Le Moudjahid Mohamed Cherif Ould El Hocine raconte…
Le 21 mars 1957, nous nous trouvions du côté de Lodi-Damiette pas loin de la ville de Médéa. À midi, un agent de liaison vint nous informer que des soldats français se trouvaient au douar Mechmèche. Il nous fallait faire une marche de six à sept heures pour arriver sur les lieux. Nous avons pris le départ à l’instant même.
Nous devions faire très attention, car il faisait jour et les appareils ennemis survolaient sans arrêt la région. Il existait un poste militaire, installé au lieu-dit Haouch El-Yassourette (la ferme des petites soeurs de Jésus), à partir duquel les soldats français pouvaient nous repérer avec leurs jumelles. Aussi, pour pouvoir traverser les espaces non boisés, nous devions nous résoudre à ramper sur de très longues distances, ce qui était un exercice très éprouvant.
Arrivés vers cinq heures de l’après-midi à proximité du douar Mechmèche, nous apprendrons ainsi de la bouche des habitants que les soldats ennemis avaient pris le large. Cette nouvelle nous a causé une grande déception, car nous estimions que le fait d’être arrivés en retard sur les lieux nous avait privé de l’occasion de déclencher une attaque vengeresse contre l’armée française.
De plus, nous sentions que la population du douar ne nous faisait pas un accueil habituel des plus chaleureux, et nous avions parfaitement saisi la raison du comportement des habitants du douar.
Les gens estimaient que nous aurions dû arriver plus tôt pour pouvoir affronter les parachutistes qui brûlaient leurs maisons et semaient la terreur et la désolation sur leur passage… Nous ne devions pas tenir rigueur à ces pauvres gens de l’accueil froid, distant et lourd qu’ils nous infligeaient, car nous comprenions leurs souffrances.
Les habitants du douar Mechmèche ignoraient bien sûr que la nouvelle de la présence des soldats français nous était parvenue à midi alors que nous étions très loin, et que, pour notre part, nous étions partis sur-le-champ, marchant à pas forcés, faisant ainsi tout ce qui était humainement possible pour pouvoir arriver à temps au douar afin d’accrocher l’ennemi. Hélas, si nous n’avons pas réussi à arriver avant le départ des soldats français, ce n’était pas faute de nous être pleinement dépensés pour cela.
Nous nous sommes dirigés vers un refuge situé à 300 mètres du douar. Après avoir mangé un morceau de galette, nous nous sommes allongés par terre pour nous reposer. Le lendemain matin, très tôt, nous avons entendu des cris et des appels : « Les soldats, les soldats ». Enfin nous allions combattre ! Nous nous sentions très heureux de pouvoir nous acquitter de la « dette » morale que nous pensions avoir vis-à-vis des habitants de cette contrée.
Nous avons été très étonnés de voir la population fuir, alors que nous n’avions pas entendu les bruits des moteurs de camions, de chars ou d’avions. « D’où sont venus les soldats français ? », demandions-nous à la population, qui, affolée et prise de terreur, fuyait dans toutes les directions sans nous répondre.
Si Moussa nous rassembla en toute vitesse et nous donna des instructions sur la stratégie et les précautions que nous devions scrupuleusement respecter ; en l’occurrence, garder un intervalle de 100 mètres d’un groupe à l’autre, prendre la direction opposée à celle prise par les civils dans leur fuite… Le point de rendez-vous avait été fixé sur la crête de la montagne de Tamesguida. Si Moussa nous a dit : « Que le premier groupe qui repère l’ennemi l’attaque ! » Si Rezki, chef de groupe, demanda à Si Moussa : « Et si les soldats sont trop nombreux ? », « Même s’ils sont toute une division, il faudra les attaquer.
Et maintenant, courage, mes frères ! Avancez et ayez foi en Dieu, et qu’Allah soit avec nous ! » nous dit Si Moussa.
Nous nous sommes donc mis à la recherche des soldats ennemis, que nous n’avions pas encore réussi à repérer, et nous nous demandions comment ils pouvaient se trouver en pleine montagne, tout à côté de nous, tout en restant invisibles.
Le premier et le deuxième groupe se trouvaient avec Si Moussa. Nous sommes arrivés au rendez-vous, alors que le troisième groupe ne s’y trouvait pas encore. Si Moussa, haut juché sur la crête, cherchait à repérer les soldats avec ses jumelles. Il ne tardera pas à déceler leur présence dans une clairière, circulant par petits groupes de 5 à 6 soldats, vêtus de djellabas. « Les voilà, ces salauds de parachutistes ! », nous dit-il. Toujours avec ses jumelles, il fouilla le décor alentour pour situer la position du troisième groupe de notre Commando.
Il repérera ce dernier alors qu’il s’apprêtait à attaquer les paras. Si Moussa nous donna immédiatement de nouvelles instructions. Nous devions, en faisant très attention, descendre en toute vitesse pour pouvoir prendre l’ennemi en tir croisé. Le troisième groupe, commandé par Si Ahmed Khelassi, l’adjoint de Si Moussa, attaqua les paras au moment même où nous sortions de l’oued pour prendre l’ennemi en sandwich.
Là-dessus, nous avons entendu des appels et des cris : « Les soldats ! Les soldats ! » Surpris par ces appels, nous avons marqué un instant d’hésitation, croyant que l’ennemi se trouvait derrière nous. Comme j’étais l’avantdernier de la file en sortant de l’oued, j’avais freiné mon élan.
