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Zalgoum -Contes berbères de Kabylie Mouloud Mammeri

19 février 2010

1.Contes



Zalgoum (1re partie)

Un homme et une femme avaient deux enfants : une fille, Zalgoum, belle comme le jour avec ses longs cheveux d’or, et un fils qui leur donnait bien des soucis, car ils voulaient le voir marié et lui s’y refusait obstinément et passait son temps à chasser et à faire de longues randonnées dans la forêt.


1.Zalgoum l’y suivait quelquefois, mais c’était pour s’y baigner dans la fontaine d’eau claire, où son frère menait boire son cheval. Un jour que justement elle y était allée, elle y laissa tomber un de ses cheveux d’or. Le soir, quand son frère, revenant de la chasse, voulut abreuver son cheval, l’animal refusa obstiné-ment d’avancer vers le bassin, où il avait pourtant coutume de boire. Le cavalier descendit voir ce qui empêchait sa monture d’approcher et, ne trouvant rien, prit une petite branche de chêne rugueuse et la promena dans l’eau. Quand il la retira, un long cheveu souple et blond y pendait. La lumière jouait dans les gouttelettes qui y étaient accrochées. Le jeune homme l’admira longuement, puis le recueillit avec soin et le ramena à la maison.
— Mon père et toi, dit-il à sa mère en arrivant, me poussez depuis longtemps à me marier.
— C’est que nous sommes vieux tous les deux et nous voudrions, avant de mourir, vous voir mariés, Zalgoum et toi.
Le jeune homme alors lui montra le cheveu :
— Eh bien, dit-il, si tu trouves la femme à qui ce fil d’or appartient, je promets de l’épouser.
La mère, transportée de joie à cette nouvelle qu’elle n’attendait plus, se hâta d’aller le redire à son mari. Puis elle prit le cheveu et, de porte en porte, s’en alla. faire le tour des maisons du village. Elle essaya le cheveu à toutes les filles qu’elle y trouva, mais… à son grand désespoir, il n’alla à aucune ! Il était trop long, ou trop fin, ou trop clair. Le père, qui attendait le retour de sa femme impatiemment, fut déçu d’apprendre qu’elle n’avait pas trouvé la fille à qui le cheveu fatidique appartenait :
— Tu es sûre de n’avoir oublié personne ? lui demanda-t-il.
— Personne…, dit-elle, sauf Zalgoum, naturellement.
Il réfléchit :
— Et si tu l’essayais à Zalgoum ?
— A quoi bon ?
— Au moins nous saurions qu’il est inutile de chercher plus longtemps. La mère fit venir Zalgoum, elle lui essaya le cheveu et… merveille ! il lui allait exactement : c’était la même couleur, la même longueur, la même finesse. Les parents étaient atterrés, car leur fils n’allait naturellement pas épouser Zalgoum et qui sait s’il accepterait encore de se choisir une fiancée ?
Le jeune homme bientôt rentra de la chasse et, dès qu’il fut descendu de cheval :
— Alors ? demanda-t-il.
La mère avait une peur affreuse de voir son fils renoncer à tout jamais à prendre femme. Aussi prit-elle d’infinies précautions pour lui avouer que le cheveu n’allait qu’à sa sœur.
J’ai visité toutes les filles du village, lui dit-elle, il y en a de très belles et dont les cheveux ressemblent .à celui-ci à s’y méprendre.
— Ils lui ressemblent, mais.., ils ne sont pas les mêmes.
Il allait continuer, quand son regard rencontra celui de sa mère, bouleversée :
— Tu as l’air affolée, dit-il.
— Aucune, souffla la mère, n’a les mêmes cheveux exactement, sauf 


