Histoires vraies
Les quarantièmes rugissants (4e partie)
Résumé de la 3e partie : Ramon, avec l’accord de son équipage, prend un risque immense en laissant les voiles déployées alors que le vent est fort…
Trois semaines ont passé. Cela fait maintenant dix-neuf jours que le «Sayula II» a quitté Le Cap, direction Sydney, avec son skipper rondouillard de cinquante ans et son équipage de novices. Il a atteint les quarantièmes rugissants tout en gardant sa voilure et, effectivement, il file à toute allure. Seulement, dans quelles conditions ! Poussé par un vent arrière de plus de 100 km/h, il va au-devant de vagues de vingt à trente mètres. Ce sont constamment des montagnes russes vertigineuses. Mais ce n’est pas cela le pire. Le pire, ce serait de rencontrer la déferlante, le rouleau qui, au lieu de soulever le bateau, se brise dessus et l’engloutit.
Ramón Carlin est à la barre. En plus du vent, il fait un temps épouvantable : les nuages gris et la grêle donnent l’impression d’être au milieu de la nuit, alors qu’il est aux environs de midi. C’est à peine si on voit arriver les vagues hautes comme des immeubles qu’il faut prendre bien en face, sous peine d’être basculé par le côté.
Ramón Carlin aperçoit un filin qui ballotte à la voile principale. Il doit absolument la fixer, sinon celle-ci risque de se déchirer. Pour un court instant, il décroche son harnais de sécurité. Geste fatal : un paquet de mer arrive précisément à ce moment et le jette par-dessus bord, dans une eau à 6°.
Il a heureusement deux réflexes : il hurle et il s’accroche au filin. Tout de suite après, il se trouve tiré par le bateau, qui fonce à une vitesse folle. Le câble de nylon lui scie la main, qui se gèle déjà. Il sent qu’il tiendra dans ces conditions extrêmes quelques minutes, pas plus. Après, il lâchera et tout sera fini.
Mais son cri a été entendu. Ses fils et neveux se précipitent et lui lancent un autre filin. Avec l’énergie du désespoir, de sa main libre, il passe celui-ci autour de sa taille. Les garçons, giflés par la grêle et les paquets de mer, tirent de toutes leurs forces, risquant de passer eux-mêmes par-dessus bord. A cause de la vitesse avec laquelle il est traîné, Ramón Carlin leur semble peser des tonnes.
Enfin, il arrive au contact de la coque. Il est hissé sur le pont où il s’effondre. Il est si frigorifié qu’il croit qu’il va mourir quand on lui glisse le goulot d’une bouteille de rhum dans la bouche, et il renaît à la vie. Enrique, son plus jeune fils, dix-neuf ans, lui hurle :
— Va te reposer dans ta cabine, papa, je prends la barre.
Ramón Carlin ne proteste pas. Dans l’état où il est, il a absolument besoin de récupérer. Il descend donc à l’intérieur du voilier, suivi du reste de l’équipage, sauf Enrique, attaché à la barre avec son harnais de sécurité, car par un temps pareil il n’y a qu’un homme sur le pont. Une fois dans sa cabine, Ramón Carlin s’affale sur sa couchette, conscient d’avoir échappé à la pire épreuve de son existence. Il se trompe : le pire est à venir A peine est-il allongé, sans avoir eu le temps de se changer, que c’est le cataclysme. Une déferlante vient s’abattre sur le «Sayula II», qui se retrouve la quille en l’air et les mâts dans l’eau. Dans sa cabine, Ramón Carlin est projeté au plafond où il a manqué de s’assommer. En même temps, la mer arrache le hublot et l’eau glacée entre comme une cataracte.
Ramón Carlin sait qu’il va peut-être mourir, mais ce n’est pas à lui qu’il pense en cet instant. Il pense à Enrique qui se retrouve sous l’eau, attaché à la barre par son harnais. Lorsqu’il a acheté le «Sayula II» au constructeur finlandais, celui-ci lui a certifié que la quille avait été lestée de manière à faire se retourner le bateau au bout de quelques instants, s’il chavirait. Il faut espérer que ce soit vrai, sinon Enrique va être noyé et, lui-même, avec l’eau qui s’engouffre dans la cabine, ne va pas tarder à l’être à son tour. (à suivre…)
D’après Pierre Bellemare
24 janvier 2010
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