Si Moussa, qui fermait notre marche et surveillait nos arrières, se trouvait juste derrière mon dos. Il me poussa des deux mains, en me disant : « Dedans, dedans ! » Le troisième groupe, qui avait ouvert le feu le premier sur les paras et se trouvait ainsi sur le point de faire l’assaut, avait reculé en entendant les appels des civils.
Cette hésitation de notre part s’était révélée salutaire pour les paras, qui avaient commencé à prendre la fuite en emportant leurs blessés.
Les paras sont partis se réfugier dans la kouba du wâlî Sidi El-Madani, alors que le groupe où je me trouvais était sur un versant de l’oued, tandis que l’autre groupe campait sur le versant opposé. L’embuscade n’ayant pas réussi, l’accrochage a tout de suite commencé.
L’ennemi occupait une position de tir meilleure que la nôtre, et nous devions donc faire très attention à ne pas nous exposer lors de nos tirs.
Juste à mes côtés, le moudjahid Si Abdelkader Chamouni, de Aïn-Defla, a reçu une balle qui lui a écorché le cou alors qu’il tirait sur l’ennemi.
Pour tromper les soldats français, Si Maâmar, servant de la mitrailleuse FM Bar, tirait par intermittence sur les deux côtés de l’oued pour faire croire à l’ennemi que nous disposions de deux mitrailleuses.
Le troisième groupe, celui de Si Ahmed, qui avait une mitrailleuse 24/29 s’était replié, lorsqu’il avait entendu les appels des civils qui criaient : El-aaskar, el-aaskar (les soldats ! les soldats !).
Par la suite, nous avons constaté qu’il ne s’agissait pas de soldats français, mais des moudjahidine du commando du bataillon de la wilaya IV, qui revenaient avec des armes lourdes récupérées dans l’embuscade de Dupleix (Damous) le 28 février 1957.
Trois moudjahidine et moi-même avions voulu nous glisser dans le fond de l’oued pour attaquer les paras de face, mais ils nous ont vite repérés et ont commencé à tirer sur nous avec des lances V.B. L’opération étant trop risquée, nous avons immédiatement regagné nos places de combat.
L’accrochage faisait rage, les paras, qui disposaient d’un poste de transmission radio, ont vite appelé l’aviation à leur rescousse, bien que l’intervention de cette dernière soit complètement inutile, car le brouillard empêchait les pilotes de nous tirer dessus.
Une section commandée par Si Nacer de Ahmeur El-Aïn était arrivée pour prendre part au combat à nos côtés. Si Moussa, demanda à Si Nacer d’aller s’installer avec sa section à 100 mètres de la nôtre, avec instruction de ne pas laisser le passage à l’ennemi.
Si Moussa, résolu à en finir une fois pour toutes avec les paras, nous ordonna de faire un tir de barrage, de lancer nos grenades et de faire un .
assaut massif sur l’ennemi : « Allâhou Akbar, wal-houdjoûm fî sabîli ‘Llâh » (Dieu est le plus Grand ! À l’assaut dans la Voie de Dieu !).
À l’intérieur de la kouba du wâlî, nous avons découvert des cadavres de paras, dont celui d’un lieutenant, ainsi que ceux de deux traîtres.
Acculés et désespérés, les paras s’étaient vengés sur les deux traîtres. Avant notre assaut, ces derniers furent en effet égorgés et leur tête posée sur des piquets.
Après ce long combat qui a duré du matin au soir, nous avons fait un prisonnier martiniquais, qui portait le grade de sergent-chef.
Il avait une carabine U.S avec 120 balles et 12 grenades.
Tremblant de peur, il n’arrêta pas de dire à notre chef : « Moussa, Moussa, moi bon, donne des bonbons aux enfants de Blida, moi gentil avec les civils» .
Si Moussa lui a ordonné de se déshabiller, puis nous avons commencé à l’interroger.
Il nous donna quelques informations et renseignements militaires importants.
Si Moussa s’adressa à moi en me disant : « Si Cherif, prépare-toi, tu sais ce que tu dois faire».
J’ai retiré une feuille de mon bloc-notes où j’ai écrit : « Si Zoubir n’est pas mort, il est toujours vivant ».
Ensuite, Si Moussa ordonna à un moudjahid de charger son fusil de chasse de chevrotines et de tirer à bout portant sur le para martiniquais.
Après cela, j’ai glissé ma feuille de papier entre les dents du para.
Ce Commando Noir de parachutistes était dirigé par le lieutenant Guillaume.
Le 21 mars, après leurs opérations au douar Mechmèche, le colonel Bigeard avait demandé des volontaires pour passer la nuit au maquis en contrepartie d’une promotion dans le grade et d’une prime très importante. Il y eut cinquante huit volontaires.
Cette opération de prestige visait en fait à démontrer à une délégation de sénateurs américains et français, de passage dans la région de Blida, qu’il n’y avait plus de combattants algériens en dehors de quelques bandes désorganisées de rebelles communistes.
Par la même occasion, les autorités coloniales et l’armée françaises entendaient prouver à la population algérienne que la France était aussi bien maîtresse des maquis que des villes et des villages…
Le Commando Noir des parachutistes du colonel Bigeard était composé d’éléments d’élite, qui sortaient des écoles de guerre les plus prestigieuses et étaient très expérimentés dans la guérilla, ayant déjà fait leurs preuves lors de la guerre d’Indochine.
C’était du fait qu’ils étaient bien camouflés, que les habitants du douar Mechmèche n’avaient pas remarqué leur présence.
Ils avaient eu l’audace de passer la nuit au maquis, pas loin du douar et quasiment à côté de nous. Ils avaient réussi à tromper la vigilance des moussebiline et des habitants, qui s’étaient ainsi persuadés qu’ils étaient repartis vers leur caserne à Blida.