2.Il y en a donc une ? dit le jeune homme. Vite, dis-moi qui elle est, et je l’épouserai.
— Zalgoum !
Elle ne laissa pas à son fils le temps de se récrier.
— Mais qu’importe ? Il y a beaucoup de filles belles et sages au village. Les cheveux de quelques-unes ne sont pas tellement différents de celui-ci.
— Non, dit le fils, j’ai juré d’épouser la femme à qui ce cheveu appartient et je ne me dédirai pas.
Longtemps la mère essaya de lui faire sentir combien la chose était impossible, impensable. II ne voulut rien entendre.
— Je ne me parjurerai pas, ou bien… je quitterai le pays.
A l’idée qu’ils allaient perdre leur unique garçon, les parents furent terrifiés. Ils acceptèrent, la mort dans l’âme, et durent promettre de commencer tout de suite les préparatifs du mariage. A Zalgoum, ils apprirent seulement que son frère allait se marier, mais sans lui dire à qui. La mère commença par le trousseau de la mariée. Chaque fois qu’elle allait acheter un habit, elle le faisait essayer à Zalgoum.
Les robes :
— La fiancée de ton frère a juste ta taille, lui disait-elle.
Les souliers :
— La fiancée de ton frère a ta pointure.
Les bijoux :
— La fiancée de ton frère a même tour de cou, même rondeur de bras, mêmes chevilles que toi.
Mais, quand Zalgoum demandait qui était la fiancée de son frère, la mère détournait la tête et ne répondait pas. Quand le trousseau fut prêt, elle dit à sa fille :
— Prends cette argile et va enduire les murs de la chambre de ton frère.
Zalgoum se mit à l’ouvrage. Pendant qu’elle pétrissait la pâte blanche, une hirondelle vint à passer :
— Si tu me donnes un peu d’argile pour mon nid, je te dirai qui ton frère va épouser.
— Et que m’importe de savoir qui mon frère épouse ? Il va se marier et cela me suffit.
Quand la chambre fut prête, la mère demanda à sa fille de trier le blé pour la fête. Zalgoum prit le plat d’alfa. Une corneille traversa le ciel en croassant :
— Quelques grains de blé pour mes petits et je vais te dire qui est la fiancée de ton frère.
— Passe ton chemin, lui dit Zalgoum, et laisse-moi, car j’ai fort à faire.
Quand le blé fut trié, on le porta à moudre. La mère donna alors la farine à Zalgoum :
— Tiens, roule-nous du couscous pour la fête de ton frère.
Zalgoum, installée devant le grand plat de bois, vit s’approcher une vache au pas nonchalant :
— Un peu de couscous pour mon veau et je m’en vais te révéler qui ton frère doit épouser. 

 

           3.La jeune fille pensa que tous les animaux tenaient à ce qu’elle sache qui serait bientôt sa belle-sœur. Elle jeta quelques grains à la corneille.
— Le blé que tu tries c’est pour tes noces, car c’est toi que ton frère veut épouser, dit l’oiseau.
Zalgoum, stupéfaite, ne savait pas si elle avait très bien compris. Elle vit repasser l’hirondelle et lui fit don d’un gros morceau d’argile.
— La femme que ton frère va épouser, c’est toi, dit l’hirondelle.
Zalgoum prit une pleine poignée de couscous, qu’elle jeta à la vache.
— Tu roules le couscous de ta propre fête, Zalgoum, dit la vache, car la mariée, demain, ce sera toi.
Il n’y avait plus de doute à avoir. Aussi Zalgoum laissa-t-elle là son couscous. Elle alla tout de suite revêtir des habits de voyage et, prenant soin que nul ne la vît, sortit de la maison.
Elle traversa le village sans que personne prît garde à elle, marcha longtemps dans la forêt jusqu’à une grotte retirée, où elle se réfugia. Pour que personne n’eût l’idée de venir l’y chercher, à l’entrée de la grotte elle roula une roche énorme.
Tous les habitants du village, apprenant qu’elle avait disparu, se mirent à la chercher partout… en vain. Son frère, furieux, monta sur son cheval, écuma les moindres recoins de la forêt et ne trouva rien. Les parents, désespérés, ne savaient plus à quel moyen recourir.
Pendant ce temps leur berger continuait de conduire chaque matin son troupeau de chèvres dans la forêt. L’une d’elles, un jour, monta jusqu’à l’entrée d’une grotte, que barrait une grosse pierre. Elle se mit à donner de grands coups de corne dans le rocher pour essayer de pénétrer. Le berger, accouru pour la ramener au troupeau, soudain entendit une voix qui sortait de la grotte :
Ouste, chèvre, va de là Ou la gale te dévorera
Et va dire à mes père et mère : Zalgoum dans la grotte se terre !
Eberlué, il regarda partout autour de lui, mais ne vit personne. Le soir il conta l’aventure à son maître, qui décida de le suivre la fois suivante au pâturage, pour voir de ses yeux ce qui allait arriver. Dès qu’ils y furent, le lendemain, la chèvre de nouveau se dirigea vers la grotte et se mit à donner de furieux coups de corne sur la roche qui en bouchait l’entrée. Aussitôt une voix très distincte dit :
Ouste, chèvre, va de là Ou la gale te dévorera `
Et va dire à mes père et mère :
Que Zalgoum dans la grotte se terre !
Le père aussitôt reconnut la voix. Il se précipita :
— Zalgoum, ma fille, où es-tu ?
J’étais ta fille, ta fille, dit Zalgoum, Tu étais mon père, mon père,
Mais maintenant tu es mon beau-père.
Il essaya en vain de la faire sortir de la grotte et revenir à la maison.
— Mais, au moins, montre-moi ta main, que j’y pose un baiser.
Il vit sortir la main par une fente de l’entrée, y porta ses lèvres, puis, ne pouvant rien obtenir d’autre, s’éloigna. 

