par Mohammed ABBOU
Enfoncé dans un somptueux fauteuil , le vieil homme déjà marqué par l’âge semblait encore plus écrasé par la peine qui embuait ses yeux d’un bleu délavé, il n’arrivait pas à ingurgiter la moindre goutte du café que venait de lui servir sa belle-fille.
Il attendait dans la maison de son cadet le retour de celui-ci parti chercher son ainé, arrêté dans la matinée, par la police au cours d’une manifestation publique qui a dégénéré entre les services de l’ordre et les médecins grévistes.
Il n’arrivait pas encore à croire à la réalité des événements. De toute leur enfance aucun de ses trois fils ne lui imposa l’épreuve qu’il était entrain de vivre.
Il a fallu que les trois atteignent l’âge adulte et qu’ils s’installent aussi bien dans la vie professionnelle que dans la vie conjugale pour que l’ainé commette l’incartade qui le mena au commissariat comme un garnement pris sur le fait d’une mauvaise action. Pourtant l’ainé, durant toute son enfance, a été doux, obéissant, avec d’excellents résultats scolaires qui alimentaient les sujets de discussion de sa mère avec ses amies et ses voisines.
Au lycée sa bonne conduite et sa distinction dans les études ont continué à faire le bonheur de ses parents.
Et quand à l’Université il opta pour la Médecine, tous les membres de la famille étaient sur un nuage. Il n’avait pas terminé sa première année qu’il était sollicité au moindre petit ennui de santé ; même les voisins guettaient son passage dans l’espoir d’un conseil gratuit.
Studieux et discipliné, il n’a jamais eu la grosse tête et s’évertuait à devenir ce qu’il a toujours voulu être, un bon Médecin.
Son rêve accompli, il épousa une consœur qu’il a eu tout le temps de connaître et d’apprécier aux cours de leurs longues études. Il opta pour un établissement public, une fois le service national accompli. Mais au bout d’une décennie, son niveau de vie ne s’améliora guère ; à l’étroit dans un studio que son frère cadet à mis à sa disposition après avoir terminé sa villa, fréquemment chez le mécanicien pour maintenir en vie sa vieille guimbarde, il ne voyait pas d’éclaircie à l’horizon. Pourtant il ne se permettait aucun écart de consommation, se privait même des dépenses qui relevaient de l’ordinaire chez ses collègues exerçant dans le secteur privé.
Mais son salaire et celui de son épouse suffisaient à peine aux besoins quotidiens de sa petite famille de quatre personnes. Toutefois d’une nature paisible et sans passé belliqueux, même quand il était étudiant , il se contentait de ruminer ses déceptions sans participer à la revendication publique. Et voila que ce matin là ressentant comme un petit sentiment de culpabilité envers les collègues qui s’exposaient dans l’espoir d’améliorer le sort de la profession, il décida de se joindre à leur marche.
Et c’est justement ce jour là que les choses dérapèrent ; Pourquoi s’est-il trouvé là où rien ne le préparait à venir ? Pourquoi ne s’est-il pas éclipsé en douce dés que les choses ont mal tourné ? Pourquoi a-t-il attendu comme tétanisé que le policier vienne le cueillir et le conduire au commissariat sans aucune résistance?
Pourquoi… ? Les questions se heurtaient dans la tête du vieil homme et il priait pour que le cadet, élu national, arrive à faire libérer son frère et le ramener à la maison. Il pouvait le faire , il a toujours surpris ses vieux parents en faisant ce dont ils ne l’ont jamais cru capable.
Ce n’est pas qu’ils le sous-estimaient, même si le père se laissait aller parfois à des comparaisons entre ses fils, la mère ne s’y hasardait jamais, mais le cadet n’a pas fait montre d’une intelligence particulière. A seize ans il n’a pas pu aller plus loin que la dernière année du primaire qu’il a fréquentée trois années durant, y accueillant même son benjamin avant de faire ses adieux définitifs aux bancs de l’école.
Agent de sécurité dans une entreprise publique économique dés l’âge de dix neuf ans, il grimpa rapidement l’échelle syndicale et se retrouva à la faveur d’élections locales sur la liste d’un parti dont il ne connaissait que le sigle. Elu, à sa propre surprise, il appréhendait la première réunion d’une assemblée dont il ignorait la fonction même dans les textes qu’il n’a jamais lus, de toutes les façons il ne pouvait pas tout comprendre.
