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17.La rekba du sergent -Récit et légendes de Kabylie

24 janvier 2010

Non classé

Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (17 e partie)

Résumé de la 16e partie :Kassi se décide à faire l’aveu à son ami sur son désir de venger son fils en tuant un général prusse…

Ce fut la fin. Les Prussiens, furieux de la prolongation de l’agonie de notre pauvre armée, mirent en ligne une forte batterie et criblèrent les nôtres d’une grêle d’obus et de balles.
Le lieutenant tomba ; sa compagnie n’étant plus soutenue par son exemple et ses paroles se débanda et les restes de l’arrière-garde ne tardèrent pas à se présenter aux postes de l’armée suisse, qui les attendaient à la frontière.
Kassi n’avait point perdu de vue son ami. Dès qu’il le vit disparaître au milieu de la fumée et de la terre que soulevait la chute des projectiles, il se précipita vers lui. La jambe gauche du lieutenant pendait inerte. Un éclat de fonte lui avait arraché le mollet et tranché tous les tendons ; il perdait un flot de sang. Son visage pâle gardait son expression souriante et douloureuse. Il dit au sergent de fuir, qu’il attendrait là les ambulanciers aussi bien seul qu’en sa compagnie.
Kassi refusa ; il examinait la blessure : «Cela n’est rien mon fils, dit-il ; trois mois d’hôpital et tu seras guéri !» Et sous la pluie de fer qui continuait, avec le calme d’un médecin dans une ambulance, il tira des linges de son sac inépuisable, fit une ligature et pansa le membre pantelant.
L’opération fut rapidement terminée, car le vieux avait de l’expérience. Il finissait, lorsqu’il s’aperçut que les tirailleurs ennemis n’étaient plus qu’à une petite portée de fusil et commençaient à viser tout ce qui n’était pas mort sur le champ de carnage.
Il souleva le lieutenant, se couchant sous lui, et parvint, malgré le poids du géant, à le charger sur ses épaules. Il se mit alors à courir le plus vite qu’il pouvait, du côté du ruisseau torrentueux qu’il avait remarqué sur la droite et qui bordait, à une centaine de mètres, un fourré épais où il pensait se cacher, lui et son précieux fardeau.
Les Prussiens lui envoyaient toutes leurs balles, mais elles l’épargnèrent, et passant de pierre en pierre sur la glace, il arriva dans le petit bois, où il s’abattit épuisé. Le lieutenant s’était évanoui, car sa jambe, qui traînait à terre durant la course, avait heurté tous les obstacles et lui avait causé des douleurs intolérables.
Kassi le tira au beau milieu d’une clairière, l’installa sur le dos, lui rougit le front avec son sang, pour faire croire à une blessure mortelle, se badigeonna de même et se coucha à plat ventre sur le corps du mobile pour le tenir au chaud, car le froid était des plus vifs.
Les flanqueurs prussiens ne tardèrent pas à envahir la place ; ils parcoururent le bois en tous sens, ne s’inquiétant guère de ces deux cadavres, dont l’un montrait sa face plaquée de rouge. Ils se retirèrent bientôt, après avoir donné quelques coups de crosse à Kassi, qui ne bougea point.
Le camp ennemi se dressa en face du petit bois, à deux cents pas à peine du lieu où gisaient nos amis. Lorsque les bruits de pas eurent complètement cessé, Kassi traîna son lieutenant au plus épais de la broussaille, sur la lisière du bois et se mit à regarder les maudits qui, tranquillement, préparaient leur déjeuner, allumant du feu avec les bois arrachés aux haies voisines et à une ferme que les obus avaient démolie. (à suivre…)

Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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12 Réponses à “17.La rekba du sergent -Récit et légendes de Kabylie”

  1. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    La rekba du sergent (18 e partie)

    Résumé de la 17e partie n Kassi, au péril de sa vie, sauve le lieutenant d’une mort certaine. Les voilà maintenant proches d’un camp allemand faisant les morts pour leur échapper…

    Le mobile ne tarda pas à demander à boire et son ami lui prodigua les soins les plus touchants, l’encourageant à supporter son mal, lui faisant espérer une prompte guérison, lorsqu’à la nuit ils pourraient gagner la frontière et se trouver en pays ami.
    Le blessé paraissait reprendre des forces, la fièvre le gagnait et donnait à ses yeux gris une expression sinistre. Kassi le calmait, le dorlotant comme une mère, lui promettant vengeance, oubliant lui-même la sienne et la mort de son cher Ali, pour ne songer qu’à ce deuxième fils que Dieu lui avait donné.
    Soudain, le visage ridé du vieux tirailleur prit une expression de joie délirante ; il se remuait, allait du lieutenant à la lisière, tendant le cou à travers la brousse, poussant de sourdes exclamations. Le jeune homme, malgré la fièvre, se rendait compte de la situation critique dans laquelle ils se trouvaient : il fit remarquer que ces mouvements allaient attirer l’attention des sentinelles. Mais Kassi, sans lui répondre, le souleva, l’appuya contre un baliveau de hêtre, et ayant fait une petite percée dans les branches entrelacées, étendit le bras et dit, en parlant entre les dents serrées
    — Regarde ! il est là !
    — Qui ? fit le mobile.
    — Lui, dit Kassi, le «jenninar», celui qui doit payer la rekba pour mon fils.
    Le lieutenant regarda avec plus d’attention. De l’autre côté du ruisseau, en effet, escorté d’officiers, passait à cheval un général prussien, parfaitement reconnaissable à ses insignes, en raison du peu de distance qui le séparait des Français. Il marchait au petit pas, questionnant ses hommes, les félicitant. Tous se levaient, raides, à son approche.
    — Tu vas le laisser tranquille, je pense, ton général, si tu ne veux pas nous faire écharper.
    — Mon fils, dit le tirailleur, lorsque ton frère Ali a été assassiné par ces chiens, j’ai juré que j’aurais rekba, sang pour sang, tête pour tête. Ma karouba a pensé que, seule, la mort d’un général pouvait compenser la perte d’Ali. Il faut donc qu’un général meure et celui-là va payer la dette.
    Le lieutenant haussa les épaules ; il ne tenait pas assez à la vie pour résister longtemps au désir de son ami.
    — Va donc, tue-le, dit-il, et que cela finisse. Autant mourir fusillé qu’à l’hôpital. Kassi revint dans la clairière, où gisait son chassepot ; il l’essuya soigneusement, le chargea d’une cartouche bien sèche et, l’appuyant sur les branches, visa longtemps. L’émotion, le froid le faisaient trembler. Il voulait bien mourir, mais non sans avoir tenu son serment.
    Après quelques instants, il baissa son arme, grinçant des dents, la figure contractée, horrible de haine inassouvie.
    — Je ne puis pas ! je ne puis pas ! gronda-t-il; ma main tremble, j’ai peur de manquer ! Ah ! s’il pouvait venir de ce côté ! avec mon couteau, ce serait plus sûr ! (à suivre…)

    Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès

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  2. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    La rekba du sergent (19 e partie)

    Résumé de la 18e partie n Kassi s’occupe de son lieutenant du mieux qu’il peut, mais quand il aperçoit un général allemand il est tout excité à l’idée de venger sa rekba…

    Et la tête dans les mains le vieil endurci, qui avait tant de fois bravé la mort et que la mort semblait vouloir oublier, versait d’abondantes larmes.
    Le lieutenant s’était calmé et regardait attentivement à travers la percée des branches. A présent qu’il avait fait le sacrifice de sa vie, il lui en coûtait de revenir du rêve où il commençait à se plonger. Il voyait le général qui, pendant l’action, s’était probablement tenu à l’écart, recevoir les félicitations de ses nombreux subordonnés. Les officiers d’ordonnance papillonnaient autour de lui, prenant leur part de ces flagorneries, se parant de la bravoure des pauvres diables qu’ils menaient à la curée.
    Cette vue exaspéra le mobile. Les larmes de Kassi lui allaient au cœur. Avec sa froideur habituelle, il tourna la tête vers son ami et lui dit simplement :
    — Passe-moi ton chassepot.
    — Toi ! toi ! pleura Kassi, c’est toi qui vas venger Ali !…» Et l’émotion joyeuse lui coupa la parole. Il prit l’arme qu’il avait laissé tomber, la donna au lieutenant et lui baisa la main.
    Le Français l’attira sur son cœur et avant de mourir, les deux amis s’étreignirent silencieusement.
    — O mon fils ! murmura Kassi, vise bien ; pense que tu es de ma famille et que le sang de ton frère Ali crie encore vengeance. Tu es un homme ! tu n’abandonnes pas la rekba comme les lâches ! Ton regard est infaillible ! Le ‘’jenninar’’ va mourir et la tête d’Ali, fils de Kassi le manchot, pourra reposer en paix.» Il se tut, tendant le cou, retenant son souffle, regardant par-dessus l’épaule du lieutenant, comme s’il eut voulu suivre cette balle qui allait frapper la victime désignée par sa karouba. Le chasseur de chamois avait repris pleine possession de son sang-froid ; lentement, il se redressa contre le hêtre, appuyant solidement son dos, s’arc-boutant sur son genou valide. Il allongea le long de la couche sa tête impassible et pressa le doigt sur la détente. L’effort et la douleur le firent retomber de côté. Kassi avait bondi hors de la broussaille, après avoir ramassé et rechargé son arme ; il n’avait pas perdu de vue le général. (à suivre…)

    Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès

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  3. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    La rekba du sergent (20e partie et fin)

    Résumé de la 19e partie n Le lieutenant propose à Kassi qui tremble son aide pour tirer sur le général, il réussit à tirer une première fois, mais après cela il retombe épuisé…

    Un court instant s’écoula : puis on entendit un cri d’angoisse. Le Prussien ouvrit les bras, vacilla et retomba le nez sur le pommeau de la selle. On se précipita pour le soutenir ; ses officiers se jetèrent à terre : trop tard ! il était mort
    Il y eut, parmi cette armée victorieuse, un moment de stupeur. Puis ce furent d’horribles imprécations, des cris de menace et de mort, des courses folles dans le camp, les faisceaux jetés à terre et quelques coups de fusil lancés au hasard.
    Le tirailleur, immobile comme une statue sur une charbonnière abandonnée, ricanait.
    Mais les officiers prussiens avaient repris leur calme. Sous leurs commandements brefs, la troupe se forma face au ruisseau et au bois, les armes se chargèrent méthodiquement et l’on se tint prêt à résister à l’attaque que l’on supposait avoir à craindre.
    Alors Kassi, se rappelant la coutume berbère, tira un coup de feu en l’air pour indiquer à tous qu’il prenait à son compte et à celui de sa karouba le meurtre du général, et que le prix de la mort d’Ali ou Kassi était soldé. Il se tourna vers l’Est, et sa voix grêle retentit en se prolongeant:
    — Louange au Dieu de Mohamed, le Prophète illettré Close la rekba de Kassi Guiril sur les chiens de Prusse
    La vue de cet homme seul qui les narguait, exaspéra les ennemis. Un roulement de tonnerre retentit, répondant à la bravade du tirailleur. Toute la ligne venait de faire feu.
    Kassi se sentit atteint à la poitrine. Il descendit en chancelant de son tertre, se dirigea du côté où gisait son ami évanoui, et, tombant sur lui, exhala son dernier soupir
    Pendant longtemps, malgré les cris des officiers, les Prussiens continuèrent le feu sur le bois qui n’en pouvait mais. Lorsqu’on put arrêter la rage du soldat, on envoya des éclaireurs ; ceux-ci ne trouvèrent, au lieu de l’armée ennemie, que deux cadavres criblés de balles. C’étaient ceux du mobile gigantesque et du vieux tirailleur, les deux inconsolés, réunis dans la mort qu’ils désiraient.
    Ils avaient eu de belles funérailles.