Après notre victoire sur les paras, toute la population de la région de Tamesguida, Kahahla, Mouzaïa était en liesse, les visages étaient rayonnants, particulièrement dans le douar Mechmèche dont les habitants avaient beaucoup regretté le mauvais accueil qu’il nous avaient fait la veille. Nous avons pu leur prouver ensuite que nous n’avions pas peur des soldats français.
Du matin jusqu’au soir, les habitants de la région nous ont encouragé, les hommes avec leurs exhortations : « Allâh yansarkoum yâ el-moudjâhidîne » (Dieu vous accorde la victoire, ô moudjahidine !), et les femmes avec leurs youyous; quant aux enfants, ils entonnaient le chant patriotique (nachîd) « Min Djibâlinâ » (De nos Montagnes…) Tous pleuraient de joie, heureux d’avoir pu voir la défaite de l’armée française et d’avoir été vengés, par les mains des moudjahidine, pour tout le mal que les paras leur avaient fait subir.
Quant aux membres de la population française de Blida et des villes environnantes, surtout les gros colons et les militaires, ils étaient en deuil et pleuraient le commando de paras qui n’était plus revenu.
Nous, les moudjahidine, étions grandement satisfaits d’avoir pu venger notre valeureux chahid Si Zoubir et les vingt sept étudiants qui avaient trouvé la mort avec lui, ainsi que les civils blessés par le Commando Noir de paras qui avait semé la terreur dans la région de Médéa, Blida, Mouzaïa, Chiffa, El Affroun…
De plus, la population algérienne éprouvait encore plus de joie de savoir que nous avions été la cause de la liquidation des deux traîtres sanguinaires Kiouaz et Bengalal, qui avaient massacré des civils musulmans.
Nous, les moudjahidine, avions prouvé à la délégation de sénateurs américains et français, que nous existions bel et bien, que nous défendions notre patrie avec acharnement, armés de notre courage et de notre foi, et que nous étions tous résolus à nous sacrifier pour l’indépendance de notre pays.
Plusieurs officiers et sous-officiers avaient été tués, dont le lieutenant Guillaume, fils du général Guillaume, l’ancien résident général au Maroc.Nous avons pu récupérer un poste de transmission radio 303, des caisses de munitions et de grenades, ainsi que plusieurs armes automatiques et des carabines US.
La ville des roses était en deuil et pleurait ses paras volontaires qui ne sont pas revenus, abattus par notre commando. De notre côté, nous ne déplorions qu’un seul mort, Mohamed Bouras, d’El-Affroun, un brave et courageux jeune homme de 17 ans, ainsi que trois blessés: Si Slimane Takarli, Si Mahfoud, de Khemis El-Khechna, et aussi Si Abdelkader Chamouni, de Aïn-Defla.
Après avoir enterré notre chahid Si Bouras et évacué nos blessés vers l’infirmerie régionale, Si Moussa nous demanda de prendre le départ vers Marengo et Cherchell où d’autres combats nous attendaient.
Ce fut donc grâce à notre courage, à notre foi en Dieu et à notre sacrifice que nous avons pu gagner la grande bataille de Tamesguida le 22 mars 1957 contre le sinistre Commando Noir de parachutistes français.
BATAILLE AU DOUAR SIOUF, TAZA-TROLLARD,
(ACTUELLEMENT BORDJ EMIR ABDELKADER)
Cela s’est passé en avril 1958
L’armée du « général » Mohamed Bellounis – dans le sud du pays –, en coordination avec celle du « général » Djillali Belhadj(alias Kobus), dont les éléments installés dans un poste à Zédine(Aïn-Defla), étaient largement soutenus par l’armée française, projetaient d’encercler et d’anéantir tous les combattants de l’A.L.N. de la wilaya IV.
Ainsi, en étroite collaboration avec les états-majors français, les susdits généraux d’opérette Bellounis et Belhadj, pour éradiquer les éléments A.L.N./F.L.N. et avoir ensuite les coudées franches dans la région, échafauderont le plan tactique suivant : Les Bellounistes devaient remonter du Sud (Djelfa, Laghouat, Aflou) vers le Nord, tandis que les Kobustes devaient descendre du nord vers le sud, pour localiser les katibate de L’ALN dans les montagnes de Theniet El Had, Amrouna, El Meded, Matmata et Zemoura Djebel Louh…
Les deux généraux es-trahison avaient l’assurance du soutien qu’appor- teraient l’armée française et son aviation à leurs troupes.
Le commandement de la wilaya IV n’ignorait certes rien des intentions combinées de l’armée française et de ses marionnettes Bellounis et Belhadj-Kobus. Le commandant Si Djilali Bounaâma, chef de la zone III et Si Rachid Bouchouchi, commandant de la région de Theniet El Had, avaient noué des contacts secrets avec les colonels adjoints du général Kobus, qui désiraient rejoindre L’ALN avec armes et bagages, ce qui représentait une importante et bonne opération pour nous. Toutefois, notre commandement avait tenu à imposer certaines conditions et exigences préalables aux colonels belhadjistes.
Me trouvant de passage, au cours d’une mission, dans les douars disséminés à travers les monts de Amrouna, j’avais rencontré à cette occasion une compagnie de moudjahidine faisant partie de la région de Theniet El Had. Ce fut pour moi un grand plaisir de retrouver au contact roboratif de cette unité combattante, la rude ambiance de la vie périlleuse et mouvementée des djounoud, dont mes nouvelles prérogatives politiques m’avaient cruellement privé depuis un certain temps déjà.