                    4.Quand il conta à sa femme qu’il savait où était Zalgoum, qu’il venait d’entendre sa voix et de baiser ses doigts, elle voulut partir tout de suite, mais la nuit tombait et il lui fallut attendre le lendemain. Elle partit dès l’aube avec son mari et le berger, et la même scène se répéta. Quand la voix de Zalgoum sortit de la grotte, la mère se mit à sangloter :
— Zalgoum, ma fille, c’est moi, ta mère ; sors de la grotte que je te voie.
Tu étais ma mère, ma mère, dit Zalgoum
Mais maintenant tu es ma belle-mère.
— Sors, Zalgoum, que je t’embrasse.
— Je ne sortirai pas, dit Zalgoum.
— Donne-moi au moins le bout de tes doigts à baiser.
Zalgoum à travers la fente, sortit sa blanche main et la mère se précipita dessus pour la baiser. Puis elle s’en retourna, désespérée. Le soir elle apprit à son fils que Zalgoum était retrouvée. Il sella tout de suite son cheval et il fallut le retenir et lui remontrer, que la nuit, la forêt était le domaine des fauves, sortis chercher leur pâture. Ils partirent tous ensemble le lendemain, poussèrent la chèvre tout droit vers la grotte. Aussitôt la voix de Zalgoum, la même que celle d’autrefois, dit :
Ouste, chèvre, va de là !
Ou la gale te dévorera
Et va dire à mes père et mère
Que Zalgoum dans la grotte se terre.
— Zalgoum, dit le jeune homme, sors de là !
— Non, dit-elle.
— Tu ne veux pas revoir ton frère ?
Autrefois tu étais mon frère, mon frère,
Mais aujourd’hui tu es mon mari.
— Donne-moi au moins tes doigts à baiser.
Zalgoum sortit sa main…
Un bref coup de sabre… et la main s’en alla voler dans l’air, puis retomba dans l’herbe, loin de la grotte. Le frère se précipita et s’en empara.
Le cri de Zalgoum couvrit celui des chèvres qui bêlaient.
— Tu m’as trahie, mais Dieu te punira. Il te plantera dans le genou une épine que nul homme, nulle femme au monde ne pourra jamais enlever, que cette main que ton sabre vient d’arracher à mon bras.
Le frère sauta sur son cheval et partit à fond de train. Arrivé à la fontaine, d’où jadis il avait retiré le cheveu d’or de Zalgoum, il descendit pour y faire boire son cheval. Il allait remonter quand une épine se planta dans son genou.
Il essaya de l’extraire et, n’y parvenant pas, se promit de la donner à enlever à sa mère, dès qu’il serait rentré. En arrivant il jeta sur le toit de la maison la main, encore toute sanglante, de Zalgoum.
— Les neiges et le soleil la décharneront, se dit-il, ou bien les oiseaux rapaces l’emporteront.
Le soir une forte fièvre le prit. Ni la mère ni le père ni aucun des habitants du village ne réussit à enlever l’épine qui, de jour en jour, grossissait et s’incrustait plus avant dans la rotule. 