    Récit et légendes de la Grande Kabyliear B. Yabès

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  4. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    Khouans (1re partie)

    J’étais étendu, demi-soulevé sur le coude, rêvant sur la terrasse de mon hôte le banquier Si Saïd. La nuit tombait peu à peu et l’ombre froide des sommets voisins du Djurjura s’allongeait noire sur les vallées déjà sombres. Bientôt l’univers s’enveloppa comme d’une harmonie immense, dont je ne percevais que deux notes infinies et sourdes, le bleu noir du ciel, le gris terne de la terre. Puis le firmament se piqueta de clous d’or et, sur les collines, s’allumèrent, astres sanglants, les feux des forgerons et des pétrisseuses de galettes. Je laissais errer mon esprit de ces mondes lumineux, où tout doit être perfection et idéal, à ces flammes attisées par une race courbée depuis des siècles sous le joug de fer des mâles, bêtes de somme ou chair à plaisir, auxquelles le Prophète refuse même, avec l’âme, l’espérance des mondes antérieurement entrevus.
    Et les rêves de régénération des femmes et d’assimilation des Berbères hantaient mon cerveau…
    Longs furent mes songes creux, mais la rosée glacée, tombant sur ma tête nue, me rappela à la vie réelle. J’abaissais le capuchon de mon burnous sur mes yeux, et m’allongeant à plat ventre sur le sol fait de roseaux et de terre battue, je me préparai au sommeil.
    L’obscurité qui s’étendit autour de mes yeux ainsi abrités me fit apercevoir une faible lueur filtrant à travers les claies mal jointes et, pour occuper mon désoeuvrement, curieux de savoir ce que pouvait faire mon hôte à pareille heure où dorment tous les Kabyles, je me mis à gratter avec mes ongles la terre écailleuse ; indiscrètement, je plaçais mon œil à la petite lucarne pratiquée ainsi.
    Je vis une vaste chambre, éclairée par une lampe fumeuse, percée d’une petite porte et d’une fenêtre étroite à l’Orient ; pas de tapis sur le sol, seulement une natte ovale en palmier et, tout près, une pierre noire polie par le frottement des mains qui s’y purifiaient avant la prière.
    Contre les murs étaient rangés de solides coffres kabyles en chêne sculpté, fermés de cadenas massifs et dans un angle se trouvait un superbe coffre-fort peint en vert, armé de gros clous ronds semblables à des yeux de bêtes.
    Au milieu de la porte à trois serrures, on avait appliqué une main ouverte peinte en rouge pour garder du mauvais œil.
    Mon hôte entra, redressant sa haute taille courbée sous l’huis et resta immobile ; à son tour, un petit homme crasseux, couvert de loques bigarrées, rassemblées en un burnous invraisemblable, se glissa sous la porte et s’assit sans façon en face du fier banquier, drapé en ses burnous comme un Romain dans sa toge.
    J’avais reconnu bien vite, dans le petit homme, un derwiche célèbre dans toute la grande Kabylie, Si el-Hadj Aïssa, espèce de gnome qui passait son temps à courir de village en village, se nourrissant de tripes crues et de toutes les ordures qu’on lui jetait ; il était respecté de tous les musulmans, en raison de ces bizarreries. On racontait sur lui, dans les Djemâas, des histoires fantastiques ; il avait, par exemple, le don de se transporter d’un lieu à un autre par le seul effort de sa pensée.
    J’allais cesser ma peu discrète surveillance, pensant que le derwiche, que j’avais vu rôder autour de la cuisine, s’était introduit malgré le banquier dans sa chambre de prière et qu’il allait être promptement jeté à la porte avec une aumône. (à suivre…)

    Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès

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  5. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    Khouans (2e partie)

    Résumé de la 1re partie n Notre héros voit entrer chez le riche banquier, son hôte, le derwiche Si el-Hadj Aïssa et pense que ce dernier va être renvoyé de ces lieux avec une aumône…

