par Boudaoud Mohamed
Moussa tira une cigarette du paquet d’Afras posé sur la table à portée de sa main, la glissa doucement sur ses moustaches parsemées de poils blancs pour la renifler un instant, les yeux fermés, puis la coinça entre ses dents et l’alluma en observant rêveusement la petite flamme orange qui se tortillait sur la tête du briquet.
L’air songeur, il aspira une longue et profonde bouffée, emprisonna la fumée pendant quelques secondes à l’intérieur de ses poumons pour jouir du tabac, et l’expulsa ensuite dans la direction de son épouse assise en face de lui, qui épluchait péniblement des navets élastiques comme du caoutchouc, silencieuse et absorbée. Malicieux comme un singe, du coin de l’œil, il vit sa femme toussoter et agiter vivement ses mains pour dissiper le nuage puant et gris qu’il lui avait soufflé au visage. Puis, elle posa sur lui un regard accusateur mais indulgent et moqueur, qui l’avait troublé, qui avait agité en lui de délicieux souvenirs. Elle murmura:
- Toi et tes conneries de gamin poilu comme un bouc ! Quand grandiras-tu mon homme ? Au lieu de me souffler ton poison sur la figure, tu pourrais peut-être me dire des mots gentils pour me faire planer loin de ce bêton sombre et humide qui ferait moisir un ange ! Tu sais combien je suis folle de ta langue de poête, chéri, et des remous dévastateurs qu’elle produit dans mon sang ! Sinon, cesse tes gamineries et laisse moi peler ces légumes flexibles comme des sandalles ! Ou, encore mieux, si tu n’as rien à foutre, arrache tes fesses de cette chaise, et va donc souffler ta fumée degoûtante dans ce trou que tu vois là-bas ! Comme un héros, délivre ta pauvre épouse de la souris qui y demeure pendant le jour et chie dans sa semoule durant toute la nuit. Va, mon cœur, va !
Moussa eut un petit rire approbateur, heureux et fier d’être le mari d’une femme qui savait manier le mot, dotée d’une langue qui faisait naître en lui des milliers de petits vers, qui frétillaient et le mordillaient, débarrassant sa chair des épines empoisonnées de la fatigue et des soucis quotidiens, délicieusement. Il pensait : « Je l’ai toujours vue rire et s’amuser. Elle ne se plaint jamais. Ou alors rarement. Vivante et ardente, elle adore le soleil et la mer, et déteste l’obscurité. Quand il fait beau, elle ouvre toutes les fenêtres, et, les cheveux répandus sur les épaules, caracolant comme une gazelle, elle joue dans la lumière et l’air qui coulent maintenant dans maison, courant d’une chambre à l’autre, fredonnant, gaie et ravissante, épanouie… Mais elle n’a jamais réussi à dissiper ce nuage sombre qui s’abat sur moi, quand je reviens du chantier, dans la poche cette poignée de sous crasseux, que je ramasse au bout de trente journées passées à réduire la distance qui me sépare de la tombe. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle, elle est allée hier consulter une voyante. Je l’inquiète beaucoup… » Sa voix résonna brusquement dans la cuisine :
- La voyante a raison, Aicha ! Sinon, comment expliquer cette misère qui nous colle au corps, nous suçant les os sans trêve, comme des tiques ancrées dans la peau d’un chien, lui pompant avidement le sang. Raconte-moi encore ce qu’elle t’a dit, ma chérie. Imprègne-moi des paroles de vérité que cette prophétesse t’a révélées avec ses cartes, hier après-midi, quand tu es parti chez elle pour l’interroger sur la merde qui s’étale de plus en plus sur notre vie. Mais n’oublie rien ! Je veux tous les détails ! C’est très important pour notre avenir ! N’oublie pas une miette de ce qu’elle t’a dit ! Hier, il m’a semblé que la fatigue a grandement déformé les révélations de cette excellente voyante ! Il faut que je sache exactement ce qu’elle a découvert dans ses cartes bénies ! Va, mon âme, je t’écoute !
Sa femme, qui avait fini d’éplucher ses navets, quitta sa chaise, fouina à l’intérieur d’un sachet en plastique qui gisait à ses pieds, en sortit des pommes de terre et des oignons, et regagna son siège. Elle avait deviné que son mari brulait du désir d’entendre encore une fois les paroles qu’elle avait rapportées de chez la tireuse de cartes. Alors, elle s’était mise à parler, mettant dans sa voix toute l’émotion dont elle était capable :
- La voyante m’a dit : « C’est la jalousie et le mauvais œil qui sont à l’origine de la misère pouilleuse qui vous ronge, ma fille. Je vois des femmes, beaucoup de femmes, les cheveux dévoilés, habillées de robes vaporeuses et transparentes, belles et charnues, excessivement parfumées, l’œil étincelant, la bouche rouge comme une blessure qui saigne, elles s’avancent dans la direction d’un gourbi, en grognant comme des bêtes sauvages. Maintenant, elles encerclent la baraque, quelques-unes s’acharnent sur la porte qui refuse de s’ouvrir, d’autres griffent les murs comme pour les percer, poussant toujours des grognements. Toi et ton mari, vous êtes à l’intérieur, blottis l’un dans les bras de l’autre, crevant de peur. À présent, elles hurlent le nom de ton époux, elles l’appellent. » Voilà ce qu’elle m’a dit.