Pour un combattant accoutumé aux frissons du danger, il y a certaines promotions et prises de grade qui sont ressen- ties comme des sanctions – ce qui, il faut l’avouer, était un peu mon cas à ce moment là.
J’ai passé des moments avec ces frères combattants dont le destin, ainsi que l’était le mien peu de mois auparavant, était au bout de leurs fusils…
Une nuit merveilleusement évocatrice, corsée au rythme du récit des combats livrés à l’ennemi, parfumée à l’odeur puissante du djebel : poudre, sang et sueur mêlés, éléments quoti- diens d’une vie bercée par les longues et interminables marches à pas forcés, entrecoupées de haltes rapides, juste le temps de faire semblant d’avaler quelques brûlantes cuillerées de couscous campa- gnard et de dormir, en se préparant à reprendre avant l’aube la route vers d’autres horizons de lutte…
Le lendemain après-midi, un habitant du douar Siouf, près du village de Taza-Trollard (actuellement Bordj Émir Abdelkader), vint dire au chef de la compagnie, Si Larbi, qu’une partie de l’armée bellouniste, commandée par Slimane Bouhmara, avait pris ses quar- tiers au douar Siouf.
Si Larbi, les chefs des sections de la katiba et le chef de la section des moussebiline avaient décidé d’aller attaquer cette nuit même le bellounistes au douar Siouf. Si Boualem, de Belcourt, chef de section, qui était tombé malade, ne pouvant prendre part à cette mission, je me suis alors proposé de commander sa section, en lui demandant de me remettre son arme, une mitraillette MAT 49, tout en lui remettant le pistolet P38 que j’avais récupéré dans la grande bataille de Molière (Boucaid), dans l’Ouarsenis.
A six heures du soir, à la tombée de la nuit, nous nous sommes dirigés vers le douar Siouf. Après trois heures de marche, nous avons traversé la route nationale venant de Khemis Meliana à Theniet El Had, nous sommes passés pas loin du village général Goureau. Il faisait froid, à cause d’un vent glacial qui soufflait sur la région.
Ma section était au milieu de la katiba, avançant rapidement en file indienne avec un intervalle de 3 à 4 mètres entre chaque homme. Après 4 heures de marche, j’ai commencé à me dire que quelque chose n’allait pas bien dans cette action…
Je me souciais du fait qu’on n’ait pas élaboré un plan tactique et stratégique pour garantir le succès de cette opération, d’autant plus que nous étions supposés partis pour attaquer des Harkis Bellouniste qui avaient trouvé asile dans les maisons des habitants du douar Siouf.
Précédé par le guide civil, Si Larbi marchait en tête de file, à quelque 50 ou 60 mètres devant moi, ce qui m’obligea à faire un petit sprint pour le rejoindre. Marchant côte à côte avec lui, je lui ai dit tout de suite :
« Si Larbi, où allons-nous donc comme ça, à l’aveuglette, sans plan précis et bien arrêté ? ! – Ne t’en fais pas, Si Cherif, me répondit-il, pour ma part, j’ai tout prévu.
Avant d’ar- river au douar Siouf, je vous exposerai le plan d’attaque et la mission assignée à chaque chef de section. » Sur ce, je repris ma place à la tête de ma section, puis je me précipitai de nouveau à l’avant, et ayant attrapé le guide par le bras, je lui dis : « Où nous emmènes-tu donc comme ça ? ! Est-ce que le Douar Siouf se trouve encore loin d’ici ? – Oui, me répliqua-t-il, il nous reste encore environ deux heures de marche à faire.
– Dès que nous nous trouverons à cinq cents mètres du douar, tu nous en informeras, lui intimai-je d’un ton ferme et qui ne souffrait pas de réplique. –D’accord ! » acquiesça-t-il.
Je dois avouer ici que j’avais le pressentiment que quelque chose de très grave allait nous arriver, car, pour tout dire, tout en m’étant mis à réfléchir là-dessus, beaucoup plus loin, j’ai entendu des chiens aboyer. Je n’ai pu alors me retenir de courir, pour aller rattraper le guide et lui demander sur un ton rude et dénué d’aménité où était exactement situé le douar.
« Là-bas, derrière la colline », me dit-il, alors qu’en vérité, nous nous en trouvions éloignés de moins d’une centaine de mètres. Tous les autres chefs de section, dont Si Hatem, entourèrent le guide lui enjoignant de nous indiquer le refuge dans lequel se trouvaient logés les bellounistes.
« C’est moi et les membres de ma section qui irons attaquer le commandant Slimane Bouhmara ! » ai-je dit à Si Larbi, lequel m’a répondu : « D’accord, Si Cherif. »
J’ordonnais alors au guide de marcher devant moi et de m’indi- quer le lieu où le commandant Slimane Bouhmara avait installé son P.C. Chaque groupe partit ainsi vers l’objectif qui lui fut désigné. Avançant derrière le guide, qui me précédait à quelque 10 mètres, je vis ce dernier qui me montra enfin la maison qui servait de refuge et de poste de commandement au chef bellouniste.
Arrivés à 20 ou 30 mètres, nous nous sommes arrêtés. La maison était bâtie au bord d’un chemin fortement pentu. En entreprenant de l’escalader, nous éprouvions mille difficultés à cause de l’herbe humide chargée de rosée matinale.
Après avoir placé chaque élément du groupe là où il le fallait, j’ordonnais au servant du fusil-mitrailleur de ne changer de place que sur mon seul ordre. Face à moi, la porte d’entrée du haouch balancait, et on pouvait voir la lumière filtrer de l’intérieur.
