L’OLYMPE DES INFORTUNES DE YASMINA KHADRA
Raconter son pays n’est pas dévalorisant
03 Février 2010 – Page : 21
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Ici les dieux déchus et anonymes de Yasmina Khadra font leur résidence dans le paradis improbable de leur songe.
En publiant L’Olympe des Infortunes (*), Yasmina Khadra se donne, à la fois, une raison de revenir sur son pays qu’il aime de toutes ses fibres et qu’il connaît le mieux, et la verve de ceux qui ont le bon sens, le bon sens paysan de chez nous. Car, historiquement, sociologiquement, traditionnellement, chez nous, le malheur réveille la générosité spontanée, plus que la compassion ou la solidarité des bonnes gens, tandis qu’à notre époque dite moderne, hélas! il semble que l’on favorise le choc des civilisations, non le dialogue des civilisations. Aussi est-il important pour tout écrivain, dont la conscience s’ouvre à la conscience de l’humain, de dire l’homme en quelque lieu qu’il se trouve et de dénoncer toutes les ségrégations qu’il subit, y compris l’intellectuelle. C’est ainsi qu’après avoir écrit, sur des pays en proie au désespoir, des livres comme Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat, Les Sirènes de Bagdad, Ce que le jour doit à la nuit, Yasmina Khadra s’interroge sur la marche de la société mondiale dont l’impotence est manifeste, aggravant inexorablement sa décadence: comment va le monde et où va le monde.
L’Olympe des Infortunes pourrait apparaître pour le simple lecteur comme une fable moralisatrice avec quelques idées philosophiques ou comme une forte parabole de la comédie humaine. Mais ici, me semble-t-il, la réalité développe la fiction et la fiction conforte la réalité. Avec ce «roman», nous sommes d’une certaine manière en plein dans ce qu’aucun auteur algérien n’a encore dit de son pays, quelque chose qui suscite aussi bien un intérêt sociologique immense (voire citoyen) qu’une admiration pour un talent authentique débridé parce que sincère et complètement enraciné dans sa Terre Maternelle. Certes, raconter son pays n’est pas dévalorisant, mais tout dépend, comme c’est le cas ici, de la qualité de la pédagogie appliquée et de la pertinence du propos. Je crois beaucoup, par le temps qui court, à l’action pédagogique pour éveiller les consciences endormies par les discours soporifiques des clercs en mal d’ambition. Voici donc un thème universel subtilement développé en un drame qui se joue à la surface de la Terre des Hommes. De quoi s’agit-il?
Un peuple – au sens de populus – habite un vague territoire sur lequel s’élève une montagne d’immondices, déchets des richesses de la société voisine en déliquescence. Ce peuple constitue une communauté sociale unie par des liens divers et multiples. Mais, réduite à l’infortune, cette communauté prend conscience de l’Absurde de la vie. Un groupe d’êtres humains, des miséreux, des laissés-pour-compte, des parias, des vagabonds, des clochards (et quoi encore d’autres?), se trouvent exilés (ou se sont exilés), face à la mer infinie, la mer aux mille horizons où, peut-être, que de rêves, les solitaires pourraient réaliser! Chacun d’eux est un personnage d’un royaume fantastique et y tient son rang imposé dans la hiérarchie de cette société de va-nu-pieds. Une foule, hors du temps et de l’espace, s’y anime. Il y a des anges et des monstres, des braves et des couards, ceux qui sont nés pour commander, ceux qui sont nés pour être commandés, des poètes et des spirituels, certains fouillent dans les poubelles,…c’est-à-dire une tribu étrange, formée d’étranges individus conçus pour être tous les acteurs d’une histoire vraie: oui même une fable sociale à laquelle on ne croit pas, on ne peut croire, mais que l’actualité, de son plein phare lumineux et brûlant, nous met crûment sous les yeux. Tout devient ombre de corps déformé, sans gloire possible, sauf dans une étourdissante projection d’un réalisme psychologique rare que seule l’imagination transcende en type humain revivant l’humanité disparue et capable d’envisager le futur. Les personnages d’une action qui se déroule en un seul lieu comme dans la tragédie classique française, s’ébauchent dans des situations extraordinairement pathétiques souvent, lyriques parfois, ambiguës la plupart du temps, humaines toujours, et tout leur intérieur, leur fond, l’essentiel de leur réalité, noyés constamment dans l’alcool, – et sans doute dans l’oubli