Moussa alluma une autre cigarette. Il avait l’air soucieux, comme s’il était absorbé par une pensée profonde. Son visage exprimait une grande concentration. Sa femme continuait sa besogne, les yeux braqués sur le couteau, et le légume qu’elle était en train de peler, mine de rien. Pensivement, Moussa aspira une bouffée de fumée qu’il rejeta par les narines, et demanda :
- Dis-moi, Aicha ! Dans cette horde de diablesses qui entourent la cabane qui nous sert d’abri, la voyante a-t-elle évoqué une présence d’hommes ?
- Je ne me souviens pas l’avoir entendue faire allusion à des hommes ! C’est vrai qu’elle habite dans une rue où règne un vacarme épouvantable, et qu’elle parle du nez, mais je ne crois pas avoir oublié quelque chose. Mais il n’y a que le Seigneur qui est toujours sûr, qui ne se trompe jamais ! Nous ne sommes que de pauvres créatures imparfaites, dotées d’organes souvent défectueux.
- Bien ! déclara Moussa, maintenant je comprends pourquoi plus je bosse plus je m’enfonce dans la merde. Ce sont donc des femmes qui te jalousent. C’est clair ! Je m’en doutais un peu, que c’est la jalousie qui alimente la poisse qui me colle à la peau. Mon flair ne m’a jamais conduit dans un chemin sans issue, mais je n’ai pas voulu lui faire confiance, craignant d’accuser à tort des gens innocents. Car, tu sais que je n’aime pas mettre en colère notre Créateur, le Clémént, le Miséricordieux ! J’ai toujours mesuré mes paroles. C’est donc la jalousie qui empêche la fortune de se répandre dans notre foyer ! Et maintenant, je m’explique toutes ces griffures qui incendient ma chair quand je suis dans le quartier. Ce sont des yeux qui se métamorphosent en pattes de chats sauvages, qui me lacèrent ainsi. Cachées derrière des rideaux, pourries par la jalousie qu’elles nourrissent contre ma femme, les voisines me lancent des regards qui s’enfoncent dans ma chair comme des aiguilles ruisselantes de venin ! C’est la seule explication possible ! La voyante a raison ! C’est le mauvais œil qui me ruine ! Je comprends aussi pourquoi un Président et des dizaines de ministres, brillants et bourrés de science et d’intelligence, travaillant d’arrache-pied à longueur d’année, n’ont pas réussi à me rendre heureux, à m’arracher à la misère. La télévision est là pour le prouver.
Ces gens n’arrêtent pas de trimer pour mon bonheur, parcourant le pays sans repos, Aicha, mais la jalousie, l’épouvantable jalousie des voisines, ravage tout ce qu’ils font. Tu as vu la chose de tes propres yeux, Aicha ! le président a souvent cinglé ses ministres sur le petit écran pour les pousser à se secouer, à semer le bien-être sur ma vie ! Je ne peux pas donc lui reprocher de ne pas avoir songé à mon bonheur ! Et notre Premier ministre ! Quand il a commencé à bosser dans l’État, il était encore jeune, avec une chevelure noire, le visage lisse comme celui d’un adolescent, toujours souriant, respirant une santé de fer, la tête farcie de science, et regarde le maintenant ! Il s’est bousillé la viande pour faire de moi un gars vivant dans la joie et l’abondance ! Mais je n’ai rien obtenu ! Il a vieilli dans le gouvernement pour rien ! Comme l’honnête homme qui l’a précédé. D’ailleurs, c’est le gouvernement tout entier qui est envahi par la moisissure de la vieillesse ! C’est une catastrophe ! C’est horrible ! Bientôt, ils se mettront tous à s’éteindre l’un après l’autre, et je me retrouverai sans guides ! Comme un orphelin analphabète égaré sur la terre ! Un ouvrier ignorant exposé à toutes les misères ! C’est horrible ! Car, écoute bien ce que je vais te dire, Aicha mon petit cœur : une fois que tous ces ministres auront rejoint le Seigneur, personne ne pourra occuper les postes qu’ils auront vidés, et les tas de rats grouillants qui guettent ton pauvre mari se jetteront sur lui et le dévoreront sans pitié ! Mettons-nous donc à genoux et prions le Tout-Puissant d’augmenter la distance qui sépare mes gouvernants de la tombe ! Tu vois de quoi est capable le mauvais œil qui vient de la jalousie des femmes, Aicha ! Mais que veulent-elles donc toutes ces femelles sauvages se dirigeant presque nues vers notre nid ? Pourquoi m’appellent-elles ? Pourquoi me tourmentent-elles ainsi ? Et ça a été toujours comme ça ! Les voisines disaient à ma mère : « Couvre son corps d’amulettes si tu ne veux pas qu’il périsse par le mauvais œil. » Les fillettes de tout le voisinage s’accumulaient sur le seuil de notre maison ! Elles voulaient toutes jouer avec moi ! Elles se querellaient violemment pour regarder mes yeux ! je n’ai jamais connu la paix ! Pourquoi m’appelaient-elles, ces diablesses aux cheveux éparpillés sur le dos ?