    A ma grande stupéfaction, il n’en fut rien : Si el-Hadj fit un signe rapide du pouce et, silencieusement, le banquier se baissa, baisa la tête pouilleuse du petit monstre et attendit debout. Le marabout se dépouilla de son burnous fait de trous et d’une peau de boue bien gonflée, qu’il portait toujours sous ses vêtements et qui le faisait paraître habituellement bossu. Frottant ses mains sur la pierre noire, il se mit en prière et le banquier l’imita. Tous deux, déroulant un chapelet qu’ils portaient au poignet, entamèrent une récitation prolongée d’une même phrase : «Il n’y a de Dieu que le Dieu qui protège Mohamed, le prophète illettré, sa famille et ses compagnons, que le salut soit sur eux.»
    Un peu étonné de la récitation de ce dikhr interminable, je rappelai mes souvenirs, cherchant à quelle secte les deux Khouans pouvaient appartenir, lorsque mon œil se fixa sur le chapelet roulé à leurs poignets au lieu d’entourer le cou. Un éclair traversa mon esprit : «Des Snoussites !», me dis-je. Tout mon être se tendit pour écouter et voir.
    Je n’eus bientôt plus de doutes, car le derwiche s’était pris le poignet gauche entre le pouce et l’index droits, geste imité par le banquier, et tous deux s’absorbèrent dans la récitation de la prière particulière à la secte des Snoussia, la plus dangereuse pour la domination française.
    Après un court instant, le derwiche s’exprima ainsi, parlant vite, comme un homme qui récite une leçon :
    — Moi, l’infime serviteur du Dieu Tout-Puissant, moi le pèlerin Aïssa qui ai reçu la baraka du cheik el Mahdi et Snoussi, seigneur de Djerboub, au nom du Prophète (que le salut soit sur lui), au nom de Si Mohamed ben Sid Ali ben Snoussi et Kettabi, et Idrisi, et Medjahiri, le chef des Khouans, Routs Adam, Ktob des Ktobs (pôle des pôles), j’apporte les ordres du Maître, à toi Saïd ben Saïd, Mokadem (dignitaire de la confrérie) pour le pays du Maghreb qui est au pouvoir du Franc infidèle.»
    Le puissant banquier courba la tête, fléchit les genoux et baisa le sol devant l’infime gnôme qui reprit, sans paraître l’avoir vu :
    — Vois cette sacoche ; elle a été lourde pour mes vieilles épaules et je l’ai portée de nombreux jours à travers le pays souillé par l’infidèle. Ecoute bien les paroles du cheik vénéré :
    «Un roi puissant des chrétiens, ennemi des Francs (que l’enfer les confonde), nous a adressé des caisses pleines d’or à son effigie : en voilà une part, compte les pièces neuves.»
    Le banquier brisa le cordon et le sceau qui fermait la besace et l’or remplit de ses lueurs la pièce sombre et mit un rayon fauve dans la prunelle de l’avare kabyle ; il compta longtemps, jetant les pièces sur la natte où elles s’amassaient avec un bruit étouffé. Il ouvrit alors le coffre de fer portant la main rouge, tira un sac qu’il emplit jusqu’au bord de la monnaie étincelante et plaça le tout sur un rayon du meuble déjà presque plein. (à suivre…)

    Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès

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  6. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    Anansé l’araignée cherche un imbécile à berner (1re partie)

    Je n’ai jamais dit – je ne dirai jamais – que cette histoire est tout à fait vraie. Pourtant, écoutez plutôt. C’est l’aventure de l’araignée qui cherchait un imbécile.
    En ce temps-là, il y a très longtemps, Anansé l’araignée vivait au bord de la mer. L’océan regorgeait de poissons, le long des côtes de ce pays.
    Du poisson, mais aussi des crabes, des homards, des langoustes… De quoi faire festin tous les jours – à condition, bien sûr, de se donner la peine de pêcher. Or l’araignée n’aimait pas beaucoup se fatiguer.
    — Ah, que j’aimerais prendre du poisson et le vendre ! soupirait-elle. Seulement, pour l’attraper, quel travail ! Fabriquer des nasses, les poser… Hé, mais je sais ce qu’il me faut : un imbécile, un pauvre nigaud, pour faire tout le travail à ma place.
    Trouver un imbécile, se disait l’araignée, ce n’était sûrement pas sorcier. Elle en ferait son associé. Il lui pêcherait des tas de poissons qu’elle irait vendre au marché. Elle garderait tous les sous pour elle et deviendrait riche, riche, cousue d’or.
    — Mon imbécile, pour le prix de sa peine, je lui laisserai un poisson ou deux, de ceux dont les clients ne veulent pas, et peut-être un crabe les jours de fête. Mais pas de sous, c’est évident, pas de sous. Qu’est-ce qu’un imbécile irait faire de sous ?
    Et l’araignée se mit en route, à la recherche d’un imbécile.
    Elle entra dans le village en lançant à tous les échos :
    — Un imbécile ! Il me faut un imbécile !
    Elle avisa une femme qui tournait la soupe dans un grand chaudron.
    — Je cherche un imbécile, pour pêcher à ma place.
    Mais l’autre éclata de rire en brandissant sa cuiller de bois.
    — Un imbécile ? Ce n’est pas ce qui manque ! J’en vois passer à chaque instant. Sur ce chemin d’où tu viens, justement !
    L’araignée ne savait trop qu’en penser. Elle poursuivit sa route. Elle arriva sur la plage, s’approcha d’un pêcheur qui ravaudait son filet.
    — Je cherche un imbécile.
    — Un grain de mil ?
    — Un imbécile.
    — Un crocodile ?
    — Non ! Un imbécile. Un nigaud, quoi !
    — Ah, un magot ! Pardi, moi aussi. Mais tu penses bien que si je m’en trouve un, je me le garde.
    — J’ai dit : un IM-BE-CI-LE ! corna l’araignée.
    Et elle s’en fut en marmottant. Un imbécile, elle en tenait bien un, oui – mais sourd comme un pot.
    Elle eut beau chercher, rien à faire. C’était partout le même refrain. Des imbéciles, elle en voyait. Elle en voyait même partout. Mais pas un seul ne faisait l’affaire.
    Elle allait se décourager quand arriva le faucon. Elle décida de ruser :
    — Oh, bonjour, frère Faucon. Si tu venais avec moi pêcher ? Tu m’aiderais à poser des nasses.
    Mais le faucon avait l’ouïe fine. Ce que cherchait l’araignée, il le savait très bien. Il n’avait rien d’un imbécile et ne comptait pas se laisser berner.
    — Et pour quoi faire, poser des nasses ? Je n’ai pas besoin de poisson, moi. J’ai de la viande à foison.
    Mais du haut de son arbre le corbeau avait tout entendu. Il descendit d’un coup d’aile et dit à l’araignée :
    — Poser des nasses ? Et pourquoi pas ? Je viens avec toi.
    L’araignée en sauta de joie.
    — Attends-moi là, Corbeau. Je vais chercher mon coutelas. J’en ai pour deux minutes. (à suivre…)

