par Kaddous Mohammed Zinel Abidine
Suite et fin
Transgression ou conformité à travers les codes linguistiques, esthétiques, et idéologiques.
Il s’agit d’examiner les codes à l’oeuvre dans les textes, leur position par rapport aux codes de leur temps:
France Vernier, dans l’écriture et les textes,.p 82,écrit: «jamais un écrit conforme aux normes de la langue, telles qu’elles sont imposées, en même temps qu’à celles du «beau» telles aussi qu’imposées, n’a réussi à s’imposer comme texte littéraire.»
Le code linguistique:
Il faut d’ors et déjà établir que la compétence linguistique de l’auteur n’est pas à faire, car il est philosophe de formation et de grande culture certaine, et donc son rapport à la langue commune est une opportunité offerte à sa capacité d’innover:
extraits de «La Peste»: »Les curieux évènements qui font le sujet de cette chronique se sont produit en 194. à Oran. De l’avis général, ils n’y étaient pas à leurs places, sortant un peu de l’ordinaire. A première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la cote algérienne.
La cité en elle-même, on doit l’avouer, est laide (…), et on peut continuer comme ça sur des pages et des pages, ce qu’on peut relever c’est que la syntaxe est normative, les phrases de construction classique: sujet, prédicat, expansion. Nous pouvons affirmer sans nous tromper que toutes ses fictions sont écrites d’usages normées, des récits qu’on lit avec facilité parce que soumis à l’usage linguistique dominant dans l’Algérie coloniale. Y avait on entendu parler de Tristan Tzara ou de Philippe Soupault ? Peut être. Pour juger de l’innovation en matière de linguistique, il faudrait opérer par comparaison avec d’autres auteurs:
Extrait de «Les lauriers sont coupés» d’Edouard Dujardin:
«Je surgis ! Voici que le temps et les lieux se précisent; c’est l’aujourd’hui; c’est l’ici; l’heure qui sonne; et autour de moi, la vie; l’heure, le lieu, un soir d’avril, Paris, un soir de clair de soleil couchant, (…).etc.
«L’auteur dans cet extrait, transgresse en broyant les descriptions, minimalisant la phrase, l’asséchant, en un mot il innove, il donne à sa compétence linguistique toute la latitude de créer et d’exprimer, il ne mâche pas le travail au lecteur, son narrateur n’a plus l’_il collé au rétroviseur, il sait que son lecteur suit. C’est en ce sens que le code linguistique innove et participe à la création. Est ce le cas chez Camus ? A vous de voir !
Un autre exemple de transgression:
Extrait:
«Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y’en a énormément. On ne peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux qu’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ca ne sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour.»
À Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline, éd. Gallimard, 1972, p. 395
Le code esthétique:
C’est, comme le fait remarquer Pierre Zima, dans ’pour une sociologie du texte littéraire », la norme esthétique est un produit de la conscience collective qu’il faut transformer en la contestant et en la renouvelant. L’écrivain, tel que nous le fait concevoir Sartre, est celui qui récupère le monde, le donne à voir, non à contempler. Celui qui crée pour dépasser et faire dépasser par son lecteur aussi.Il ne s’agit pas de faire contempler, mais de faire agir. Est ce le cas pour Camus ? Il reproduit sans chercher à provoquer, par l’innovation, le choc salutaire et transformateur de la conscience collective.
Ecrire l’Absurde restera une fin en soi si le lecteur ne s’écrira pas: «Le monde est ma tache !»(Sartre), »il faudrait qu’elle (une histoire) soit belle et dure comme de l’acier et qu’elle fasse honte aux gens de leur existence », c’est de cette manière que Roquentin (La Nausée) concevait l’esthétique qui devait transformer les consciences. En effet, cette phrase qu’on vient de citer, et qui se trouve à la fin du récit ne le fait pas s’achever, mais opère une soudure avec son début, car ce livre que Roquentin promet d’écrire n’est autre que ’La Nausée », c’est une mise en abyme, une circularité. Et par son rapport à la conscience collective, elle fait agir le lecteur à travers une constante remise en question de soi, car cette circularité est aussi en liaison avec un réel, que l’on doit différencier du vraisemblable réservé à l’écriture romanesque, vécu par l’homme, homme constamment à la recherche du sens à donner à son existence face aux échecs qu’il ne cesse d’accumuler; une autre mise en abyme que réalise l’homme dans la réalité, dans sa vie. Elle révèle encore indirectement, cette fois -ci, un intertexte d’arrière – plan, qui illustre ce mal-être de l’homme et sa constante recherche du sens à donner, un exemple:
Les parutions de l’année 1938:
Jouhandeau: Chroniques maritales, édition Gallimard 1938 Récits autobiographiques publiés chez Gallimard en 1938, ils appartiennent aux 9 volumes dits «scènes de la vie conjugales»
Depuis qu’il a épousé Elise, une ancienne danseuse, le narrateur endure un martyre quotidien, elle le néglige pour s’adonner aux tâches ménagères, l’humilie en public, et lui préfère un prêtre bien envahissant.