Je me mis à crier : « Ya Mohamed, ya Mohamed », sans obtenir la moindre réponse. Ayant ordonné à mes compagnons de ne bouger sous aucun prétexte, j’avançai seul vers la maison, et, pour éviter d’être mis en joue et abattu par quelque tireur invisible embusqué dans un coin obscur, je fonçai en zigzagant en direction de la porte, mitraillette à la main.
Le solide coup de pied que je donnai dans la porte la fit céder et s’ouvrir complètement sous le choc.
Je m’abritai quelques instants derrière le mur, de crainte qu’on ne me tire dessus. Je bondis ensuite à l’intérieur de la maison, mais il ne s’y trouvait pas âme qui vive. J’ai pourtant remarqué de la nourriture encore chaude disposée sur une table basse traditionnelle (meïda), ainsi que six ou sept fusils que les bellounistes avaient abandonnés sur place en prenant la fuite par une porte dérobée, située derrière la pièce où j’avais fait irruption et qui ouvrait sur une grande cour où il y avait du bétail. L’attaque s’était déclenchée dans tout le douar, et l’on pouvait entendre les tirs de nos fusils-mitrailleurs. Avançant au milieu de cette ferme j’ai vu une lumière, je pénétrai dans une pièce, où je vis accroupis autour d’une cheminée une vingtaine de femmes et d’enfants terrorisés par les tirs des fusils dont le bruit des détona- tions leur parvenaient de l’extérieur.
Leur épouvante augmenta encore en me voyant surgir l’arme à la main. Ces femmes s’étaient recroquevillées sur elles-mêmes en se serrant les unes sur les autres, alors que les enfants pleuraient dans les bras de leurs mères.
Il me fut pénible de lire la terreur sur les visages défaits et affolés de ces femmes, et j’ai alors abaissé le canon de ma MAT 49, au moment même où Si Hatem, arrivant derrière moi en trombe, se précipitait menaçant, faisant avec sa mitraillette un ample geste en arc de cercle en direction de la porte, que cette cohorte de femmes frémissant de peur devait sans doute interpréter comme un ordre de quitter la pièce pour faciliter la fouille des lieux.Me retournant vers Si Hatem, je fixai sur lui un regard qui signi- fiait : « Cesse donc d’affoler ces pauvres femmes ! Crois-tu donc que les bellounistes se trouvent cachés sous leurs robes ? » Puis je lui ai lancé : « Assez, Si Hatem ! » Subitement, une femme Se mit à crier : « Ya yamma, ya yamma, hadou houma el moudjahidine el ahrar » (Ô ma mère, ô ma mère, Ce sont donc ceux-là les véritables combattants ! ?) M’adressant à elles, je leur dis : « N’ayez pas peur de nous, nous sommes des moudjahidine, des combattants de la liberté. », déclenchant par là leurs cris de joie et leurs youyous, qui immédiatement fusèrent de leurs poitrines. Avant de nous retirer, Si Hatem et moi leur avons brièvement expliqué et fait comprendre que le « général » Bellounis et son armée n’étaient pas des moudja- hidine, mais des traîtres à la patrie au service de l’ennemi français.
Après cela, nous nous sommes tous retrouvés, comme convenu, au point de rassemblement situé à la sortie du douar. Les autres groupes avaient fait un bon nombre de prisonniers parmi les bellou- nistes. Comme il était déjà minuit passée, nous nous sommes immédiatement mis en route, car il nous fallait marcher à pas accéléré pour arriver à destination avant la levée du jour.
Pour ma part, j’étais très déçu du résultat, car ce n’était là ce qui pouvait s’appeler une vraie réussite, malgré l’important nombre de prisonniers que nous avions pu faire parmi les bellounistes et les morts et blessés que nous avons causés dans leurs rangs, sans enre- gistrer aucune perte de notre côté…
Ce qui me faisait mal, c’était d’avoir laissé s’échapper le commandant Slimane Bouhmara et ses principaux adjoints, et ce, par la faute de Si Larbi, le chef de la katiba, qui, préalablement à l’exécution de l’attaque, aurait dû réunir tous les effectifs de la compagnie (les chefs de section, les chefs de groupe, le chef de section des moussebiline), puis demander au guide de nous faire un rapport complet sur la situation exacte qui régnait dans le douar, avec des détails nets et précis sur les maisons où se trouvaient hébergés les soldats bellounistes.
Une bonne préparation de l’attaque ne pouvait avoir lieu sans un plan tenant compte notamment des points suivants : distance entre les refuges des bellounistes dans le douar, répartition conséquente de nos effectifs et synchronisation des offensives devant être menées par tous les groupes…
Nous devions également prendre en considération que nous allions nous attaquer aux bellounistes au sein d’un douar où la pénétration F.L.N.ne s’était pas encore bien faite, où nous ne possédions encore pas de commissaires politiques. À preuve de cela, les chiens n’y avaient pas été éliminés – comme cela était toujours le cas dans les lieux dont les habitants étaient déjà acquis à notre cause –. et ce fut grâce à leurs aboiements que notre approche avait été détectée par le gros des troupes bellounistes qui ont pu ainsi prendre la fuite. Les précautions les plus élémentaires avaient donc été négligées par Si Larbi, ce qui, de sa part, était une faute.