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  7. Artisans de l'ombre Dit :

    Anansé l’araignée cherche un imbécile à berner (2e partie)

    Résumé de la 1re partie n L’araignée est à la recherche d’un imbécile pour pêcher avec lui et vendre le poisson sans le payer. Un corbeau se propose à ce poste…

    Le corbeau attendit à l’ombre d’un fromager (Grand arbre tropical). Mais sitôt l’araignée hors de vue, le faucon vint le trouver.
    — Frère, méfie-toi d’Anansé. Tout ce qu’elle cherche, c’est un imbécile, pour faire le travail à sa place. Et quand le poisson sera pris, dis-toi qu’elle compte aller le vendre et se garder tous les sous pour elle.
    — Hé là, dit le corbeau. Je n’en savais rien, moi ! Mais maintenant je sais. Merci, Faucon. Ne m’en dis pas plus, j’ai mon idée. Je vais faire semblant d’être d’accord avec Anansé, et nous verrons qui de nous deux fera tout le travail et qui se gardera les sous. L’araignée revint bientôt avec son coutelas.
    — Viens, Corbeau. Allons dans la brousse couper des tiges de palmier pour nos nasses.
    Au pied du premier palmier, le corbeau dit à l’araignée :
    — Anansé, donne-moi ce couteau. Je vais couper les tiges. Toi, tu restes assise ici et tu prends ma fatigue, d’accord ?
    Mais l’araignée n’était pas d’accord.
    — Holà, Corbeau, tu me prends pour quoi ?
    Pour une imbécile ? Non non, c’est moi qui coupe. Toi, tu restes assis là et tu te charges de toute la fatigue.
    Et l’araignée coupa, coupa, des heures durant, tandis que le corbeau se prélassait à l’ombre en poussant de grands soupirs épuisés.
    Les tiges coupées, le corbeau aida l’araignée à les lier en botte et déclara :
    — Allons, Anansé, laisse-moi porter ce fardeau. Toi, tu n’as qu’à me suivre. Je te laisse la fatigue et le tour de reins,
    — Taratata, Corbeau ! Tu me prends pour quoi, pour une imbécile ? Pas question. Aide-moi plutôt à charger ce paquet sur ma tête.
    C’est moi qui le porterai, pas d’histoires. A toi la fatigue et le tour de reins.
    Et le corbeau se contenta de suivre, en soupirant et gémissant à la perfection, comme s’il souffrait le martyre à chaque pas. Anansé l’araignée transportait le fardeau.
    Devant la case de l’araignée, le corbeau l’aida à se décharger et déclara :
    — Et maintenant, laisse-moi fabriquer ces nasses. Mais si, mais si, laisse-moi faire. A toi la fatigue et les crampes aux doigts.
    — Jamais ! dit l’araignée. Tu veux rire. Si quelqu’un s’y connaît en tissage et vannerie, c’est bien moi. Laisse-moi tresser ces tiges et à toi la fatigue. Le corbeau se vautra sur la meilleure natte de la case, et se mit à gémir, à geindre, à soupirer avec plus d’ardeur que jamais.
    — Imbécile, dit l’araignée. Tu n’as donc rien dans la cervelle ? A t’entendre on te croirait à l’article de la mort. Et elle se mit à l’ouvrage. Et croise, et tords, et tisse et tresse, au bout d’un long après-midi elle avait confectionné deux belles nasses. (à suivre…)

    Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès

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  8. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    Anansé l’araignée cherche un imbécile à berner (3e partie )

    Résumé de la 2 e partie n Le corbeau ayant été prévenu par le faucon des desseins de l’araignée, la contraint, par ruse, à exécuter toutes les tâches…

    Le corbeau sauta sur ses pattes.
    — Anansé, cette fois, sois gentille. Laisse-moi porter ces nasses à l’eau. A ton tour de prendre la fatigue. Moi je n’en peux plus, tu sais !
    — Tiens donc ! dit l’araignée. Sûrement pas ! Je les ai fabriquées, je les transporte.
    Toi, suis-moi, et prends la fatigue. D’ailleurs tu fais ça très bien.
    Et ils descendirent au rivage. L’araignée allait à pas comptés, les nasses en équilibre sur sa tête. Le corbeau suivait, traînant la patte, avec des gémissements à faire frémir la brousse entière.
    Au bord de l’eau, le corbeau dit :
    — Anansé, tu ne le sais peut-être pas, mais une bête féroce habite là, dans la mer. Laisse-moi me mettre à l’eau et poser ces nasses. Et si jamais la bête me mord, à toi de mourir à ma place.
    — Turlututu, dit l’araignée. Ce n’est tout de même pas que tu crois que je vais dire oui ? Non non, ces nasses, c’est moi qui les pose. Si la bête me mord, tu meurs.
    Et l’araignée, en pataugeant, alla poser les nasses et les garnit d’appâts. Pendant ce temps, les pattes au sec, le corbeau la regardait faire. Puis tous deux rentrèrent se coucher dans la case de l’araignée.
    Le lendemain, au petit jour, ils descendirent en hâte au rivage. Dans chaque nasse, il y avait un poisson. Le corbeau dit à l’araignée :
    — Deux poissons, quelle chance, Anansé ! Ces deux-là, prends-les, ils sont pour toi. Demain, il y en aura quatre, et ce sera mon tour de les prendre.
    — Tricheur ! s’écria l’araignée. Tu me prends pour quoi, pour une imbécile ? Merci bien. Ces deux poissons, tu peux te les garder. Demain, c’est moi qui prendrai les quatre. Le corbeau prit les poissons sans se faire prier. Avec une poignée de manioc, un peu d’huile et des épices, il se mijota un bon fou-tou (Plat complet africain aux innombrables variantes : viande ou poisson plus céréales) et s’en régala tout seul.
    Le lendemain, de bon matin, le corbeau et l’araignée retournèrent inspecter les nasses. Il y avait là quatre poissons. Le corbeau dit à l’araignée :
    — Quatre poissons, quelle chance, Anansé ! Prends-les, ils sont à toi. Les prochains seront pour moi. Demain, avec tout cet appât, il en aura bien huit au moins !
    Mais l’araignée se récria :
    — Dis donc ! Tu crois que je vais me laisser faire ? Ces quatre-là, prends-les, je n’en veux pas. Demain les huit seront pour moi.
    Le corbeau prit les poissons et les mit à frire tous les quatre. Il se mitonna un foutou de roi et n’en laissa pas une miette.
    Le lendemain, dans les nasses, il y avait huit poissons superbes. Le corbeau dit à sa commère :
    — Huit poissons, et des gros ! Tu en as de la chance, Araignée ! Allons, prends-les, moi j’attends demain. Il y en aura seize, c’est certain. Et ils seront pour moi, bien sûr.
    — J’aimerais voir ça ! dit l’araignée. Non mais, tu me prends pour une imbécile ? La pêche d’aujourd’hui, je te la laisse. Je me réserve celle de demain. (à suivre…)

    Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès

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  9. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    Anansé l’araignée cherche un imbécile à berner (4 e partie et fin)

    Résumé de la 3 e partie n L’araignée se fait encore avoir par le corbeau qui lui prend les huit poissons de sa première pêche…

    Le corbeau prit les poissons et les mit à cuire au four. Il s’en fit un foutou d’empereur qu’il eut peine à terminer. Le lendemain, dans les nasses, il y avait bel et bien seize poissons. Mais ils s’étaient tant trémoussés, tant débattus, tant démenés, que les nasses avaient triste mine. Le corbeau dit à l’araignée :
    — Anansé, regarde-moi ça. Ces pauvres nasses ont piètre allure. Elles ne prendront plus un seul poisson… Mais je parierais que sur le marché il se trouverait encore un imbécile pour les acheter. Prends ces poissons, laisse-moi les nasses. Je me fais fort d’en tirer bon prix.
    L’araignée faillit se fâcher.
    — Hors de question, mon cher Corbeau. Les poissons, c’est toi qui les prends. Tu en feras ce que tu voudras, mais moi je vais vendre ces nasses et le magot que j’en tirerai sera pour moi. Le corbeau prit les seize poissons, l’araignée ce qu’il restait des nasses, et tous deux se rendirent au village voisin, un peu plus loin dans les terres. Là, ils s’installèrent sur la place du marché. Le corbeau n’avait pas plus tôt étalé ses poissons tout frais, qu’une nuée d’acheteurs se pressait alentour. En un clin d’œil il eut tout vendu. Il aurait eu trente-deux poissons qu’il les aurait vendus tout pareil. Ou soixante-quatre, ou même cent vingt-huit. Mais peu lui importait. Sa bourse était pleine, il était content. Ses clients dispersés, le corbeau retrouva l’araignée, toujours accroupie seule dans son coin, avec ses deux nasses à vendre. Il alla lui porter conseil :
    — Mais ne reste pas plantée comme ça ! Promène-toi avec ta marchandise. Fais voir aux gens tes belles nasses patinées. Crie bien fort que tu veux les vendre, qu’elles vau-draient une fortune chez un antiquaire ! Allez, un peu de publicité, quoi, fait entendre ta voix !
    L’araignée sauta sur ses pieds et cria, tout émoustillée :
    — Qui veut des nasses, un vrai trésor ?
    Antiques et belles et tout usées,
    La fine fleur des beaux objets ?
    Je les cède contre leur poids d’or ?
    Le chef du village, à ces mots, manqua de s’étrangler. Qui osait lancer pareilles sottises sur sa grand-place ? Qui prenait les siens pour des imbéciles ? Il appela ses gardes :
    — Dites, d’où sort-il, j’aimerais le savoir, l’énergumène que j’entends là ? Qu’on me l’amène immédiatement.
    L’araignée ne se fit pas prier. Déjà elle calculait combien d’or ou de riches coquillages elle allait retirer de cette vente. Mais la grosse voix du chef l’arracha à son rêve :
    — Holà, toi ! Dis voir un peu ! Où te crois-tu ? Au royaume des imbéciles ?
    L’araignée se mit à trembler.
    — Ton ami Corbeau est venu nous vendre du poisson splendide, et il en a tiré bon prix. Tu étais à côté, tu aurais dû comprendre : nous ne sommes pas fous, ici. Ni les uns ni les autres. Et toi tu voudrais nous refiler, ou plutôt vendre à prix d’or, tes deux nasses déglinguées qui ne valent pas un grain de mil ?
    Le chef était si furieux qu’il appela ses hommes :
    — Qu’on lui donne le fouet !
    L’araignée voulut fuir, mais elle se prit les pattes dans ce qu’il restait de ses nasses. Plus elle se débattait, plus elle s’entortillait dans ce fatras. Elle était prise à son propre piège.
    Et les coups pleuvaient, et Anansé pleu-rait :
    — Pui-pui, pui-pui ! Pitié ! C’est bientôt fini, je vous prie ?
    De grosses larmes de douleur perlaient aux yeux de l’araignée. Des larmes de douleur, mais des larmes de honte aussi : elle venait de comprendre, un peu tard, qu’à vouloir berner son prochain on finit toujours par se berner soi-même.
    Et voilà, mon conte est fini. Drôle ou triste, sage ou leste, prenez-en ce qui vous plaît et laissez-moi remporter le reste.

    Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès

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  10. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    Monsieur Grenouille et ses deux épouses (1 re partie)

    Que je vous raconte l’histoire de Kumboto, Kumboto M. Grenouille. Kumboto qui a cru malin de prendre deux épouses. Au début, tout s’est bien passé.
    — Couha-couho ! chantait-il pour l’une.
    — Couho-couha ! chantait-il pour l’autre.
    Et vouiff ! Il bondissait en l’air comme un ressort. Et vloum ! Il retombait au sol, les pattes en torsade. Ouahhh ! Quel bonheur d’avoir deux femmes !
    Oh, il avait bien fait les choses. Pour commencer, il avait pris soin d’offrir à chacune son chez-soi. Son domaine était grand. Il leur avait laissé le choix.
    Sa première femme s’était décidée pour le petit bois de figuiers, au soleil levant. Soit. En un rien de temps, bim ! elle avait sa case.
    Sa seconde femme s’était décidée pour le petit bois de palmiers, au soleil couchant. Soit. En un rien de temps, bam ! elle avait sa case.
    Et lui, son endroit préféré, était entre les deux, au milieu. Il y avait là un buisson couvert de baies juteuses, et Kumboto aimait bien en grignoter une ou deux de temps en temps. Par là-dessus un grand kolatier offrait son ombrage et ses noix. Pour ne rien dire du marigot, bien caché sous les roseaux et parfait pour les bains du soir. Et bom ! En un rien de temps, Kumboto avait sa case.
    Jusqu’ici, pas de problème. Tous les jours, sa première femme lui mitonnait son premier repas, sa seconde femme le second. Au lever du soleil, Dame Grenouille du levant préparait la bouillie, une bonne bouillie épaisse pour le déjeuner de son mari. En fin d’après-midi, Dame Grenouille du couchant mettait la soupe à cuire, une bonne soupe épaisse pour le dîner de son mari. Comme arrangement, c’était l’idéal. M. Grenouille s’en gonflait d’aise, fier et ravi de son trait de génie.
    Pendant des mois, jour après jour, le soleil a brillé dans un ciel sans nuages. Pendant des mois, jour après jour, M. Grenouille a fait bombance à ses deux tables tour à tour : le matin, chez sa femme du levant ; le soir, chez sa femme du couchant. Rien à redire. Tout allait bien.
    Là-dessus est arrivée la pluie.
    Oh, ce n’est pas que la pluie ait ennuyé Kumboto, au contraire ! Il l’adore, la pluie, Kumboto ! La saison des pluies, c’est sa saison à lui. A la première averse, il s’est mis à sauter de joie ici et là. Pendant douze jours, il n’a pas tenu en place. La vie était plus belle que belle : deux épouses, et la pluie en plus !
    Mais au douzième jour de pluie, ses femmes ont commencé à ne plus trop s’y retrouver. Matin, midi ou soir, c’est tout un sous la pluie. Pas de soleil pour se repérer, allez donc savoir l’heure qu’il est ! Et le treizième jour, un jour tout gris, elles ont perdu la tête pour de bon. C’est vers le milieu de la journée qu’elles se sont mises à leurs marmites – et toutes les deux bien en même temps.
    Chacune de son côté, au levant comme au couchant, soufflait sur son feu de bois et touillait son chaudron. M. Grenouille, un peu égaré, humait à droite, humait à gauche, vautré sur sa natte de roseaux. Hum, le délicieux fumet qui venait du levant ! Doux, fruité, délicat, quel bouquet ! Hum, le délicieux fumet qui venait du couchant ! Epicé, piquant, relevé, de quoi vous mettre l’eau à la bouche ! Haaah (à suivre…)

    Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès

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  11. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    Monsieur Grenouille et ses deux épouses (2 e partie et fin)

    Résumé de la 1re partie n Monsieur grenouille vit heureux avec ses deux épouses. Mais un jour de pluie elles perdent la notion du jour et de la nuit et c’est là que les choses se compliquent…