Nizan: La conspiration, édition Gallimard, 1938 Cinq étudiants en philosophie fondent une revue «la guerre civile» dans laquelle ils prétendent entreprendre, au lendemain de la guerre 14 -18 une critique insolente et systématique de toutes les valeurs, sous l’éclairage marxiste.
C’est une sorte de documentaire romancé sur l’état d’une jeunesse dépossédée d’elle-même et nombreux sont ceux qui vivent dans l’oeuvre «un témoignage dur et vrai» (Sartre), d’autant plus dur, dit la critique V. M. Rodriguez, qui par là, l’époque qu’elle interroge, la conspiration est placée sous le signe de l’autobiographie.
Char: Dehors la nuit est gouvernée. Poèmes, édition Gallimard, 1938 «Mais ces poèmes sont surtout des réactions et des actions, des réactions face à un profond trouble personnel (maladie) et public (problèmes sociaux, montée des fascismes) Henri Mitterrand
Grenier: Essai sur l’esprit d’orthodoxie, édition Gallimard 1938 «Prenant position dans le cadre de débat intellectuels des années 30 Jean Grenier proteste contre l’esprit d’orthodoxie, c’est-à-dire contre toute attitude philosophique ou politique fondée sur l’exclusion» «l’intellectuel doit garder sa liberté de penser»
Bernanos: Les grands cimetières sous la lune, Essai édition le Seuil «Porté par un souffle pamphlétaire particulièrement soutenu, cet essai à pour sujet la dénonciation de la terreur fasciste, (…) les grands cimetières sont les charniers où s’entassent les milliers de victimes»
«Comme les intellectuels de droite de l’époque, Bernanos pense qu’une dictature fasciste peut être le moyen de sortir la société, où il ne voit que décadence et ruine de la civilisation française»
Aussi, «les grands cimetières sous la lune, ne dénoncent le franquisme que comme fourvoiement d’une idéologie encore porteuse» Henri Mitterrand
Cocteau: Les parents terribles, théâtre, pièce en 3 actes, édition Gallimard 1938
«Les parents terribles traitent, sur un mode badin, avec une légèreté ironique, des thèmes fondamentalement tragiques: cruauté de l’amour, difficulté d’être, sentiment absurde de l’existence» B. Valette
Artaud: Le théâtre est son double sur le théâtre, recueil de textes, réflexions, édition Gallimard
«(…) la dénonciation d’une imposture faite de mots, de concepts, la culture occidentale n’a plus aucune prise sur la vie» J. J. Roubine
Joubert: Carnets, édition André Beaunier, pensée 1838 Sous forme de journal intime, Joubert pose les questions les plus pertinentes sur le fondement de la vie intellectuelle et morale de l’individu.
Michaux: plume précédé de lointain intérieur, édition Gallimard 1938 «Grâce à son personnage, Michaux dresse donc un réquisitoire contre toutes les institutions et les rites contraignants qui régressent une société, quelle qu’elle soit» D. Alexandre.
C’est en tout cela qu’une esthétique transgresse et innove, et c’est aussi ce qui diffère une grande oeuvre d’une autre, mineure. La littérature algérienne offre un exemple de transgression de ces codes dans le bijou de l’orfèvre M.Benfodil ’Archéologie d’un chaos amoureux », un auteur et une oeuvre qui feront date dans le paysage littéraire algérien.
Car, comment peut il transformer (Camus) quand, d’une part il écrit les valeurs humaines (l’homme se voulant homme, toujours solidaire d’autrui dans «l’Homme révolté», l’action humanitaire dans «la Peste»), et finir par les caricaturer, les railler presque d’une autre part dans «la Chute» même s’il y innove par un style presque théâtral? Comment son lecteur pourra t il s’écrier alors, que le monde est sa ’tache » quand il fait dans la thèse et l’anti -thèse, anti thèse à cause de A. Breton, entre autre, qui l’avait vertement tancé d’avoir critiqué Lautréamont et Rimbaud dans ’l'Homme révolté », d’avoir impertinemment osé mettre son nez dans la cour des grands? Et sa synthèse fut évidemment ’L'Etranger », etc.
A décharge pour Camus peut être la crainte de ne plus voir suivre ses lecteurs d’Algérie, si jamais il aurait donné dans «le compliqué», tout angoissés qu’ils seront de ne plus rien comprendre, les pauvres, au ’charabia d’intellectuels ».
Le code idéologique:
Il est sous tendu par des doctrines scientifiques, philosophiques, morales, et sont révélés dans l’oeuvre par des prises de position par rapport au réel, exprimer les rêves des hommes, leur vision du monde. Mis à part l’oeuvre La Peste, où nous trouverons une réflexion philosophique sur le Mal, et la permanence d’un destin de souffrance, ni l’Etranger, ni l’Hôte ne sont expression de ces valeurs humaines universelles, philosophiques, et morales. Et pourtant là aussi Camus a laissé s’échapper l’occasion d’innover, de faire de la création. En effet, philosophe, il avait un concept à expliquer, un débat à proposer, son «syncrétisme culturel(…) il s’agit de l’émergence d’un être nouveau, ayant réussi à faire coexister en lui, des référents aussi divers que différent(…) un syncrétisme idéologico-symbolique»écrira Mr Med. Lakhdar Maouguel dans ’Albert Camus Assassinat post mortem, édit. APIC.
