Au coin de la cheminée
Khouans (2e partie)
Résumé de la 1re partie : Notre héros voit entrer chez le riche banquier, son hôte, le derwiche Si el-Hadj Aïssa et pense que ce dernier va être renvoyé de ces lieux avec une aumône…
A ma grande stupéfaction, il n’en fut rien : Si el-Hadj fit un signe rapide du pouce et, silencieusement, le banquier se baissa, baisa la tête pouilleuse du petit monstre et attendit debout. Le marabout se dépouilla de son burnous fait de trous et d’une peau de boue bien gonflée, qu’il portait toujours sous ses vêtements et qui le faisait paraître habituellement bossu. Frottant ses mains sur la pierre noire, il se mit en prière et le banquier l’imita. Tous deux, déroulant un chapelet qu’ils portaient au poignet, entamèrent une récitation prolongée d’une même phrase : «Il n’y a de Dieu que le Dieu qui protège Mohamed, le prophète illettré, sa famille et ses compagnons, que le salut soit sur eux.»
Un peu étonné de la récitation de ce dikhr interminable, je rappelai mes souvenirs, cherchant à quelle secte les deux Khouans pouvaient appartenir, lorsque mon œil se fixa sur le chapelet roulé à leurs poignets au lieu d’entourer le cou. Un éclair traversa mon esprit : «Des Snoussites !», me dis-je. Tout mon être se tendit pour écouter et voir.
Je n’eus bientôt plus de doutes, car le derwiche s’était pris le poignet gauche entre le pouce et l’index droits, geste imité par le banquier, et tous deux s’absorbèrent dans la récitation de la prière particulière à la secte des Snoussia, la plus dangereuse pour la domination française.
Après un court instant, le derwiche s’exprima ainsi, parlant vite, comme un homme qui récite une leçon :
— Moi, l’infime serviteur du Dieu Tout-Puissant, moi le pèlerin Aïssa qui ai reçu la baraka du cheik el Mahdi et Snoussi, seigneur de Djerboub, au nom du Prophète (que le salut soit sur lui), au nom de Si Mohamed ben Sid Ali ben Snoussi et Kettabi, et Idrisi, et Medjahiri, le chef des Khouans, Routs Adam, Ktob des Ktobs (pôle des pôles), j’apporte les ordres du Maître, à toi Saïd ben Saïd, Mokadem (dignitaire de la confrérie) pour le pays du Maghreb qui est au pouvoir du Franc infidèle.»
Le puissant banquier courba la tête, fléchit les genoux et baisa le sol devant l’infime gnôme qui reprit, sans paraître l’avoir vu :
— Vois cette sacoche ; elle a été lourde pour mes vieilles épaules et je l’ai portée de nombreux jours à travers le pays souillé par l’infidèle. Ecoute bien les paroles du cheik vénéré :
«Un roi puissant des chrétiens, ennemi des Francs (que l’enfer les confonde), nous a adressé des caisses pleines d’or à son effigie : en voilà une part, compte les pièces neuves.»
Le banquier brisa le cordon et le sceau qui fermait la besace et l’or remplit de ses lueurs la pièce sombre et mit un rayon fauve dans la prunelle de l’avare kabyle ; il compta longtemps, jetant les pièces sur la natte où elles s’amassaient avec un bruit étouffé. Il ouvrit alors le coffre de fer portant la main rouge, tira un sac qu’il emplit jusqu’au bord de la monnaie étincelante et plaça le tout sur un rayon du meuble déjà presque plein. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
28 janvier 2010
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