Quoi qu’il en soit, sur le chemin du retour, je donnais un coup de main au chargeur de la mitrailleuse allemande MG 42, qui était extrê- mement lourde. Profondément insatisfait du déroulement piteux de la bataille, notamment du fait de n’avoir pas pu abattre ou capturer le commandant Slimane Bouhmara, j’ai, sans m’en rendre compte, sauté un fossé, une sorte de petit ravin pas très large, alors que la MG 42 était sur mon épaule, tout en encourageant mes compagnons à accélérer la cadence : « Yallah, yallah, leur disais-je, marchez, marchez. »
Après avoir traversé la route nationale, nous sommes parvenus à un douar situé à environ un kilomètre, dans lequel nous avons décidé de nous reposer, le temps de reprendre des forces. Comme d’habitude, les habitants nous accueillirent avec beaucoup de chaleur et de convivialité fraternelle.
La vérité est que nous étions toujours traités en hôtes de marque, partout où nous arrivions. À peine pénétrions-nous dans un refuge que le café nous était servi tout brûlant avec des galettes toutes chaudes.
À croire que ces gens-là ne dormaient jamais, toujours frais et dispos pour nous soutenir et nous accueillir les bras grands ouverts !
J’avais trouvé refuge, avec un groupe de moudjahidine de ma section, dans la maison d’un hadj, qui était là debout, tout heureux de pouvoir nous servir et nous être utile. À côté de moi, était assis Si Hamid, de Chéraga, l’infirmier de la katiba, qui me dit de but en blanc : « Si Cherif, pourquoi as-tu donc sauté les grands fossés, alors que la mitrailleuse était sur ton épaule ? Tu m’a donc vu sauter?
lui ai-je demandé. – Oui, me répondit-il, et je crains que tu en ressentes un grand mal. – Bah ! lui répliquai-je, je me sens très bien,et ne souffre nulle part. »
Après avoir remercié les habitants du douar pour la chaude hospi- talité qu’ils nous avaient accordée, nous avons repris notre marche, et la fatigue commençait à se faire sentir. Craignant d’être surpris par la levée du jour avant d’avoir pu atteindre les hauteurs de Matmata et de Zemmoura, nous pressions le pas. « Allons donc, mes frères plus vite, plus vite ! » disais-je aux membres de la compagnie, qui s’éton- nèrent de me voir courir de l’arrière à l’avant pour faire activer la marche. L’un deux, Si Ali, me dit : « Si Cherif, au moment où nous sentons que nous allons nous endormir, toi tu te réveilles. » Je lui ai répondu : « Allons, allons, marchez, marchez, dès que nous serons parvenus en haut, je vous dirai comment j’arrive à tenir le coup. » Mais au fond de moi-même je me disais que leur étonnement à l’égard de mes capacités de résistance physique extrême, étaient du au fait qu’ils ignoraient que j’avais fait partie du redoutable commando Si Zoubir et de la fameuse kabiba El-Hamdania à laquelle les grands chefs A.L.N. avaient donné un autre nom très significati- vement évocateur de ses mérites, en l’occurrence : Katibat essabr wal Imân (la compagnie de l’endurance et de la foi), parce qu’il nous arrivait souvent de marcher les pieds nus ensanglantés, écorchés par le tranchant acéré de la pierraille des ravins et des oueds, n’ayant pas de pataugas à chausser pour éviter ces désagréments…
À cinq heures du matin nous sommes arrivés à Matmata(Zemoura) à côté du Djebel Amrouna, dans la région de Theniet El- Had où nous avons fait une halte pour nous reposer.
Une douleur atroce dans mon ventre me réveilla, et comme je ne pouvais me retenir de hurler de douleur, mes compagnons ont accouru vers moi, pour voir ce que j’avais. Ils firent ensuite appel à un habitant, qui s’empressa d’aller chercher un bol d’huile d’olive dans l’une des maisons du village.
À son retour, l’homme commença à masser une espèce de boule qui était apparue sur mon ventre et n’arrêtait pas d’enfler en me causant une souffrance abominable. Si Larbi dépêcha quelques moudjahidine pour chercher le docteur. Je continuais à pousser des cris de souffrance. Quelques trois ou quatre heures plus tard, le docteur Si Hassan (Youcef Khatib) s’est penché sur moi pour m’examiner.
Il a constaté que j’avais une grave déchirure musculaire. L’infirmier Si Hamid lui a appris que j’avais sauté plusieurs fois des fossés, avec la mitrailleuse lourde sur l’épaule. Le docteur Si Hassen me déclara que j’avais une hernie, qui avait éclaté suite au trop grand effort fourni, et qu’il ne pouvait donc rien faire pour moi. Je devais subir d’urgence une opération chirurgicale mais, il n’y avait pas de bloc opératoire au maquis ! Mon ventre me faisait toujours atrocement souffrir, bien que les massages faits avec de l’huile d’olive, avec beaucoup de précautions et de douceur, soient parvenus à remettre la boule à sa place.
Le lendemain, il y eut un grand ratissage de l’armée française. Mais notre katiba a pu quitter à temps le périmètre ratissé. Les appa- reils ennemis survolaient la région et continuaient de bombarder de loin. Nous vîmes que l’infirmerie régionale était encerclée et qu’il y avait beaucoup de flammes qui s’élevaient dans le ciel. Je me suis dit alors que c’était bien fini cette fois, et cela sera à l’exemple de ce qui s’était produit dans l’infirmerie du Zaccar à Mesquer, où tous nos blessés furent tués ou faits prisonniers.
