Compte-rendu de l’Atelier Lecture du 19 janvier 2010
Centre Saint-Exupéry
Françoise Chadaillac
Ce jour-là a été un peu particulier pour le groupe lecture au Centre Saint-Exupéry :
Nora Aceval est venue dire des contes sur la « science des femmes ».
Grâce à un gros travail de Dalila, la responsable du groupe, beaucoup de femmes
sont venues. Certaines la connaissaient pour l’avoir déjà entendue. Nous avons vu
arriver des femmes que nous ne connaissions absolument pas et qui voulaient
rencontrer et écouter Nora. Nous en avons vu revenir d’autres, accompagnées de
très jeunes enfants. Or, d’habitude, les femmes sont un peu gênées de venir avec
des enfants en bas âge, car elles ont peur de déranger…
Nous avons installé les chaises et les divans, et Nora a demandé de les placer de
telle façon qu’elle puisse capter le regard de chacune et chacun. Avant de
commencer, elle a besoin de voir les personnes entrer, de rencontrer leur regard, de
sentir, de humer son public en observant les gestes, d’entendre des paroles
échangées. Pour savoir « à qui elle a affaire ». Laissons-lui la parole :
« Je raconte à des gens que je ne connais pas. C’est pourquoi j’arrive toujours à
l’avance, je regarde les gens rentrer parce qu’il faut connaître les gens pour se
confier à eux. Dire un conte et se confier, c’est de l’ordre de l’intime, on ne peut pas
le dire à n’importe qui. Aussi, dans la tradition, la conteuse ne va pas dire des contes
à des gens qui ne les lui ont pas demandés. »
Le choix des contes en dépend… On a même éteint la lumière pour atténuer la clarté
un peu agressive du néon, et recréer autant que possible l’intimité du cercle des
femmes du village. Quand la nuit tombe, quand enfin les femmes se retrouvent entre
elles, libérées, affranchies de l’écoute et du regard de tous les autres membres de la
société, et surtout des hommes.
Pour débuter, Nora s’est « racontée » en parlant de ses origines, et de son métier
d’infirmière en milieu scolaire :
« A l’âge de quarante ans, j’ai réalisé que j’étais conteuse. Avant, je racontais à mes
enfants, à mes amis, mais je ne savais pas que j’étais conteuse. A quarante ans, on
peut découvrir qu’on a un héritage qu’on ignore. Je travaillais comme infirmière, et un
jour, j’ai voulu écrire les contes de ma mère pour ne pas qu’ils se perdent. A ce
moment-là, j’ai réalisé qu’il n’était pas facile d’écrire ces contes. Je suis allé à
l’Université faire des études de lettres, pour pouvoir écrire les contes, uniquement
pour ça. A l’Université, je suis allée chercher l’écrit et j’ai trouvé l’oral. »
Ensuite, elle nous a parlé de son héritage, de l’héritage potentiel de chacun et
chacune :
« A l’Université, j’ai découvert que j’étais conteuse. Je me suis dit : c’est incroyable,
de toute ma vie je n’ai jamais hérité de quelque chose. Pourquoi il y a des gens qui
ont hérité d’une maison, des gens qui ont hérité de l’argent… ? Et toi tu n’as jamais
eu un héritage. Finalement, quand on cherche au fond de soi, peut-être qu’on a
toutes et tous un héritage. Le tout c’est de le trouver. Qu’il soit de mémoire ou
chromosomiques, mais on a tous un héritage qu’on tient de nos grands-parents, de
nos parents, qu’on pourrait transmettre. Parce que hériter c’est transmettre, et c’est
formidable d’hériter de quelque chose que vous ne pouvez pas enfermer à la
banque. Hériter de quelque chose que vous allez donner aux autres, et les autres
vont le donner à d’autres qui pourront le transmettre et ça pourra toujours porter ses
fruits. C’est comme ça que je suis devenue conteuse. »
Disant cela, Nora décomplexe, déculpabilise ceux et celles qui ne savent « que
parler », ceux et celles qui « ne parlent pas bien le français », ceux et celles qui
enfouissent leur culture d’origine, un peu par honte, un peu par gêne, sans oser la
transmettre à leurs enfants souvent nés en France. Dans ses paroles, rien d’agressif
ni de revendicatif. Juste le souci de ne pas rompre avec les origines et de faire
coexister en harmonie, la beauté et la richesse de chaque culture. Pour mieux
s’accepter. Pour mieux s’intégrer aussi.