                        5.On fit venir des praticiens des villages puis des pays environnants, mais aucun n’arriva à faire l’extraction : le genou pendant ce temps enflait et bientôt devint énorme et si douloureux que le jeune homme dut s’aliter. Il resta dès lors cloué dans un coin, où il geignait nuit et jour, sans pouvoir marcher ni même seulement faire un mouvement sans crier. Pendant ce temps, la nouvelle qu’une voix mystérieuse sortait d’une grotte de la forêt s’était répandue dans le royaume et bientôt parvint aux oreilles du prince, qui en fut fort intrigué. Il fit aussitôt publier qu’il donnerait une grande récompense à quiconque ferait sortir de son abri la jeune fille. Une vieille sorcière se présenta, qui se fit fort d’y arriver. Le prince lui réitéra sa promesse.
— Mais, lui dit-il, je veux être le premier à voir la femme, si du moins c’en est une, au moment où elle sortira.
— Rien de plus facile, fit la sorcière. Pendant que j’opérerai devant la grotte, cache-toi dans les environs et tiens ton cheval prêt. Dès que la fille sortira, précipite-toi, empare-toi d’elle et emporte-la.
La vieille femme prit alors de la farine, du sel, de l’eau, un plat à cuire la galette, puis se dirigea vers la forêt. Arrivée devant la grotte, elle creusa un foyer rudimentaire, y alluma du feu, puis sur trois pierres plates posa son plat, mais à l’envers, le fond tout couvert de suie vers le haut. Ses gestes étaient malhabiles, avec les mains elle tâtonnait de droite et de gauche, s’emplissait de suie, se piquait aux épines.
Zalgoum la regardait de l’intérieur. Elle fut d’abord amusée puis, prenant pitié de la pauvre vieille, qui visiblement n’y voyait pas, elle lui cria :
— Ma mère, tourne ton plat, tu l’as placé à l’envers.
— Ma fille, dit la sorcière, je n’y vois pas, avec l’âge mes yeux sont usés. S’il te plaît, viens m’aider.
Je suis dans une grotte, dit Zalgoum, j’ai peur d’être enlevée si je sors.
— Et qui t’enlèvera ? fit la sorcière, tu vois bien que nous sommes seules ici. Zalgoum regarda de droite et de gauche par les fentes de la grotte et, ne voyant personne, sortit. Elle prit le plat, le renversa, y déposa la galette.
— Maintenant, vieille mère, tu n’as plus qu’à surveiller ta galette jusqu’à ce qu’elle soit cuite. Moi, je rentre dans ma grotte.
Le prince aussitôt sortit de sa cachette et fondit sur elle. Zalgoum se mit à se débattre.
— Tu m’as trahie, cria-t-elle à la vieille.
— Qui que tu sois, lui dit le prince, tu n’as rien à craindre. Il ne te sera fait aucun mal. Je te demande seulement de me suivre dans ma maison. Zalgoum, se voyant prise, regarda le prince. Elle vit qu’il n’avait rien de farouche. Aussi accepta-t-elle de le suivre. Il l’installa dans la plus haute pièce du palais et, comme il voulait l’épouser, il interdit que quiconque montât la voir avant le jour des noces. 

