par Boudaoud Mohamed
Il était une fois, sur une planète habitée par des créatures qui parlaient une langue appelée le Wantoutrivivalalgiri, le Sir Ministre de l’Ecole, qui peignait son appartement.
Habillé d’une salopette rose, il étalait tranquillement une peinture rose sur un mur, sifflotant l’air d’une chanson sentimentale qu’il adorait dans sa jeunesse, et le cœur battant comme celui d’un adolescent qui a obtenu son premier rendez-vous d’amour, lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Le pinceau gorgé de peinture bavant sur ses bottes en caoutchouc, brusquement inquiet et méfiant, il murmura une prière : « Que le Tout-Puissant fasse que les mains qui viennent de donner ces coups sur la porte de mon foyer n’appartiennent pas à un oiseau de malheur ! » Le Sir Ministre avait raison de se tourmenter. Dans le Palais grouillaient des fonctionnaires qui adoraient colporter les mauvaises nouvelles et escamoter les bonnes. Chuchotant d’autres prières, il laissa tomber le pinceau dans un bidon qui était à ses pieds et alla ouvrir. C’était un de ses subalternes. Celui en qui il avait une confiance absolue.
L’homme était essoufflé et respirait mal. Son visage était verdâtre et couvert de sueur. Invoquant toujours le Bon Dieu et maudissant Satan, le Sir Ministre le fit entrer dans le salon et lui indiqua des yeux une chaise rose en plastique.
Ensuite, il sortit et revint un instant plus tard avec une carafe rose remplie d’eau dans la main, qu’il tendit au pauvre bougre qui reprenait maintenant son souffle. L’homme téta goulûment, posa la carafe sur le sol, et parla :
-Sir ! c’est avec des jambes aiguillonnées par la loyauté et la fidelité que j’ai couru de mon bureau jusqu’au seuil de votre honorable appartement. Les bus étaient bondés et les taxis introuvables. Alors, j’ai galopé à travers la Capitale pour venir vous mettre au courant de ce que les vendeurs de science ont planifié pour les jours à venir. Sir ! j’étais dans mon bureau, plongé dans un dossier extrêmement pesant et important, additionnant, soustrayant, multipliant et divisant, les nombres me griffant les yeux comme des chats sauvages, quand j’ai entendu le téléphone sonner. Je décroche. C’est la voix encombrée de mucosités épaisses et gluantes de cet individu surnommé le Corbeau. Avant même qu’il n’arrive à prononcer un traître mot, j’ai su que sa bouche puante allait accoucher d’une mauvaise nouvelle. Après des raclements de gorge qui durent une éternité et qui me soulevent le cœur, je l’entends cracher à l’autre bout du fil, puis il arrive à croasser assez clairement des mots qui me scient les oreilles. Sir ! il m’a informé que le troupeau des enseignants projette de se remettre en grève.»
Une lourde et triste déception brouilla le visage du Sir Ministre qui se laissa tomber sur une chaise également rose, une fatigue de docker dans la viande. Pendant quelques secondes, il demeura immobile, le dos courbé et les mains ramassées sur ses genoux, comme sous le poids d’un énorme fardeau. Ensuite, il soupira longuement, longuement, et l’œil vigilant et aigu du subalterne distingua dans ces souffles déchirants des débris sanguinolents provenant du coeur de son supérieur. Des larmes envahirent ses yeux. Alors, afin d’éloigner cette émotion traîtresse qui l’avait ramolli et reconquérir sa virilité, il se mit à écouter les bruits qui parvenaient à ses oreilles. Il distingua d’abord un sifflement, et devina aussitôt que c’était une cocotte-minute qui chantait ainsi. En dépit de l’odeur entêtante de la peinture, ses narines purent identifier le contenu de la marmite qui bouillait sur le feu : c’était une ratatouille au Jimbo. Tous ceux qui le connaissaient s’accordaient à affirmer qu’il était un maître dans l’art de flairer. Mais lui aimait les épinards. Comme le mari d’Olive, le célèbre Popeye.
Il écouta encore. Des insultes criées dans la cage d’escalier atteignirent ses tympans. C’était une voix de femme tellement aiguë qu’elle aurait pu servir à un vitrier pour couper du verre. Elle grinçait : « Votre père est allé se reposer dans sa tombe et m’a laissé des vampires suceurs de sang !
Dieu vous accablera de malheurs comme vous m’accablez en ce moment, mauvaise graine ! … » Le fracas d’une porte fermée violemment l’empêcha d’entendre la suite des lamentations.
Il tendit l’oreille encore, mais en dehors des bruits familiers comme les klaxons, les aboiements, les miaulements, les braiements, les cris des enfants, les appels des marchands ambulants, il ne put rien distinguer d’intéressant.