Puisque le public présent était essentiellement un public de femmes, Nora a raconté
deux contes ayant trait à ce qu’elle appelle « La science des femmes »* :
« Ces histoires nous viennent de bouche à oreille depuis des siècles, dans
différentes langues… Je suis conteuse traditionnelle et je suis aussi auteure puisque
j’ai publié plusieurs ouvrages pour enfants. Depuis deux ans, je publie pour les
adultes : « Contes libertins du Maghreb » et « La science des femmes », qui est dans
le même thème. Ce sont des contes que les femmes racontent entre elles, un peu
licencieux, grivois. C’est très rare de les entendre. Quand je les ai collectés, il a fallu
que je sois sur le terrain pendant presque vingt ans pour que les femmes, pour que
les grands-mères me les confient ; on ne les raconte pas facilement à tout moment. Il
y a beaucoup de revendications féminines dans ces contes. »
Le premier conte s’intitulait « La pomme de grossesse », où une femme se venge de
son mari qui ne l’avait pas crue.
Nora ponctue ses récits de formules en arabe qui provoquent chez les femmes qui
écoutent, non seulement des rires, mais des souvenirs de contes entendus autrefois,
ou des expériences de vie qui ressemblent étrangement à ce qui se passe dans les
contes.
Les femmes sont conquises et n’hésitent pas à intervenir et à raconter à leur tour.
Nora en profite pour prendre des notes sur des contes ou des bribes de contes que
quelques femmes se mettent à évoquer.
S’il en était, il n’y a plus de barrière entre les femmes et Nora. Dès le récit des
premières aventures des femmes du conte, les femmes du groupe se sont
reconnues, comme si Nora leur racontait leur propre histoire à bien des égards.
La deuxième histoire, plus longue encore que la première, concernait la ruse d’une
femme qui mène par le bout du nez un commerçant qui affiche sur sa boutique avec
impudence que « les femmes sont deux fois moins intelligentes que les hommes ».
ce conte s’intitule « La fille du Cadi ».
A chaque fois, la réaction des femmes du groupe est la même : déclenchement
d’enthousiasme, de rires et d’approbations lorsque Nora dit par exemple: « Lorsqu’un
homme te menace, tu peux dormir tranquille, mais si une femme le fait, tu as intérêt à
rester éveillé ! »
Les contes de Nora ont sur elles un effet extraordinaire : ils installent une bonne
humeur, tissant entre elles et Nora ainsi qu’entre les femmes elles-mêmes, une
complicité immédiate. Ceci, probablement grâce à la morale des fables où le bon
sens, la facétie, le jeu, la justice s’imposent et parce qu’au bout du compte, les
femmes, dans cette vie-là, ont gain de cause. Mais pas seulement. Elles sentent bien
que Nora, quand elle raconte des histoires, ne fait pas que cela. Sa parole les touche
au plus profond : les femmes sentent qu’à travers ces histoires en apparence
légères, à travers sa façon de raconter, Nora leur prodigue beaucoup d’amour, leur
fait confiance et leur rend leur vraie dignité. Elles ne se sentent plus niées ou
inférieures. Nora leur confirme, quelque part, leur droit à exister.
La séance a donné lieu à diverses conversations sur les façons de vivre, les
coutumes, les traditions, des épisodes de vie. Car les histoires de Nora provoquent
cela : elles remuent ce qui s’étouffe au fond de chacun, quotidiennement,
insidieusement. Elles font resurgir les petites rebellions latentes sans lesquelles les
vraies révoltes n’existeraient pas.
Dans le sillon de Nora, Cosette – une des femmes du groupe – bravant sa timidité et
sa réserve, a lu un conte qu’elle avait écrit quelques années auparavant. C’est aussi
cela la force de Nora. Faire que les gens osent être ce qu’ils sont, sans arrogance, ni
honte non plus. Effet immédiat.
Malika et Dalila, comme toujours, ont préparé le thé à la menthe et offert quelques
douceurs pâtissières.
On s’est quittés avec l’idée qu’on pourrait prolonger les lectures de contes à
l’occasion d’un grand déjeuner sur l’herbe, quand le beau temps sera revenu. Celles
qui ne connaissaient pas Nora ont gagné une amie.
Auparavant, Nora soignait les maux du corps. Peut-être a-t-elle abandonné son
métier d’infirmière, comme elle nous l’a expliqué. Mais maintenant, avec ses histoires
merveilleuses, on pourrait bien se demander si elle ne s’est pas transformée, pour
notre plus grand plaisir et pour notre plus grand bien, en infirmière des âmes.
* Nora Aceval vient d’éditer un livre intitulé « La science des femmes et de l’amour»,
recueil de contes. Aux Editions Al Manar.
31 janvier 2010
Nora Aceval