Histoires vraies
Le maître de l’encens (1re partie)
Le téléphone sonne dans le bureau de l’inspecteur Gregor Chan. Agé de vingt-huit ans, en cette année 1985, Gregor Chan est un des éléments les plus doués de la police de Hongkong. Un des plus ambitieux aussi : il est prêt à tout pour réussir et il ne refuse jamais une mission difficile dans l’espoir d’un avance-ment.
C’est ainsi qu’il vient d’accepter une tâche infiniment plus dangereuse que toutes celles qu’il a accomplies jusqu’à présent : infiltrer les terribles triades qui sont le fléau de la colonie britannique. L’inspecteur décroche. Au bout du fil, il reconnaît la voix du superintendant Steve Logan, son supérieur.— Chan, pouvez-vous me rejoindre à l’institut médico-légal ? Je voudrais vous montrer un accidenté. II a été écrasé par une voiture.— Un accidenté ? Mais je ne vois pas…— Venez. Vous allez voir… et comprendre !
Peu après, Gregor Chan est dans l’une des pièces de la morgue de Hongkong. Le superintendant Logan est là, devant un brancard recouvert d’un drap. Steve Logan est un homme élégant d’une quarantaine d’années, un Britannique de souche, à la différence de la plupart de ses subordonnés dont Chan, qui sont Chinois. Il fixe ce dernier.
— Je peux y aller, Chan ? Vous êtes prêt ?
— Allez-y, chef, j’en ai vu d’autres.
Le superintendant retire le drap. Gregor Chan en a vu d’autres, mais c’est un des pires spectacles qu’il ait contemplés dans sa carrière de policier. Le corps, celui d’un Chinois d’une trentaine d’années à la longue barbe et à l’allure négligée, n’est plus qu’une plaie. On ne sait ce qu’il y a de plus affreux dans les blessures qu’il porte. Sans plus attendre, Steve Logan entreprend d’en faire une description détaillée :
— Comme vous pouvez le constater, l’homme a été émasculé. Si vous faites attention à ses mains, vous verrez que tous ses ongles ont été arrachés. Il a également été éventré et plusieurs de ses organes ont été mutilés ou enlevés. Cet énorme enfoncement de la cage thoracique a été provoqué par la voiture qui lui a roulé dessus. C’est la cause de la mort. Car le légiste est formel il était vivant quand il a été écrasé. Tout le reste lui a été fait avant il a été torturé pendant des heures, peut-être des jours…
Gregor Chan s’efforce de garder son calme.
— De qui s’agit-il ?
— Un certain Yang-Sen, un vendeur de nids d’hirondelles du quartier de Mongkok.
— Et qu’est-ce qui lui a valu ce traitement de faveur ?
— C’était en réalité un de nos hommes chargés d’infiltrer les triades. La dernière fois que j’ai communiqué avec lui il était inquiet. Il avait une impression désagréable, m’a-t-il dit. Ce n’était pas une impression, malheureusement…
Le superintendant Logan hoche la tête.
— Je me devais d’être honnête avec vous, Chan. Vous avez sous les yeux ce qui risque de vous arriver en cas d’échec. Je connais vos qualités, mais Yang-Sen était, lui aussi, un excellent élément, et cela n’a pas suffi. Vous pouvez encore refuser, je ne vous en tiendrai pas rigueur.
Gregor Chan n’a pas une seconde d’hésitation. Il soutient le regard de son chef :
— Je suis volontaire plus que jamais. Je réussirai et je vengerai Yang-Sen !
L’année 1986 vient de commencer. Plus de six mois ont passé et il serait bien difficile de reconnaître le fringant inspecteur Chan dans le petit vendeur de poupées de porcelaine du quartier de Mongkok. D’ailleurs, inspecteur, il ne l’est plus. Il a été renvoyé de la police pour faute grave : corruption et trafic de drogue. II le fallait au cas où les triades découvriraient malgré tout son identité. Il s’est laissé pousser les cheveux, la barbe et la moustache. Il habite comme les autres marchands de Mongkok une pièce minuscule d’un grand immeuble – dans ce quartier surpeuplé, les gens s’entassent et le moindre réduit se loue à prix d’or. (à suivre…)
D’après Pierre Bellemare
19 février 2010
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