Alors, il se mit à regarder autour de lui pour voir s’il y avait eu des changements de décor depuis sa dernière visite. Il remarqua que le salon avait été peint en rose et qu’un nouveau tableau avait été accroché au mur. Il se leva et s’approcha de la chose. Il voyait trois hommes enveloppés chacun dans une ample djellaba, le nez bouché avec l’index et le pouce de la main droite, la tête enturbannée, et une chèvre rose flanquée par des mamelles pleines à crever. Les quatre personnages marchaient sur une immense tomate. Il se creusa la tête pour trouver une signification au tableau extraordinaire qu’il avait sous les yeux, mais ne trouva rien au fond de son cerveau épuisé par les chiffres des dossiers qu’il fouillait depuis plus de trente ans. Il était sûr que l’auteur de cette merveille était le Sir Ministre, et se mit à attendre le moment propice pour lui parler du tableau, car il savait que son chef était un grand artiste et aimait discourir sur l’art. Il n’attendit pas longtemps. La voix du Sir Ministre brisa le silence qui s’était installé entre eux :
- C’est un tableau qui m’a demandé beaucoup de temps, beaucoup de peine ! Ce sont des heures entières que j’ai passées dans le balcon qui me sert d’atelier, debout devant mon chevalet, me pressurant la cervelle pour représenter l’idée géniale qui m’avait visité, et que j’ai noté sur mon carnet des inspirations, pendant une réunion avec Son Altesse royale. Je t’ai vu l’observer tout à l’heure, mais j’ai déduit des balancements de ton corps que tu n’as rien saisi. Est-ce la vérité ?
- C’est juste, Sir ! répondit le subalterne. Vous ne vous êtes pas trompé ! J’ai toujours été un inculte dans les affaires de l’art ! Je ne suis pas un artiste comme vous ! Je suis une calculatrice ! Je l’avoue ! Je n’ai rien compris à ces hommes avec une chèvre rose sur une tomate !»
Alors, le Sir Ministre soupira encore une fois longuement, longuement, et dit d’une voix remplie de déception et de colère :
- Ce n’est pas une tomate ! Imbécile ! C’est une planète ! C’est Uranus ! Quel con ! Toujours le nez plongé dans les chiffres et la paperasse ! Mais il faut te cultiver ! Je ne sais pas ce qui m’a poussé à te déplacer du trou où tu moisissais vers la Capitale ? Une tomate ! Quel con ! » Le subalterne demanda pardon et s’enfonça dans un profond silence, se ramassant sur sa chaise, la tête posée sur les genoux, honteux de n’avoir pas su interpréter le chef-d’œuvre de son maître. En plus, sa viande était travaillée maintenant par la crainte d’avoir gâché la journée au Sir Ministre et de l’avoir irrité. Le pauvre avait raison de s’inquiéter. D’abord, il était venu frapper à sa porte, sous l’aisselle une nouvelle dégueulasse. Ensuite, il avait regardé une œuvre d’art comme l’aurait fait un vulgaire paysan. Deux énormes fautes qui auraient pu congeler définitivement les sentiments que nourrissait le Sir Ministre à son égard. Cependant, un sourire d’indulgence se dessina bientôt sur les lèvres de ce dernier, pensant avec raison qu’il serait injuste de demander à un abruti d’avoir les yeux fins et délicats d’un homme raffiné ! Il dit :
- Uranus me passionne ! Ce nom a toujours provoqué en moi un enthousiasme particulier ! C’est une planète enveloppée d’une épaisse couche de gaz rouge et malodorant ! C’est pourquoi, les trois cosmonautes doivent se pincer le nez. Tu as deviné mon désir : envoyer trois membres de notre communauté explorer ce globe encore vierge ! La chèvre aux grosses mamelles qui les accompagnera servira à leur tenir compagnie et à les nourrir. Je ne demande qu’une chose au Créateur : de me permettre de vivre jusqu’au jour où je réaliserai ce projet. Mes amis du Palais m’ont suggéré l’idée d’accrocher une reproduction de ce tableau sur tous les murs de nos écoles, afin de motiver nos élèves et d’élever le niveau, disent-ils. C’est une excellente idée ! Mes amis sont formidables ! Je suis heureux d’avoir des amis pareils. J’aime mes amis. Vive l’amitié ! Je suis un Sir Ministre favorisé par le sort ! Ce n’est pas dû au hasard si je suis Sir Ministre depuis le vingtième siècle ! Que le Seigneur me protège des regards envieux ! Amen !»
