a dépêché pour qu’il s’empare du petit saint qui nous porte chance !
Déjà les plus rapides des Espagnols se sont élancés sur la piste du gros oiseau mais celui-ci, par pur instinct, s’élance aussi dans les grandes herbes et les distance sans le moindre mal. Don Ramon et Don Gutierez, le chef de l’autre parti, se mettent d’accord pour s’organiser :
— Les nandous ont leur territoire et ils ne s’éloignent jamais beaucoup de celui-ci.
Un prêtre qui sait lire précise :
— Chez ces animaux ce sont les mâles qui couvent les œufs. Or, nous sommes en pleine période de couvaison. Le nandou va revenir s’installer sur les œufs pondus par la femelle, cela est certain. Il ne s’en est éloigné qu’à cause de la chaleur de midi qui lui permettait de prendre un peu d’exercice !
Du coup on se divise en deux groupes : l’un part vers l’est, l’autre vers l’ouest. Les soldats se sont munis de filets et il ne s’agit plus que de prendre en tenaille les familles nandous. Récupérer la statue de saint Ignace est bien plus important que de tuer quelques Indiens guaranis ou de violer quelques Indiennes impubères.
En définitive, il faudra plusieurs heures au groupe pour arriver à ses fins. On encercle quelques nandous et, faute de pouvoir identifier le coupable du vol, on tue tous les mâles. Et l’on se met ensuite en devoir d’ouvrir toutes les dépouilles. Les mouches bourdonnent bientôt autour des entrailles sanglantes dans lesquelles les Espagnols, désespérés, plongent leurs mains pour retrouver leur «petit saint». En vain.
Ce qu’ignorent les Espagnols c’est que le nandou possède un estomac aux possibilités incroyables. Pour lui permettre de digérer toutes les nourritures qu’il peut avaler, le nandou est doté d’un organe digestif qui agit comme une broyeuse. Rien n’y résiste : ni fruit, ni caillou, ni… petit saint d’ivoire.
Les Espagnols cessent enfin de farfouiller parmi tous les estomacs ouverts et s’étonnent de ne pas y trouver la statue.
— Le nandou voleur nous aurait-il échappé par l’intervention de Lucifer ?
— Certes point ! Nous l’avons vu se mêler au groupe de ses congénères et s’installer sur les œufs. Comme nous avons tué tous les mâles, il est forcément dans le lot. Si la statue de saint Ignace a disparu de son estomac, c’est un miracle. Un vrai miracle avéré !
Pour ces hommes sincères et féroces mais naïfs, tout ce qu’ils ne peuvent expliquer tient du miracle. Et que faire quand un miracle a lieu sur l’empire de Charles Quint, entre les mains de son petit-fils Philippe III d’Espagne, empire sur lequel, de l’Orient à l’Occident, «le soleil ne se couche jamais» ? Il faut en informer Sa Majesté. Nul doute que cette nouvelle vaille à ceux qui en ont été les témoins et pratiquement les acteurs, quelques pensions, quelques titres de noblesse ou quelques récompenses. (à suivre…)
Pierre Bellemare