L’ennemi est reparti vers 16 heures, et malgré tout le mal que je ressentais encore et les recommandations de ne pas bouger que le docteur m’avait faites, je n’ai pu m’empêcher de me précipiter vers l’infirmerie, pour porter secours à mes frères de combat blessés. En arrivant j’étais agréablement surpris, de voir le docteur Si Hassen retirer les blessés cachés dans les buissons. Je lui ai dit avec étonnement, « comment tu as fais pour mettre les blessés à l’abri ? Pourtant, les soldats français sont passés par là… » . Il m’a répondu «oui j’ai eu le temps de camoufler mes blessés et grâce à dieu l’ennemi n’a pu nous voir alors qu’il est passé à 20 mètres d’ici ». Après un moment d’observation j’ai remarqué quelque chose d’important qui manquait. j’ai demandé à Si Hassen : «où sont les moussebilines qui doivent s’occuper de la protection de l’infirmerie ? » « je suis seul, je n’ai pas de moussebiline » me dit-il.
Je revins à la charge : « Et ouis, tu n’as même pas une arme » Il sorti un tout petit revolver en faisant : « c’est tout ce que j’ai! ». Sans réfléchir une seconde, j’ouvris mon ceinturon où est pendu mon pistolet P38, allongeant mes deux mains je le tendis au docteur Si Hassen en lui disant «tiens je te l’offre » il etait étonné et ne croyait pas ses yeux. Il me dit « et toi si Cherif ? »; je lui ai expliqué : «cette arme est plus nécessaire pour toi pour que tu puisse défendre tes blessés. J’aurai une autre occasion Inchaallah pour récupérer une autre arme dans d’autres batailles ».
Nous nous donammes une chaleureuse accolade. les larmes aux yeux, Youcef Khatib me dit « je n’oublierai jamais ton geste », et avec un sourire touchant, il me tendit son petit revolver en lançant «tiens, prends-le en souvenir de moi ! ».
J’ai accepté avec joie. Je dois avoué que je tenais à ce pistolet P 38 que j’avais récupéré sur un capitaine français, pilote d’un avion de son état que le commando de la zone III, sous le commandement de Si Mohamed Bounaâma a abattu dans la bataille de Molière (Boucaid) dans l’Ouarsenis. Le capitaine français avant de s’ecraser avec son PIPER CUB, avait tiré sur deux moudjahidines et les avait tués avec son P38. Les deux chouhadas seront enterrés au Douar Khabza – Beni ouazen.
Bien plus tard au moi de juillet 1962 dans l’Algérie indépendante, j’ai retrouvé à Blida mon compagnon de lutte, le docteur si Hassen qui est devenu le colonel de la prestigieuse wilaya IV, en compagnie du vieux et sage colonel si Mohand El Hadj, chef de la valeureuse wilaya III, ( la Kabylie).
Toujours avec un sourire débonnaire dont il ne se départit jamais, le colonel si Hassen me dit: « si Cherif, tu veux récupérer ton P 38 ». Je lui ai répondu « non merci si Hassen, je n’en ai nullement besoin, maintenant l’Algérie est libre ».
Le soir même, j’ai retrouvé mes deux compagnons, le commandant Si Abderahmane Meguelati, de Ksar El-Boukhari, et le capitaine Si Abderahmane Hamoud Chaid*, tous deux membres du conseil de la wilaya VI, qui couvrait les régions du Sud et le Sahara.
Cette vaste wilaya se trouvait sous le commandement du chahid colonel Si Cherif (Ali Mellah).
Le lendemain, plusieurs avions survolaient la région de Theniet El-Had qu’ils s’étaient mis à bombarder sans relâche. Nous nous sommes abrités à l’intérieur d’une grande forêt. Je devais être évacué au Maroc pour y subir deux interventions chirurgicales, l’une à cause de mon hernie, et l’autre à cause de la sinusite chro- nique dont je souffrais également. Le pus coulait de mon nez à tel point que je ne pouvais respirer que par la bouche, ce qui m’empê- chait de marcher normalement.
Au début, j’avais catégoriquement refusé d’aller me faire soigner au Maroc, me disant que si j’ai pris le maquis pour combattre jusqu’à l’indépendance ou mourir, mais le capitaine Si Abderrahmane (Hamoud Chaid) me dit : « Pourquoi refuses-tu d’aller au Maroc te soigner, alors que tu pourras ensuite revenir et reprendre le combat dans le maquis ? Si tu veux partir, la route est bonne, puisque Si Abderrahmane Meguelati et moi, comme tu le sais bien, nous sommes déjà partis au Maroc et, comme tu vois, nous en sommes bien revenus ». J’ai bien écrit les bons conseils de mon fidèle compagnons Si Abderrahmane pour prendre le départ vers le Maroc pour me soigner.
Pendant plusieurs jours, l’aviation s’acharnera sur la région de Theniet El Had. La raison, à la recherche d’environ un millier de soldats du « général » Kobus,
qui avaient déserté leur poste de Zédine (Aïn-Defla) pour s’en aller rejoindre les rangs de l’A.L.N. avec armes et bagages, en emportant comme gage de confiance la tête coupée du sinistre traître à la patrie Djillali Belhadj au fond d’un vieux couffin…
C’était là, il faut le dire, un sérieux coup porté à l’armée française qui perdait ainsi l’un de ses plus sûrs et des plus fidèles alliés dans la région. Ce sont les adjoints de Kobus qui l’ont égorgé.Pour nous, combattants, c’était une grande victoire militaire et psychologique que les
belhadjistes aient cessé de trahir pour venir rejoindre nos rangs. Effectivement, l’armée belhadjiste gênaient grandement l’action révolutionnaire F.L.N./A.L.N. dans les régions de Aïn-Defla, Khemis Miliana, Theniet El Had, El-Asnam et cons- tituaient un problème cuisant que les chefs de la wilaya IV avaient pour tâche urgente de résoudre par n’importe quel moyen. Les belhadjistes comme les bellounistes trompaient et abusaient notre peuple, en se présentant comme des moudjahidine de l’A.L.N., arborant le même drapeau que nous, ce qui, à nos yeux était un dangereux amalgame représentant en fait le comble de l’imposture ! Nombreux furent les jeunes des villes de Aïn-Defla, Khemis Miliana, Chlef, et même Alger, qui s’enrôleront dans les rangs des belhadjistes, en croyant naïvement et en toute bonne foi avoir rejoint l’A.L.N. !