            6.Mais, dès que Zalgoum était arrivée, la sorcière avait fait courir le bruit non seulement de l’expédition réussie du prince, mais aussi de la merveilleuse beauté de la fille qu’il avait ramenée. Aussi les autres femmes du palais tombèrent-elles jalouses d’elle. Elles désiraient ardemment la voir et, passant outre aux ordres du prince, profitèrent d’un jour qu’il était absent pour monter jusqu’à la haute pièce où Zalgoum était enfermée : elles virent tout de suite que la sorcière avait dit vrai.
L’une d’elles, cependant, remarqua que la jeune fille tenait toujours une de ses mains cachée sous la manche de sa robe. Elle se mit à l’observer attentivement, jusqu’au moment où, Zalgoum ayant fait un mouvement brusque, le bras apparut… privé de sa main. Elle fit semblant de n’avoir rien vu, mais au fond d’elle-même fut très contente d’avoir fait cette découverte, parce qu’elle était sûre d’avoir là un moyen infaillible de faire perdre à la jeune fille la faveur du prince.
Dès qu’elle sortit, elle mit au courant les autres femmes et elles restèrent à se demander comment le prince pouvait vouloir épouser une manchote.
— C’est qu’il ne le sait pas, dit l’une d’elles. La fille tient toujours sa main cachée dans sa manche.
Elles cherchèrent alors un moyen d’en répandre la nouvelle sans que le prince sût qu’elles étaient montées voir Zalgoum… et en trouvèrent un. Elles se présentèrent devant lui et lui dirent
— C’est bientôt la fête. Nous allons nous teindre les mains au henné. Votre fiancée serait sans doute heureuse de venir s’en appliquer avec nous.
Le prince alla en aviser Zalgoum qui, tout de suite, comprit et la perfidie de la proposition et d’où elle venait. Aussi répondit-elle au prince :
— C’est toujours la nuit que je me teins, car ainsi le henné a le temps de prendre. Qu’on m’apprête la teinture : je me l’appliquerai ce soir.
Les dames du palais furent désappointées, surtout celles qui avaient espoir de gagner la faveur du prince. Aussi imaginèrent-elles un autre stratagème. Elles allèrent de nouveau trouver le prince :
— Pour la fête, dirent-elles, nous avons décidé de vous tisser chacune un manteau d’apparat. Nous verrons qui de nous fera le plus beau.
Le prince se montra enchanté.
— Votre fiancée, ajouta l’une des femmes, voudra certainement se joindre à nous. Cela nous occupera, pendant que vous serez à la chasse, et celle qui aura fait le manteau le plus beau sera honorée et heureuse de vous le voir porter.
Elles se mirent toutes à l’ouvrage aussitôt. Zalgoum était désespérée : avec son unique main elle ne pourrait jamais tisser et broder le manteau du prince. Rentrée dans sa chambre, elle se mit à sa fenêtre et commença à verser d’abondantes larmes.
Mais voilà que la corneille, à qui elle avait jadis donné une poignée de blé, vint à passer et la vit tout éplorée à sa fenêtre
— Qu’as-tu à pleurer ? lui demanda-t-elle.
Zalgoum lui raconta.
— Donne-moi un de tes fils de soie, dit la corneille, et je te tirerai de là. 