    Le foutou enfin prêt, au levant comme au couchant -cuit à point, bon à servir – Dame du levant et Dame du couchant se sont postées chacune sur le pas de sa porte, pour y guetter le mari.
    Mais de M. Grenouille, point.
    Quoi ? En retard pour le repas ?
    — Va me chercher ton père, et que ça saute ! a dit la première épouse à son petit grenouillot.
    — Va me chercher ton père, et que ça saute ! a dit la seconde épouse à sa petite grenouillotte.
    Les deux enfants se sont élancés, chacun de son côté, vers le milieu du champ. Et saute et glisse et cours et bondis, petit du couchant et petit du levant, ils sont arrivés ensemble à la case de leur père.
    Et vlouf ! Les voilà sur sa natte. Chacun l’a pris par une patte en criant à pleine voix :
    — A table, Père, à table ! Allons, viens avec moi ! Avec moi, j’ai dit. Viens ! A table !
    Pauvre Kumboto, il a cru en perdre la tête.
    Que faire ? Qui suivre ? On le tiraillait d’un sens, on le tiraillait de l’autre. Le pire, c’est qu’il n’avait même pas de préférence. Il s’est libéré les pattes, il a battu le tambour sur son estomac.
    — La paix, à la fin, quoi ! La paix ! Il a levé les pattes au ciel, en sautant à pieds joints.
    — Allons bon, mais que faire ? Elles m’appellent toutes deux en même temps ! A table, à table, elles en ont de bonnes !
    Elles sont deux, et je ne suis qu’un. Si je vais d’abord à droite, au levant, ma femme du couchant va m’en faire tout un plat : «Aha, c’est elle que tu préfères, hein ?»
    Mais si je vais d’abord à gauche, au couchant, c’est ma femme du levant qui criera.
    Je l’entends comme si j’y étais déjà. «Tiens. pardi, je le savais bien, que c’était elle que tu aimais le mieux ! Je le savais !»
    Kumboto s’est assis par terre en soupirant comme un buffle. Il en était si retourné qu’il s’est mis à bégayer. Sa voix s’est cassée, il répétait comme un perroquet :
    — Que faire, mais quoi ? quoi ? quoi ? Aucune des deux ne me croi-croira ? Que faire, mais quoi ?
    quoi ? quoi ?
    Et voilà, l’histoire s’arrête là. Parce que ce pauvre Kumboto n’a toujours rien décidé. Voilà ce que c’est que d’avoir deux femmes. Tout va très bien -jusqu’aux premiers nuages. Après quoi les choses se compliquent.
    M. Grenouille -ce brave Kumboto- est toujours dans son marigot. De temps à autre, il lance au ciel :
    — Couha-couho ! Couho-couha !
    Il a une drôle de voix, c’est vrai. Un peu étranglée : c’est l’angoisse. Il y a des gens qui se moquent de lui et qui vont jusqu’à dire qu’il coasse. Mais pas du tout, Kumboto parle. Il se demande encore, depuis le temps :
    — Que faire, mais que faire ? quoi ? quoi ? quoi ?
    Ayez donc une pensée pour lui.

    Contes d’Afrique noire Ashley Bryan

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  12. Artisans de l'ombre Dit :

    Au coin de la cheminée
    Eléphant et Grenouille vont faire la cour aux belles (1re partie)

    Je ne me lasserai jamais de raconter comment Grenouille et Eléphant contèrent fleurette un temps aux jeunes filles de la même maison.
    Grenouille et Eléphant avaient beaucoup de succès auprès de ces demoiselles. Il faut dire qu’ils étaient aux petits soins pour elles. Jamais ils ne seraient arrivés les mains vides. Tantôt des fleurs, tantôt des fruits, toujours ils apportaient un petit cadeau gentil.
    D’ailleurs tous ceux qui les connaissaient étaient d’accord sur ce point : malgré des différences qui tombaient sous le sens, Eléphant et Grenouille se ressemblaient beau-coup.
    D’abord ils étaient beaux tous les deux, chacun à sa manière bien sûr. Et puis tous deux aimaient bien l’eau, et les longues balades en forêt -surtout le long du sentier qui menait chez les demoiselles. Enfin, s’ils n’étaient pas de la même taille, ils avaient tous deux le même âge- le bel âge évidemment.
    Mais à quoi bon énumérer tout ce qui les rapprochait ? Ils se ressemblaient, c’est un fait, mais là n’est pas notre histoire.
    L’histoire a commencé le jour où M. Grenouille est allé voir ces demoiselles tout seul. Il s’est assis avec elles devant la maison, à l’ombre d’un fromager, à siroter du lait de coco bien frais. Ces demoiselles entouraient M. Grenouille, et riaient fort de ses traits d’esprit. Il était plus drôle et charmant que jamais. Il se sentait le roi de la forêt
    Hélas ! voilà que la bien-aimée de l’éléphant s’est mise à parler de son galant. Il était si beau, si charmant, si délicat, si élégant !
    Alors M. Grenouille a vu rouge. Il s’est gonflé, gonflé, du mieux qu’il a pu. Et il a dit, l’air de rien :
    — Ah, Éléphant ? Oui, c’est un brave garçon. Vous savez toutes déjà, j’imagine, qu’il me sert de baudet. Une excellente monture, ma foi !
    Les filles n’en ont pas cru leurs oreilles :
    — Qui ? M. Eléphant ? Votre baudet ? Oh, c’est vrai, dites ? C’est vrai ?
    Elles en étaient si émoustillées qu’elles faisaient ronde autour de lui. Grenouille se sentait grand et fort, un vrai géant ; bien plus gros que l’éléphant. Quand il est reparti, ce soir-là, il bondissait comme une antilope, tant il débordait de fierté. La forêt lui appartenait.
    Ce soir-là, justement, l’éléphant à son tour est venu rendre visite, tout seul, aux demoiselles. A peine est-il sorti de la brousse qu’elles ont lancé à sa bien-aimée :
    — Oh regarde, le voilà, c’est lui ! Le baudet de M. Grenouille !
    Elle a couru à sa rencontre. Il lui a donné des cerises sauvages, un bouquet de fleurs, un petit baiser, sans parler d’un bon gros câlin de sa trompe enroulée.
    Mais c’est à peine si elle l’a remercié. Elle avait encore sur le cœur ce qu’avait dit M. Grenouille. Alors elle a laissé tomber :
    — D’après ce que nous a raconté ton ami, tu lui sers de baudet, à ce qu’il semblerait.
    Eléphant en a rugi de rire :
    — Eh, ça vaut mieux que l’inverse, non ?
    Les filles ont bien ri elles aussi, mais elles ont répété mot pour mot ce qu’avait dit M. Grenouille. Visiblement, elles y croyaient.
    — Hé, minute, là, mignonnes ! a protesté l’éléphant. Vous voulez dire que… Moi ? Moi? Le baudet de Grenouille ? Il plaisantait, bien sûr!
    — Mais pas du tout, a dit sa fiancée. Pas du tout ! Il nous a juré qu’il était tout ce qu’il y a de plus sérieux.

    Contes d’Afrique noire Ashley Bryan

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