Il s’interrompit un instant pour reposer sa voix. La cocotte-minute continuait de siffler comme les locomotives des films westerns. Un bruit de casseroles entrechoquées pénétra dans le salon. C’était sûrement l’épouse du Sir Ministre qui frottait sa vaisselle, s’esquintant la santé au bord d’un évier. Quelle horreur ! Dans un pays où le pétrole coulait à flot, de hauts responsables incapables de se payer une servante ! Quelle misère ! Cela révoltait le pauvre subalterne. Cela faisait saigner sa sensibilité. Il se serait volontiers proposé pour venir de temps à autre s’occuper lui-même de la maison, mais il craignait la réaction de son supérieur. La voix de ce dernier coupa net le fil de ses pensées :
- Mais le troupeau des enseignants est tout le temps en train de piétiner mes projets ! Manipulés par la main étrangère, ils bousillent mes rêves ! Qui aurait cru qu’ils commettraient un jour le crime d’annoncer une grêve pendant la Saint-Valentin ? Ont-ils une pierre à la place du cœur ? Demander des sous pendant la saison de l’amour ! Quels balourds ! Décider de priver de science plus de huit millions de bambins innocents pendant un mois où ils sont sensés les serrer tendremant dans leurs bras et les remplir de savoir ! Comment irons-nous sur Uranus ? Jamais la planète rouge ne sera foulé par des hommes en djellaba ! Non ! je ne veux pas le croire ! Mes enseignants seraient incapables d’une cruauté pareille ! Mes enseignants à moi sont doux et humains ! Délicats comme les pétales d’une rose ornée de perles de rosée ! Mignons comme des papillons multicolores ! Ils ont été manipulés ! Sensibles et tendres comme ils le sont, ils ont été certainement bernés par nos Ennemis ! Et sais-tu pourquoi je suis en train de peindre ma maison en rose ? Pourquoi j’ai acheté des chaises roses ? Pourquoi la chèvre de mon tableau est rose ? Pourquoi je viens de signer une consigne exigeant que toutes nos écoles soient peintes en rose ?
C’est un message d’amour que j’ai décidé de transmettre à tous les enseignants à l’occasion de la Saint-Valentin ! J’ai fait mieux : je viens d’écrire une lettre ouverte dans laquelle j’exprime, en plus de ce que je viens de te dire, le sentiment de tendresse que j’éprouve pour eux ! Je l’enverrai ce soir à tous les journaux. Je l’ai apprise par cœur. Je vais t’en dire quelques extraits.
Je dis par exemple : « Mon sang bouillonne du terrible amour que je ressens pour vous, et il arrive souvent que j’éprouve subitement le besoin de vous serrer dans mes bras, de vous étreindre jusqu’à éteindre le feu qui me consume. Je vous aime. Je vous aime. Et si vous n’existiez pas, dites-moi pour qui j’existerais ? Pour traîner dans un monde sans vous ! Sans espoir et sans regrets ! Non, je ne le veux pas ! Je ne veux pas être un point de plus dans ce monde qui vient et qui va ! Je me sentirais perdu !»
Dans cette lettre, je dis aussi : «Les dossiers sont entre les mains pures et généreuses du Premier Vizir. Je l’ai vu de mes propres yeux lire profondément ces documents, versant des larmes et secoué de sanglots, une morve légère coulant de son nez et se répandant sur ses moustaches poivre et sel. Nous craignîmes pour sa santé et lui arrachâmes le dossier des mains. Nous ne voulions pas que la Nation soit brusquement privée d’une intelligence pareille. » Je dis également : « Les meilleurs signes du noble travail que vous faites chaque jour pour éclairer les enfants de notre peuple, les signes qui disent votre dévouement et vos sacrifices, sont les maladies incurables qui vous attaquent souvent, et avec lesquelles vous partez en retraite, quand vous arrivez à dépasser la soixantaine. Car, il est connu que nos enseignants nous quittent souvent très tôt, pressés d’aller au Paradis.»
Mais la lettre est longue, et tu la liras demain matin dans le journal. Evidemment, j’aurais aimé leur parler des conditions lamentables dans lesquelles nous vivons, mais le Roi nous a interdit de divulguer ce secret. Le peuple nous juge d’après les images maquillées que fabrique de nous la télévision et la rumeur. Même mes voisins doivent ignorer qui je suis. Ils croient que je suis un petit fonctionnaire. Ah ! s’il m’était permis d’étaler la vérité dans une lettre ouverte ! Ces pauvres enseignants auraient alors une idée du luxe dans lequel ils nous imaginent. » Le Sir Ministre s’arrêta de parler. Son visage était empreint d’une grande tristesse. La cocotte-minute ne sifflait plus. La ratatouille était prête et son parfum avait envahi le salon.
Le subalterne se leva alors pour rentrer chez lui. Lui aussi semblait accablé. Juste à ce moment un petit enfant apparut. Il tenait à la main une cage dans laquelle sautillait une bête poilue et rose. Le Sir Ministre lui caressa les cheveux et l’envoya chez sa mère. Ensuite, il s’approcha de l’oreille droite de son serviteur et chuchota, avec un léger ricanement dans la voix : «Le petit voulait à tout prix un hamster ! Hi-hi-hi ! Mais ces bestioles sont chères ! Hi-hi-hi ! Alors, comme notre cave pullule de rats ! Hi-hi-hi ! J’en ai attrapé un que l’ai peint en rose ! Hi-hi ! Hi-hi !»
18 février 2010
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