La vieille voyante au front tatoué se penche et examine pendant quelques minutes les cartes qu’elle vient d’étaler sur une petite table basse, puis se relève lentement, la tête alourdie peut-être par les révélations que doivent afficher maintenant les dessins qu’elle a sous les yeux. Le regard toujours posé sur les cartes, sa voix rompt le silence qui s’est installé dans le salon encombré d’objets hétéroclites où elle a reçu Kheirour, la jeune femme qui est venu la consulter sur son avenir. Elle révèle :
Une lumière tranchante comme un couteau de boucher déchire le voile d’obscurité qui enveloppe quelque chose dont mon esprit devine la présence, mais que mes yeux pourtant perçants n’arrivent pas encore à discerner. Maintenant je distingue une limace qui remue à peine, macérant dans une bave mousseuse et abondante. Des plaques couleur de rouille parsèment sa chair brune qui dégage une odeur forte de moisissure. La lumière me dévoile à présent une femme. C’est toi ma fille. Tu es assise sur une chaise en plastique dont les pieds sont enracinés dans le sol. Le menton gisant dans le creux de ta main droite, tu regardes cette bestiole avec des yeux gorgés de déception, en hochant doucement la tête. Je lis sur ton visage les marques profondes d’une attente qui dure depuis des siècles. Tu marmonnes des mots que mes oreilles pourtant fines ne perçoivent pas. Peut-être que le Seigneur ne veut que j’aille fourrer mon nez dans le tiroir où tu ranges tes secrets. Car chacun de nous a des secrets que notre Créateur protège, et je ne peux accéder qu’à ceux qu’Il me permet de découvrir. Mais voici que brusquement la limace se tortille et s’entortille frénétiquement comme la queue que vient de perdre un lézard. Dieu Tout-Puissant, maintenant elle est en train de subir des métamorphoses. Des bras, des jambes, une tête, ont jailli de sa chair gluante, elle est devenue un homme. Un feu brûle dans ses yeux. Une odeur puissante et virile se dégage de son corps, qui t’enveloppe et t’étreint comme des mains énergiques et audacieuses. Il pose sur toi un regard qui te pénètre profondément et te ranime. La fleur fanée assise tout à l’heure en face de la limace est maintenant une rose rouge épanouie aux pétales charnues et frémissantes. Il t’appelle et tu te lèves fascinée comme un oisillon par un serpent. Il te soulève dans des bras vigoureux et tu te laisses emporter, soumise et consentante, la chair abandonnée à ses caprices. Il te murmure des paroles qui t’affolent et tu entends les chaines qui entravent ton corps se briser l’une après l’autre, baignant dans une crainte voluptueuse. Il te dit : «Ne parles pas, ma rose, ne dis rien. Tes yeux lumineux sont aussi éloquents que les cartes d’une voyante chevronnée. Je sais maintenant ce que tu attends de moi. Désormais, je serai à la portée des rêves les plus fous qui tourmenteront ta chair. » Mais l’obscurité revient, plus épaisse et plus opaque, et vous cache à mon regard. C’est fini ma fille. »
La voix fatiguée de la vieille voyante s’arrête d’interpréter les cartes étalées sur la table, et laisse pénétrer dans le salon les bruits qui animent la rue. Des grossièretés lancées par des voix enfantines parviennent aux oreilles des deux femmes assises en tailleur l’une en face de l’autre sur un matelas en éponge. Puis, elles entendent une voix éraillée aboyer des malédictions contre les gamins. «Quelle sale époque nous vivons ! crache la voyante. Des bouches, appartenant à des bébés, aussi pourries qu’un égout ! Ce ne sont pas des mots qui sortent de leur gosier, ces batards, ce sont des excréments ! Où sont les hommes de naguère ? Où sont-ils partis ? Où est le bâton ? » Kheirour approuve d’un signe de tête les paroles de la vieille femme, mais ne dit rien. Elle fouine un instant dans un sac, en sort un billet de banque, et le fourre dans la main de la voyante qui balbutie des remerciements. Ensuite, elle se leve pour rentrer chez elle. Dehors, il fait une chaleur épouvantable. Un soleil aveuglant calcine la rue. Elle se dirige vers l’arrêt du bus. Une demi-heure plus tard, un véhicule déglingué se range devant elle dans un vacarme de ferraille, et les battants d’une porte s’ouvrent sur son visage. Une viande chiffonnée est entassée à l’intérieur du tacot. Elle se creuse un trou dans cette chair enchevêtrée et suante. Des odeurs épouvantables envahissent ses narines. Le receveur aboie quelque chose au chauffeur, et la ferraille s’ébranle et reprend péniblement son circuit quotidien, dégoutée d’un trajet qui lui a esquinté le moteur, et de cette mélasse humaine lourde qui a perdu toute dignité.
II) Quelques jours plus tard, après avoir fini de décrasser la vaisselle et de la ranger, Kheirour se plante devant l’écran de télévision pour suivre les péripéties de son feuilleton favori. Ses filles, qui l’ont précédée, ont les yeux braqués sur le poste, ne perdant pas une miette des images qui coulent en abondance dans le salon, fascinées.