Il serait peut être intéressant de lire toute l’oeuvre de Camus à partir du ’tout et des parties » que propose Goldman dans ’le dieu caché », tenter de montrer comment il avait commencé et où il avait abouti.
Donc, en se résumant, et de notre point de vue bien sur, l’auteur ne semble pas avoir fait ni transgressions, ni innové, ni contrevenu à l’usage de la norme, donc pas de création, il était en conformité, en rapport avec les codes de son temps, alors pour quelle raison particulière le centre lui avait il concédé ce privilège ? Y avait-il un autre code secret qui faisait entrer en ligne de compte des éléments extra -littéraires? Dans ’Clefs pour la lecture des récits’ convergences critiques ll, ouvrage d’où nous avons tirés méthodes, avis et citations, il y a ce passage qui en dit long sur certaines pratiques de ce centre: «Le cas d’Albert Camus est un exemple privilégié d’un écrivain parti de la périphérie(l’Algérie coloniale productrice d’une littérature coloniale de seconde zone et d’une littérature autochtone «minorée») a été reconnu par le centre, avec des réserves à son égard toutefois du coté des ’héritiers » de la ’grande » littérature française à ce jour». Un intrus en somme.
Comme quoi qu’il faut se méfier des agents littéraires qui excellent tant dans l’art de bien vendre. Ils nous vendront bien le Chéri bibi de Leroux pour de l’Homère, et Rintintin pour du Faulkner, si on le leur demande.
Et si l’on continue après cela à s’extasier et à baver pour Camus et certains de ses livres, et écrire, comme cette énormité: «qu’il fait partie des fondateurs d’Alger Républicain» eh bien lisons ce qu’ont écrit B. Khalfa, Henri Alleg, A.Benzine dans ’La Grande Aventure d’Alger Républicain ’p 21:
«Pascal Pia, à son tour, recrute Albert Camus. Le future Prix Nobel (…) cherche un emploi. Il n’a aucune expérience de journalisme et c’est à Alg.Rép. qu’il va faire son apprentissage. Jusque là, il s’est occupé de théâtre et de littérature. (…) Mais contrairement à la légende que lui-même et ses adulateurs alimenteront lorsqu’il sera devenu un écrivain reconnu et choyé, (…) il n’est nullement ouvert aux aspirations nationales du peuple algériens et encore moins à l’idée d’une future indépendance.» Ceci est écrit par ceux qui l’ont connu ’sigane wetwabeg », pas de deuxième main.
Allez ! Inutile d’en dire plus va ! Ou plutôt si, et peut être tout aussi important que cette mise à nu de l’écrivain en question. C’est ce tapage médiatique qu’il faudrait s’expliquer. Pourquoi y’en a-t-il seulement que pour lui, alors que les autres écrivains, et de loin les meilleurs, ne méritent souvent qu’un entrefilet ? Mme Rolland, Flaubert l’artiste, Henri Pottier, René Clément, Louis Ferdinand Céline, Sartre, De Beauvoir, pour ne citer que ceux là, sont jetés aux oubliettes, mais on ne continue à n’avoir que pour l’autre, c’est donc qu’il répond à un objectif bien précis, à un cahier de charges bien particulier. Or que s’était il passé tout récemment ? N’avait on pas, pour dépasser un certain passé douloureux, demandé des excuses pour ce passé colonialiste ? Alors non seulement il n’en a pas était question de le faire, mais mieux, on ressort Camus, c’est-à-dire, pour celui qui sait bien lire: » on peut vous rappelez qui vous êtes au cas où vous l’aurez oublié ? ».
Rien de ce qui se fait ailleurs n’est innocent. Tout est lié, pour certains la guerre d’Algérie n’est pas encore finie, et Camus n’est pas seulement un nom, mais comme aiment à expliquer les linguistes pour le mot, c’est aussi un contenu sémantique. Donc, ce cheval de Troie qu’on présente devant la Citadelle Alger, il n’est pas entrain d’effectuer de la danse du ventre, ni de charmer, et ni de séduire. Pour celui qui sait bien écouter la musique, il entendra, peut être, comme bruit de fond, celui d’une certaine nuit des casseroles, et d’un autre siècle.
Et jusqu’à quand ? Jusqu’à quand voudrait-on toujours nous ramener à cette page que nous, et beaucoup d’autres là-bas aussi, avons essayé de tourner?
La liberté ne s’incorpore pas à l’histoire, c’est l’Histoire qui n’est que Liberté, et ce depuis Jugurtha.
27 janvier 2010
LITTERATURE