                     7.Zalgoum lui jeta un plein écheveau et l’oiseau partit à tire-d’aile. Il alla droit vers la maison où le frère continuait de geindre dans son coin, et se posa sur le toit : la blanche main de Zalgoum était desséchée, mais elle était toujours là. La corneille la prit dans son bec et, aussi vite qu’elle était partie, s’en revint ; en chemin elle cueillit dans un pré l’herbe de guérison, d’une maison elle emporta un fil d’or. Elle fut bientôt de retour.
— Donne-moi ton bras, dit-elle à Zalgoum.
Elle adapta au moignon la main desséchée, la cousit avec le fil d’or et, quand le travail fut terminé, frotta la jointure avec l’herbe de guérison. Les doigts aussitôt recommencèrent à bouger, d’abord à peine, puis de plus en plus aisément. En même temps la main reprenait son volume, la peau sa belle teinte rose et blanc. A la fin Zalgoum tendit le bras : il parut entier, comme si on ne l’avait jamais amputé de la main. Elle se mit à l’ouvrage aussitôt, travaillant jour et nuit, pour finir avant les autres femmes. Elle eut bientôt terminé et exhiba un superbe manteau, que le fils du roi préféra à tous les autres.
Les femmes, dépitées, ne dirent rien, mais quelle ne fut pas leur stupéfaction quand, montant chez la jeune femme pour voir comment elle s’y était prise, elles la trouvèrent cette fois avec ses deux mains.
Le prince fit alors publier qu’il allait célébrer son mariage et convia aux cérémonies la foule de ses sujets. Les fêtes furent splendides et durèrent sept jours et sept nuits. Par la suite, Zalgoum eut deux garçons. Elle leur prodiguait tous ses soins et les préparait à succéder à leur père.
Quand ils furent grands, ils allèrent un jour trouver leur mère et lui demandèrent pourquoi elle ne les conduisait jamais chez ses parents à elle, et Zalgoum, qui, jusque-là, trop occupée par son nouveau rôle, avait oublié son frère, se mit à se ressouvenir de lui. Elle pensa à la malédiction qu’elle avait un jour lancée et se demanda si elle avait été suivie d’effet. Avec les années son ressentiment s’était usé. Aussi répondit-elle à ses enfants que, si leur père le leur permettait, ils allaient partir dès le lendemain. Les enfants, au comble de la joie, allèrent demander l’autorisation du prince.
— Chez vos grands-parents ? dit celui-ci, mais vous n’en avez pas : j’ai tiré votre mère d’une grotte.
— Laisse-nous seulement partir : notre mère sait où sont nos grands-parents.
Le prince finit par céder et Zalgoum commença les préparatifs du voyage. Elle prit deux couffins, emplit l’un de son et l’autre de pièces d’or, puis, sur les habits princiers de ses enfants, jeta de laides guenilles.
— Pourquoi ? se plaignirent les garçons ; nous voulons nous présenter dans nos beaux habits chez nos grands-parents.
— La route est longue, dit Zalgoum, les poussières du chemin risquent de salir vos beaux habits, et puis nous pouvons rencontrer des bandits, qui voudront nous attaquer s’ils nous voient trop richement habillés. Aussi nous allons faire semblant d’être des mendiants et c’est comme cela que nous allons d’abord nous présenter devant mes parents, car je ne sais pas s’ils se souviennent encore de moi. 

                8.Ils marchèrent longtemps jusqu’à ce que Zalgoum reconnût le pays de ses parents. Elle se rendit d’abord chez une femme du village, qui, jadis, l’aimait par-dessus tout. Elle se fit reconnaître d’elle, puis lui confia ses enfants :
— Vous allez rester là, leur dit-elle, jusqu’à ce que je revienne, puis, si vos grands-parents me reconnaissent, je reviendrai vous chercher. Elle prit ses deux couffins et se dirigea droit vers la maison, qu’elle avait quittée il y avait si longtemps de cela. Elle fit sa voix dolente :
— Pour l’amour de Dieu, cria-t-elle de la porte.
De l’intérieur une voix dit :
— Va ton chemin, mendiante, et que Dieu te vienne en aide.
C’était une voix de femme : le frère était donc marié.
— Pour l’amour de Dieu, répéta Zalgoum, donnez-moi n’importe quoi, car je meurs de faim.
La porte s’ouvrit, un petit enfant apporta un tout petit peu de couscous dans le fond d’une écuelle de bois.
— Dieu vous le rendra, dit Zalgoum.
En même temps elle jetait un regard ardent à l’intérieur de la pièce. Ce qu’elle vit la bouleversa : dans un coin, près du feu, un homme, son frère certainement, était couché sur une méchante natte de peau de mouton et geignait. Un de ses genoux, enflé, avait pris des proportions énormes. Le frère avait vieilli, maigri ; ses yeux fiévreux étaient enfoncés dans leurs orbites… lui, jadis si beau et qui parcourait à cheval les coins les plus perdus de la forêt ! Dans la pièce il n’y avait que le malade et sa femme : Zalgoum en conclut que ses parents étaient morts. Le cœur de Zalgoum s’émut :
— De quoi souffre ce pauvre homme ? demanda-t-elle.
— Une épine lui est entrée dans le genou il y a de cela plusieurs années, dit la belle-sœur.
— Pourquoi ne l’enlevez-vous pas ?
— Nous avons tout essayé. Nous avons consulté plus de dix clercs, fait venir plusieurs guérisseurs…
— Si vous le voulez, dit Zalgoum, je puis essayer moi aussi.
— Avant toi des dizaines d’hommes parmi les plus habiles l’ont tenté, personne n’a pu enlever l’épine, et toi, pauvre mendiante du bord du chemin, tu veux réussir ?
Le malade intervint :
— Laisse la mendiante essayer, ce n’en fera jamais qu’une de plus, mais, mendiante, je te préviens, une foule d’hommes plus savants et plus adroits que toi s’y sont essayés en vain. Tu en seras pour ta courte honte. Tâche au moins de ne pas me faire souffrir, Zalgoum s’entoura le visage d’un pan de ses voiles sales et approcha. 