Son rôle de figuration n’allait pas durer longtemps, au bout de quelques mois le président, victime d’un retrait de confiance, lui céda la place.
Il avait bénéficié d’un rapport de forces qui se solda par l’élimination mutuelle des deux principaux prétendants à la succession.
Et quand deux ans plus tard le renouvellement du Senat arriva à échéance, rien ne s’opposait à son sacre par la majorité des élus de la circonscription; il a eu tout le temps de faire jouer son charme sonnant et trébuchant.
En très peu de temps, sa nouvelle situation l’aida à réaliser une belle demeure et à quitter son petit studio qu’il céda à son Médecin de frère qui vivait jusque là sous le toit du père avec sa femme et ses deux enfants.
Le vieux était tout à ses rêveries quand il se rendit compte que ses deux garçons, revenus du commissariat, l’observaient depuis quelques instants déjà.
Agréablement surpris, il tenta de se lever pour manifester sa joie et les saluer mais ils le forcèrent à demeurer assis et se penchèrent l’un après l’autre pour lui embrasser le front, et se mirent à lui raconter leur péripéties se coupant la parole et corrigeant les propos l’un de l’autre.
Le vieux ne les écoutait plus, ses pensées s’étant envolées vers le benjamin qui tardait à le rejoindre avec sa mère.
Ah le benjamin ! il lui a donné tant de joie, il savait attirer son attention et le faire fondre d’affection, il sût se faire pardonner même son échec scolaire aux portes de l’Université.
Il se reprit à trois reprises en vain. Mais il a su rebondir dans la vie en intégrant l’institut de technologie de l’éducation. Il est aujourd’hui directeur d’une école primaire. Loin de prétendre au train de vie du cadet il ne connait pas non plus les privations de ses collègues enseignants. Bénéficiant d’un toit gratuit et de quelques petits avantages matériels il partage les frustrations du corps enseignant mais ses petits privilèges l’obligent à la réserve.
Finalement parmi les trois fils, le plus insatisfait de son sort est celui dont les voeux professionnels ont été accomplis, qui a acquis le plus de connaissances et qui a développé le mieux ses capacités intellectuelles.
L’ainé n’a jamais prétendu à l’enrichissement mais il pensait que son métier le mettait automatiquement à l’abri du besoin et qu’il lui assurait une reconnaissance sociale sans faille. Y a-t-il plus gratifiant à ses propres yeux et plus respectueux aux yeux des autres que de soulager les maux de son prochain et de s’appliquer à sauver des vies ?
Il faut croire que sur cette belle terre les choses ne sont plus dans leur ordre naturel et que chacun n’est pas reconnu à son juste potentiel. Le pays dans un effort désordonné d’édification a ouvert une compétition non déclarée entre secteurs. Les plus grandes sociétés économiques dés leur naissance ont appris à s’emparer des meilleurs pour s’occuper des machines.
Les professions libérales plus particulièrement la médecine et le barreau par leur prestige historique ont bénéficié d’un mouvement de reconquête sociale par les plus studieux.
L’enseignement s’est contenté de la réhabilitation des semi-échecs pour assurer l’encadrement des petites têtes.
L’administration, à l’exception des quelques fonctions supérieures pour lesquelles elle a organisé une formation spéciale, a fait de la récupération pour le reste de ses besoins.
Le reste du secteurs public n’affichait aucune exigence pour pourvoir aux emplois offerts.
L’activité économique et commerciale privée dans sa grande partie a opté pour la voie parallèle, elle ne risquait pas de croiser les chemins des requis professionnels ou des règles éthiques.
La fonction électorale, au gré de l’évolution politique, entre les mécanismes de désignation et le choix par défaut s’est peu à peu enlisée dans les méandres du tribalisme, de l’opportunisme et des échanges marchands.
Emergeant d’une longue parenthèse coloniale, la société s’est reconstituée dans le désordre, chacun de ses segment s’est reconstruit en autonomie.
Or, c’est le rapport à l’autre, la référence à une cohérence d’ensemble qui fondent les notions de valeur et de droit. Et c’est la perception commune de ces notions qui fait la communauté et la cité.
Une société sans droit ni valeur ne peut être qu’une cohabitation d’hommes sans sens dont le présent est toujours difficile et l’avenir aléatoire.
Oui, de la hiérarchie du hasard ne peut naître qu’une société par défaut.
25 février 2010
Contributions