Une demi-heure après, alors que le héros est en train de déclarer passionnément son amour à une femme qui refuse de le croire et pleure à chaudes larmes, une main appuie énergiquement sur la sonnette d’entrée. Les cris d’oiseaux qui s’en échappent altèrent l’atmosphère pelucheuse et rose qui enrobe la femme et ses filles. Kheirour se lève pour ouvrir, irritée par ce bruit facheux qui est venu perturber son plaisir. C’est son mari. Dès les premiers pas qu’il fait dans le couloir, elle remarque des changements dans son allure et sa manière de marcher. Comment exprimer la chose, il semble beaucoup plus ferme et solide que d’habitude. Son pas n’est pas celui mou et trainant qu’il a toujours montré. Dans ses yeux d’ordinaire sombres, flamboie maintenant un feu qui éclaire un visage nouveau, vivant et audacieux. Les paroles troublantes de la vieille voyante lui reviennent à la mémoire. L’heureux évenement prédit par la devineresse est enfin arrivé, songe-t-elle. Une joie intense envahit sa chair. Son cœur se met à battre follement. Jubilant, elle l’observe se diriger vers la cuisine d’un pas autoritaire et assuré. Il dépose sur la table un grand sachet noir en plastique, s’installe sur une chaise branlante en plastique, et se tourne vers elle. Son regard la pénètre profondémént et fait éclore des frissons doux le long de son échine. Elle se détourne, intimidé et le visage en feu. Pour cacher son émoi, elle prend un thermos et lui sert une tasse de café. Ensuite, elle fouine un instant dans un tiroir, en tire un cendrier en verre qu’elle dépose devant son mari, et prend place en face de lui. Un sourire étincelle sur les lèvres de l’homme. Sa voix coupe le silence, claire et désencombrée des déchets qui l’enrouaient dans le passé, pense-t-elle. Kouider dit, la main posée sur le sachet noir :
- Tu sais ce que contient ce sachet, Kheirour ? Il y a là-dedans la photo d’un homme. Un vrai homme. Si je ne craignais pas les langues envenimées et la curiosité malsaine des voisins, je t’aurais demandé de lancer des youyous jusqu’à notre mort. Car l’homme dont je vais te parler mérite que la voix de mon épouse résonne pour le saluer. Mais il n’y a pas que ma femme qui devrait pousser des youyous, non ! toutes les femmes arabo-musulmanes devraient le faire, et acclamer ainsi celui qui a décidé de faire face aux innombrables ennemis de notre immense nation. Les mécréants qui ne vivent que pour nous détruire, qui ne seront satisfaits que le jour où ils réussiront à gommer de nos crânes notre glorieuse identité. L’autre soir, un médecin nous a informés qu’ils ont plein de savants qui se creusent la cervelle jour et nuit pour trouver le moyen de nous vider définitivement de notre culture, et de nous transformer en tonneaux qu’ils pourront remplir des saletés qu’ils nous destinent. Oui, Kheirour, ce sont là les objectifs des Occidentaux. Et comme ils sont animés par le mal, Satan les a rejoints, les aide et les encourage, trouvant en cette engeance les mains exécutrices de ses entreprises malfaisantes. Dès qu’il a découvert leurs mauvaises intentions, il les a comblés de science et d’intelligence, leur pondant dans l’imagination des idées pour pourrir nos racines. Ce n’est pas dû au hasard s’ils sont allés sur la Lune et lorgnent du côté de Mars aujourd’hui ! Ce n’est pas dû au hasard si nous ne savons rien faire ! Elle s’est installée chez eux, l’effroyable créature qui s’est juré de nous nuire. Mais c’est fini maintenant ! Un homme vient de prendre la parole, Kheirour ! Ses mots ont sifflé comme des balles aux oreilles de nos ennemis !
Kouider s’interrompt pour reprendre haleine. Les paroles qu’il vient de prononcer l’ont épuisé et asséché son gosier. Il tend une main vigoureuse vers une bouteille d’eau, et le goulot à quelques millimètres de la bouche, il verse dans sa gorge une longue rasade, sous le regard admirateur mais légèrement inquiet de son épouse. Sans doute, elle est sur le point de vivre le bonheur délicieux prédit par la vieille voyante. Comme des souris soyeuses, des frissons agréables courent dans son dos, la chatouillent. Elle sent des choses se distendre et craquer en elle. Elle craint de ne pas pouvoir maîtriser les chevaux qui galopent maintenant dans ses tempes, fougueux et débridés. Mais un crissement casse sa rêverie. Son époux vient d’extraire du sachet noir un cadre qu’il expose à son regard en disant :
- Regarde Kheirour ! C’est de ce grand homme-là qu’il s’agit ! Il vient de faire un discours dans lequel il a malmené la Suisse d’une manière spectaculaire ! Ce pays doit en ce moment se laisser aller généreusement dans son froc, les muscles ramollis comme des poivrons grillés ! Je sens d’ici la vapeur puante qui s’en dégage. Lourde et opaque, elle monte vers le ciel et s’étale au-dessus de l’Europe. Et aucun Occidental n’a intêret à rouspéter ! D’ailleurs, mis à part quelques murmures mous comme une limace, ils ont tous baillonné leur voix ! La peur les paralyse ! Même les Américains, qui d’habitude sont les premiers à gueuler, ont choisi de se blottir dans le silence. Ils ont bien fait !