           9.L’épine, fichée dans la rotule, ne faisait plus, avec les chairs, qu’une seule masse durcie et violette. Zalgoum y porta les doigts de la main qu’un sabre avait jadis tranchée ras et tira. Aussitôt l’énorme épine glissa et parut au bout du bras de la jeune fille comme un coin.
Le frère aussitôt, se sentant soulagé, cessa de geindre et commença même à mouvoir le genou. La belle-sœur sanglotait de joie, tant elle était convaincue qu’une pauvre mendiante ne pouvait réussir là où tant d’autres avaient échoué avant elle, Zalgoum pendant ce temps s’approchait doucement de la porte.
Elle allait y disparaître, quand le malade, revenu de son étonnement, se ressouvint de la malédiction de sa sœur : nulle autre main ne pourrait le guérir, «que cette main que ton sabre vient d’arracher à mon bras».
Il se mit aussitôt à crier :
— C’est elle ! C’est Zalgoum, ma sœur ! Attrapez-la ! II essaya de se lever pour se lancer derrière elle, mais sa blessure était encore trop fraîche et il retomba sur sa peau de mouton. Zalgoum franchit la porte en courant ; elle se précipita vers la maison où elle avait laissé ses enfants, les reprit et aussitôt s’élança à travers les rues pour fuir avec eux. Entre-temps sa belle-sœur avait ameuté tous les habitants qui se mirent à poursuivre la jeune femme.
Mais Zalgoum, tout en courant, puisait les pièces d’or dans son couffin et les lançait à la volée derrière elle. Les villageois essayaient de les attraper au vol ou bien se les disputaient, une fois qu’elles étaient tombées à terre.
Cela retardait considérablement leur poursuite. Ceux qui, malgré cela, se rapprochaient jusqu’à presque la toucher, Zalgoum leur jetait dans les yeux de pleines poignées de son, qu’elle prélevait dans l’autre couffin, et ainsi les aveuglait. A la fin, fatigués ou repus d’or, ils cessèrent tous de la poursuivre, mais Zalgoum n’en continua pas moins à courir aussi vite que le pouvaient les jambes de ses enfants.
Ils arrivèrent enfin au palais, où le prince les attendait dans l’inquiétude, car il savait qu’il avait tiré Zalgoum d’une grotte. Aussi fut-il soulagé de les voir revenir sains et saufs. Il leur demanda ce qu’ils avaient fait et Zalgoum reprit son histoire depuis le jour lointain où, se baignant à la fontaine, elle avait laissé tomber un de ses cheveux d’or.
— Après tant d’années, conclut-elle, j’ai eu pitié de mon frère, car je savais qu’il souffrait et que seule ma main pouvait le guérir.
Ils continuèrent à mener une vie heureuse avec leurs enfants. Quant à son frère et à sa belle-sœur, Zalgoum ne les revit plus et n’entendit plus jamais parler d’eux.
Machaho !

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À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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