Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (12 e partie)
Résumé de la 11e partie : Kassi et le lieutenant se prennent d’amitié et se font même des confidences. Mais Kassi ne lui avoue pas son désir de vengeance…
Il ne comprenait pas, d’un autre côté, comment on pouvait se faire tant de chagrin pour une femme, quand, avec la tournure de son ami, sa solde d’officier, on pouvait s’en payer bien d’autres ; mais la souffrance qui emplissait le cœur du mobile lui paraissait si grande lorsqu’il la dépeignait, qu’il sentit qu’il y avait là quelque chose d’incompréhensible pour lui, et alors il s’apitoya de confiance. La solde d’officier que Kassi estimait si haute était bien insuffisante, et le jeune homme en souffrait. Il était, comme nous l’avons dit, d’une stature athlétique et la maigre pitance qu’il recevait ne lui convenait guère. Lorsqu’on pouvait se ravitailler il mangeait à sa faim, mais la plupart du temps son puissant estomac était vide.
Comme tous les forts, il était timide et cachait sa faiblesse, n’osant demander à ses hommes de lui vendre un supplément de nourriture, qu’ils ne pouvaient manger à cause de leur extrême fatigue. Cela le tourmentait comme une maladie honteuse et il s’en taisait avec Kassi qui ne s’expliquait pas les lassitudes subites qui terrassaient son lieutenant, dès que la force nerveuse et la présence du danger ne le soutenaient plus.
Un jour, il comprit tout.
C’était dans un bois clair de baliveaux dressant tout droit leurs troncs dépouillés, où nos mobiles tiraillaient avec les éclaireurs prussiens. De temps en temps un des nôtres tombait sur la neige. Bientôt le nombre des ennemis fut tel que la place n’était plus tenable ; les Prussiens n’avançaient point, mais fouillaient tout le bois de balles et d’obus. On sonna la retraite. Le lieutenant et Kassi, à leur habitude, marchaient les derniers, se retournant de temps en temps pour faire feu sur les masses ennemies, poussant les éclopés retardataires ou les rageurs, qui refusaient d’obéir. Tout à coup, au passage d’un ravin, après une décharge d’une batterie nouvellement en ligne qui couvrit le bois d’obus et de fumée, Kassi s’aperçut que le lieutenant n’était plus auprès de lui… Il eut un grand froid au cœur, comme le jour où il avait appris la mort d’Ali. C’était encore un fils que les Prussiens lui prenaient ! Il revint donc sur ses pas, pour retrouver le corps de son ami et mourir enfin. Il en avait assez de cette vie d’où les bons s’en allaient un par un et où il ne pouvait même pas les venger.
Au passage du ravin, il entendit un peu de bruit sous une grosse touffe de genévriers verts se détachant sur le blanc de neige, plaquée par places de larges mares de sang figé, près des cadavres, nombreux à cet endroit. Il s’arrêta, le doigt sur la gâchette, et aperçut son ami, caché dans la touffe, mordant à belles dents dans un pain de munition pris sur le sac d’un malheureux mobile, étendu tout près, sur le ventre, la tête fracassée, les bras en croix. Ni l’ouragan de fer qui passait sur sa tête, ni l’arrivée de Kassi n’avaient pu le distraire de son occupation. Il mangeait férocement, faisant craquer sous ses puissantes mâchoires le pain sec et dur, comme un lion fait des os. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
24 janvier 2010
Non classé