par Kamel Daoud
Comment marche l’Histoire ? Avec des promesses d’utopies, avec des machines de guerre, avec des livres importants et avec des pieds. Car l’histoire est aussi piétonne. Comme les peuples. Mao le savait.
Tout autant que Ghandi. Martin Luther King. Ou les ânes porteurs d’armes de la ligne Morice. D’où l’autre question que s’est posée l’autorité algérienne en manque d’autorité : comment faire marcher l’histoire en Algérie ? Avec 2.000 Da d’amende. Contre chaque piéton indélicat qui marche comme il veut au lieu de marcher comme un peuple. C’est la dernière trouvaille de «l’Etat» : un moyen de discipliner les Algériens qui traversent les routes de biais et presque jamais par les passages piétons. Cette solution est l’expression d’une conception de l’avenir par les pieds : quand on marche bien on arrive juste. Depuis l’indépendance donc, et tout le monde le sait, les Algériens font un peu trop ce qu’ils veulent, selon un faux proverbe. Et ils le font partout. Conclusion : pour développer ce pays, on est passé de la politique de l’industrie industrialisante à celle des piétons à réformer. L’histoire est-elle donc en marche quand un peuple marche droit ? On peut en douter.
D’abord, tout le monde le dit aujourd’hui : avant de commencer à obliger un piéton à ne pas piétiner la route comme il veut, il faut des passages piétons et des feux rouges qui fonctionnent. C’est-à-dire des mairies qui ne volent pas et donc un Etat capable, lui aussi, de traverser une route algérienne sans se faire escorter par des blindés tant il sera aimé et respecté pour sa démocratie, sa tendresse et son honnêteté absolue. Et ce n’est pas le cas car on n’a pas d’Etat et on n’a pas de feux rouges et pas de passages piétons.
Ensuite, tous les policiers de la circulation le disent à leurs familles et amis : que faire contre un piéton indélicat qui n’a pas 2.000 Da ? Comment l’obliger à les payer puisque être piéton n’exige pas d’avoir un permis de conduire pour ses chaussures, document essentiel pour obliger un Algérien à payer une amende avant de récupérer son permis ? Lui prendre sa veste en caution ? Son portable ? Son fils ? Son panier peut-être. Ou l’une de ses chaussures qui sera mise en fourrière au cas où.
Ensuite, tout le monde l’a constaté : la synchronisation a été ridicule comme une fête de mariage pendant l’enterrement d’un vieux voisin. Au moment des grèves les plus dures depuis des mois, pendant que le sucre devient un fruit rare et que les haricots deviennent un fruit sec et que le salaire devient un douro symbolique, un homme, ou un groupe d’hommes ou un mécanisme salarié a décidé qu’on peut discipliner un peuple en commençant par les pieds. Bien sûr, les Algériens traversent mal les routes, ou les traversent comme si elles n’existent pas dans leurs têtes et comme si chaque Algérien se déplaçait encore dans la géographique de l’époque des sentiers de chèvres, des herbes hautes et des routes troupeau. Et bien sûr cette loi est bonne et devait être rappelée pour rappeler les premiers jours de l’indépendance, mais elle suppose un préalable fantastique : mettre entre d’immenses parenthèses une bonne partie de la population algérienne inactive et dont l’activité essentielle est marcher, traverser mal et revenir dans le sens contraire pour le refaire encore, à défaut d’autres occupations, jusqu’à ce que le soleil tombe sur ses propres genoux cachés par l’horizon.
Conclusion ? Cette loi est ridicule. Elle tombe mal, fait rire et pleurer, et révèle qu’on en est encore là : chercher une marche et une démarche entre le corbeau et la perdrix.
En fin de compte, la variation sur ce thème est presque infinie. Là où on dit que le Pouvoir est pourri à la tête, il nous répond que nous sommes inaptes avec les pieds. On lui dit que l’Algérie a traversé les siècles, il nous répond qu’on ne sait même pas traverser une route. On lui dit qu’il vaut mieux qu’il apprenne à faire des routes, il nous répond que nous avons à apprendre comment les traverser. On l’accuse de refaire les trottoirs toutes les semaines, il nous répond que nous ne savons même pas les utiliser. On lui dit que rien ne marche dans ce pays à cause de lui, il nous ressert la rime en répétant que nous ne savons même pas marcher en rang comme les saumons. A la fin on ne sait plus. Nous ne savons plus rien faire de nos mains et c’est de nos pieds que le pouvoir veut s’occuper. Pour lui, les colons et les maîtres des écoles traditionnelles avaient raison : la falaka sur les pieds est la punition dont on se souvient le plus longtemps à l’âge adulte. C’est sa façon de nous dire comment il nous voit et quelle est sa solution pour notre cas.
14 février 2010
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