philosophique. Ils s’appartiennent à eux-mêmes, chacun conservant les marques de son individualité singulière; ils constituent la tribu des «Horr», des hommes libres, échappés à tous les pouvoirs. Ce sont des marginaux, si j’ose dire, exemplaires, vivant loin de la ville et de sa civilisation qu’ils ne sentent pas dans leur coeur. Vision de ceux qui, assumant les conditions de leurs tourments avec la fortitude requise, nient tout ce qu’ils ne conçoivent pas librement, sont éternellement insatisfaits, fuient les barbares et leur civilisation rétrograde. Chaque modèle de personnage est une force exceptionnelle; il est créé pour participer à un jeu dramatique universel. L’image pitoyable de chacun d’eux concourt à la vérité d’existence de l’ensemble du groupe: des cas douloureux, des plaintes émouvantes, des volontés rebelles, des intelligences de talent, tous victimes de la destinée se dressant avec éloquence pour se dire et dire une civilisation sous influence morbide. Le gros de ce peuple se moque de la civilisation d’à-côté, il refuse d’y retourner; il rêve de ne plus y retourner; il rêve d’une utopie transcendantale où l’on ne renonce ni à la poésie ni à l’existence et où l’on ne croise jamais l’enfer sur son chemin de liberté. Or, en fait, ces protagonistes vivent en vase clos, un enfer à leur mesure, ce qui les rend sympathiques, cocasses, truculents, plus d’une fois, et assurément séduisants par bien des aspects. Alors voici quelques personnages qui se débattent dans la solitude du vivre où tous les coups sont permis, sans honte ni regret, complètement fermés sur eux-mêmes, chacun pour soi et sans partage de la Bonne Fortune, même si elle est imaginaire. Il y a, comme dans tout pays souverain, un Chef, ici c’est le Pacha et sa cour qui ne dessoûlent pas. Il y a les deux occupants d’un ancien fourgon de police abandonné: le philosophe Ach le Borgne (appelé aussi «le Musicien», il joue du banjo et fait chanter la lune) et son «souffre-douleur», son cohabitant Junior le Simplet que la Ville attire. Il y a les deux fins rôdeurs Bess le Solitaire avec son chien, Haroun qui fait le sourd pour n’écouter personne, l’énigmatique Mama la Fantomatique et son soûlard de compagnon dont le lien est flou (est-ce son père, son frère ou même son fils?), et bien d’autres personnages aussi obscurs qu’attachants. J’imagine bien le bonheur de Yasmina Khadra à l’instant de faire le portrait de ses personnages, de leur donner une âme et de les faire agir. Ah! quelle vivacité de langage ou plutôt de l’à-propos émaillé de riches proverbes, de répliques mordantes chez ses personnages de grand théâtre populaire! En voici un échantillon: «L’argent est la plus vilaine vacherie.», «Un bon Dieu, c’est comme un préposé aux postes. Si on le charge tout le temps, il finit par péter un câble.». Et ce dialogue entre Ach et Junior? «- Qu’est-ce qu’un Horr, Junior? – Un clodo qui se respecte, Ach. – Il marche comment, un Horr,
Junior? – Il marche la tête haute, Ach. – Et toi, comment tu marches, Junior? – Je marche la tête haute. – Parce que tu as choisi de vivre parmi nous. C’est-à-dire: Ici… Dans notre patrie. Où pas une bannière ne nous cache l’horizon. Où pas un slogan ne nous met au pas. Où pas un couvre-feu ne nous oblige à éteindre le feu de notre bivouac à des heures fixes. D’ailleurs, il n’y a pas d’heures chez nous. (p. 20)» Ainsi, Yasmina Khadra revient spécialement à son pays, si tant est qu’il l’ait vraiment quitté, un jour. Il s’y arrête donc librement, afin de poursuivre son aventure littéraire, c’est-à-dire pour essayer de raconter son pays en toute conscience. La parabole qu’il nous propose dans L’Olympe des Infortunes nous incite à la réflexion et nous invite à nous «revoir», et peut-être le travail que nous ferions sur nous-mêmes, nous aiderait-il à nous rencontrer enfin avec nous-mêmes pour une existence humaine, et pourquoi pas hautement poétique. Le talent de conteur de Yasmina Khadra rejoint celui de notre merveilleux meddâh au temps de nos derniers meddâd-ha qui apparaissaient et devinaient nos angoisses et nos espérances et nous aidaient à comprendre et à aimer. Rien des profondeurs de ce drame évoqué dans L’Olympe des Infortunes ne doit échapper à nos regards intelligents.
(*) L’OLYMPE DES INFORTUNES de Yasmina Khadra, Éditions Julliard, Paris, 2010, 232 pages.
Kaddour M´HAMSADJI
3 février 2010
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