Un silence lourd remplaça la voix émue de Moussa. L’un après l’autre, les muezzins se mirent à appeler à la prière. Aicha paraissait soucieuse et semblait vouloir dire quelque chose. Des éclairs papillonnaient dans ses beaux yeux intelligents. Quelques instants plus tard, elle dit :
- Oh ! mon Dieu ! C’est maintenant que ça me revient ! C’est sûrement l’appel à la prière qui m’a rendu la mémoire. Tu voulais tous les détails et j’ai failli oublier ce que la voyante m’a dit à la fin de la séance. C’est son téléphone portable qui est responsable de cet oubli. À un certain moment, il s’est mis à chanter, et elle a été obligée de s’arrêter de lire dans ses cartes. Ça a duré un bon bout de temps. Ensuite, elle a repris ses divinations. Et elle a ajouté : « Voici maintenant un homme qui arrive. Il se dirige vers le gourbi d’un pas décidé et autoritaire. Il est grand. Il est beau. Il a dans la main droite un fouet avec lequel il cingle les femmes qui appellent toujours ton mari. Elles se dispersent et disparaissent dans les buissons qui poussent dans les environs de la cabane en terre sèche. Maintenant, il pose ses yeux de feu sur la porte et appelle. C’est ton prénom qui sort de sa bouche, vibrant d’émotion. Mais un nuage tombe sur mes cartes. Les images disparaissent. C’est fini ma fille. »
Moussa éteignit sa cigarette dans une tasse de café qu’il venait de vider. Il observa un moment le filet de fumée qui s’en échappait. On devinait sur ses traits que des pensées lourdes agitaient son âme. Ses yeux errèrent un instant puis se posèrent sur les bananes, les poires, les pommes, les dattes et les oranges en plastique qui ornaient joliment les murs de la cuisine. Ensuite, son regard se déplaça vers une image punaisée sur la porte. Elle représentait une petite fille, avec deux grosses larmes aux coins des yeux, la tête enroulée dans un foulard rose, les mains et les yeux levés vers un ciel bleu, sans nuages. Une immense tristesse s’empara de son corps et une salive amère envahit sa bouche. Et c’est d’une voix épuisée qu’il formula les paroles suivantes :
- Il arrive souvent à l’homme de s’oublier et de quitter la voie de Dieu, pour aller se rouler avec volupté dans la fange des cochons, Aicha ! Jamais Dieu ne nous pardonnera ces virées dans les champs boueux du pêché. Nous sommes parmi ceux dont la viande et les os nourriront les flammes de l’Enfer. Car, notre religion est claire à ce sujet. L’Imam n’a jamais cessé de le répéter. Consulter une voyante est un acte honni par le Seigneur ! Cette sale menteuse a inventé toute cette histoire pour te vider le portefeuille ! La garce !
- Tu as raison, mon amour ! Mais, c’est toi qui m’as poussé à aller la visiter et lui demander pourquoi la poisse te colle aux fesses comme une glue ! Moi, je ne voulais pas ! Mais, laissons tomber ces sottises de vieillards qui n’ont plus que la langue pour se tenir compagnie en attendant de crever ! Chante-moi, mon âme ! Chante-moi cette chanson qui raconte l’histoire de cet homme qui dit à sa bien-aimée aux yeux noirs : Je ferai hennir mon cheval dans ta demeure ! Que lui répondait-elle, mon amour ! Rappelle-moi ces paroles qui me tourmentaient le sang et me transformait en bête sauvage !
-Elle criait : Je t’ouvrirai toutes les portes et toutes les fenêtres de ma demeure, mon cœur ! Ton cheval pourra piaffer et hennir autant qu’il voudra ! Et le jour où il perdra sa vigueur, nous vivrons des fleurs charnues de nos souvenirs. Nous allumerons des bougies, nos veillées seront gaies, et nous ne connaîtrons pas le poison des regrets.
25 février 2010
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