Encore une fois, Kouider se tait pour reprendre son souffle. Il pose sur la table le cadre qu’il brandissait devant les yeux de son épouse pendant qu’il parlait. Elle avait reconnu le Président de la Libye. Les petites souris soyeuses n’ont pas arrêté un instant de folâtrer dans son dos. Les chevaux sauvages galopent toujours dans ses tempes, crinière au vent. Elle a la sensation que des fleurs charnues et carnivores sont en train de pousser dans sa chair. Muette et immobile, elle contemple son mari qui vient d’allumer une cigarette. Une fumée bleue s’échappe de ses lèvres en flocons merveilleux. Elle les suit du regard, émerveillée. Mais Kouider continue de parler :
- Ah ! que je suis heureux, Kheirour ! Je sens circuler dans mes veines un sang nouveau et brûlant ! Ce discours m’a rempli d’énergie, m’a regénéré ! J’ai l’impression que je viens de naître ! Je ne te le cacherai pas : la vie dans ce pays m’a peu à peu transformé en limace. Je me suis laissé aller, empoisonné par la pomme de terre, l’oignon, la limonade, le café, la cigarette, la télévision, le mensonge, l’hypocrisie, la saleté et la morale. Mais c’est fini maintenant ! Les paroles de ce grand homme m’ont ragaillardi. Je me sens ferme et solide. J’ai envie de me battre. Dieu fasse que les autres Présidents et les Rois de notre nation le suivent sur le chemin courageux qu’il vient d’emprunter. Mais verse-moi encore une tasse de café, que le Seigneur bênisse tes mains, Kheirour ma sœur. Pendant ce temps, je vais accrocher ce cadre dans notre chambre.
III) Pendant une semaine, Kheirour patiente, attendant que se réalisent les prédictions de la vieille voyante au front tatoué. En vain. Chaque jour, elle s’enferme dans la salle de bains et se soigne durant des heures, l’imagination gambadant joyeusement dans les jardins interdits, le dos chatouillé par les petites souris soyeuses. Quand elle ouvre enfin la porte pour sortir, des flots de parfum enivrants emplissent la maison, et les filles accourent, gazouillant et sautillant autour d’elle, éblouies par la beauté de leur mère. Mais son mari n’arrête pas de parler du Président, toujours avec la même fièvre et la même passion qu’il a manifestées le jour où il est rentré à la maison avec le fameux cadre dans la main. Dans la chambre, allongé sur le lit, les yeux fixés sur la photo, il déclame sur le héros, la voix vibrant d’enthousiasme et d’émotion. Parfois, il s’adresse directement à l’image : «Ils s’aplatiront et ramperont sur le sol comme des limaces, bavant de peur, devant Toi. » À la fin, il s’enfonçe dans le sable mouvant du sommeil. Ce qui chagrine particulièrement sa femme, c’est qu’il semble ne pas voir les soins qu’elle apporte à son corps et à ses tenues depuis quelques jours. Cependant, elle ne désespère pas, persuadée que bientôt des bras vigoureux l’emporteront vers le pays des délices que chantent les poêtes depuis la nuit des temps.
IV) Les jours s’écoulent, comme ils le font depuis des millions d’années, se foutant pas mal des espérances de la pauvre femme, indifférents et monotones. Depuis longtemps, Kheirour ne se soigne plus, désenchantée par une attente longue et stérile. Par ailleurs, des douleurs lancinantes dans le dos lui coupent parfois brusquement le souffle. Kouider continue de discourir sur son glorieux héros. Maintenant il lui arrive de le décrire, debout devant le cadre, l’index brandie comme la règle d’un instituteur : «Regarde ses yeux, Kheirour ! C’est le regard d’un homme qui n’a pas peur ! Les petites rides sinueuses qui jouent sur le visage disent une virilité sans fissures. Le port de la tête exprime une immense fierté. Il faut bien observer pour découvrir ces vérités !… » Et il continue ainsi pendant un long moment…
Mais Kheirour est de plus en plus malade. Son dos est sillonné de douleurs atroces qui la font hurler de souffrance. Son corps dégage une odeur de pourriture comme un cadavre qui se décompose. Le médecin exige une échographie et des analyses. Les images révèlent des tâches bizarres dans tout le dos, mais les comptes-rendus des analyses médicales n’apportent rien de nouveau. Il faut pousser plus loin les investigations. Un examen au scanner confirme l’échographie, mais demeure sans informations sur la nature des marques sombres qui jonchent le dos de la malade. On décide d’opérer. Le bistouri du chirurgien sème l’effroi dans la salle d’opération. C’est l’horreur. Le lendemain matin, les lecteurs du Quotidien d’Oran refusent de croire leurs yeux. Une manchette énorme annonce : «Des souris en état de décomposition avancée découvertes dans le dos d’une femme ! ».
4 mars 2010
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