On peut dire aussi que les belhadjistes nous ont encore posé de gros problèmes après avoir rallié l’A.L.N., car comme il nous fallait les répartir dans les unités de la zone III de la wilaya IV, nous devions toujours faire preuve de méfiance à leur endroit. Leurs mœurs et habitudes différaient radicalement des nôtres: alors que nous nous abstenions de fumer, que nous étions polis, respectueux et disciplinés et que nous nous comportions fraternellement les uns avec les autres, que nous nous interdisions de proférer des vulga- rités et de gros mots, que nous observions la prière rituelle, comme le prescrivait le code d’honneur du moudjahid, les belhadjistes, à l’exemple de leur cruel et libidineux ex-chef éponyme, accumu- laient tous les défauts possibles et imaginables de répugnants mercenaires.
Si l’opération de ralliement des belhadjistes avait pu réussir, ce fut grâce à la persévérance du chahid commandant Si Mohamed (Djilali Bounaâma) qui, le 8 août 1961, tombera les armes à la main, lors d’un grand accrochage en plein cœur de la ville de Blida. C’était ce compagnon de valeur, qui devait me décider à quitter la zone II pour passer sous son commandement dans la zone III de la wilaya IV.
Ainsi le ralliement des « kobustes », était venu couronner les patients et inlassables efforts déployés par le chahid Si Rachid Bouchouchi, d’Alger – alors chef de la région Theniet El Had –, qui sut avec grand tact maintenir le contact avec les colonels « bel- hadjistes ».
Le Capitaine Bouchouchi trouvera la mort le 5 mai 1959, lors d’un grand accrochage à Ouled Bouachra, près de Médéa (zone II), en même temps que notre très cher chahid le colonel commandant la Wilaya IV Si Mhamed (Ahmed Bougara), de Khemis Miliana.
Une fois que les belhadjistes eurent rejoint l’A.L.N., le FLN s’était mis à mieux respirer dans la région. Seul demeurait le problème de la harka du Bachagha Boualem ; mais celle-ci n’était opérationnelle que dans le secteur de Oued El-Fodda Ex Lamartine. Le commando de la zone III, avec à sa tête Si Mohamed (Djilali Bounaâma) attaquera à plusieurs reprises le poste militaire du Bachagha Boualem, dans le Douar de Beni Boudouane.
Pour ce qui était des bellounistes, nous sommes parvenus à les repousser, notamment après l’attaque que nous avions menée au douar Siouf, où nous avions fait beaucoup de prisonniers. La popu- lation des régions du sud – Aïn-Ouessara, Taza-Trollard, Siouf – avait démasqué la supercherie de Bellounis et de son armée et bien compris leur trahison. Nos commissaires politiques FLN devaient tenir plusieurs réunions dans les douars de la région pour expliquer les enjeux véritables du combat que nous menions contre le colonia- lisme français et l’infâme faune des valets locaux qui s’étaient mis à sa solde, en l’occurrence, les bellounistes, les kobustes, les harkis et les goumiers.
D’ailleurs, le « général » Bellounis, devenu trop gour- mand et commençant par se prendre au sérieux, ne tardera pas à être liquidé par ses fidèles amis de l’armée française. Il sera abattu par les hommes du 3e R.P.M.I.A. le 14 juillet 1958 à Boussada.
Je demeurai quelques jours encore au PC, avec le commandant de la région de Theniet El-Had, le chahid Si Rachid Bouchouchi, avant de repartir pour l’Ouarsenis, où je devais retrouver Si Mohamed Marengo (Mohamed Rekaizi), un ami d’enfance de Marengo (Hadjout), qui, ainsi que plusieurs combattants, était connu par le nom de sa ville natale… Ravis de nous retrouver après une si longue absence, nous nous sommes mis à évoquer notre enfance. Les gens de Marengo connaissaient Si Mohamed sous le nom de Dahdouh. Il avait toujours travaillé avec moi dans le café de mon père. Pour mémoire, c’était lui qui, en 1956, commettra le premier attentat qui eut lieu à Marengo, en lançant une grenade à l’intérieur de la grande brasserie « Souma », du colon Pérès. Il devait faire ensuite partie du commando de l’A.L.N. de la zone III. C’était là notre troisième rencontre. La première avait eu lieu en septembre1957, dans les monts du Zaccar, après que le commando Si Djamel de la zone III fut sorti triomphant de la bataille de Beni Merhba.
Il y avait ce jour-là les chouhada Si Mohamed (Djilali Bounaâma), Si Yahia Bousmaha, Si Mhamed Raïs, Tadjedine Aissa et d’autres moudjahidine, dont certains demeurent toujours en vie, tels Si Omar Ramdane, Si Nehru (Bachir Rouis), et Si Slimane El- Ghoul.
Notre deuxième rencontre avait eu lieu dans l’Ouarsenis ; maintenant, nous nous retro’uvions à Theniet El-Had, où Si Mohamed Marengo avait la responsabilité de l’intendance et du ravitaillement. Nous étions ensemble lorsqu’un agent de liaison vint nous dire que le commandant Si Baghdadi et son djaïch (armée) allaient bientôt arriver. N’en croyant pas mes oreilles, je dis à l’agent de liaison : « De quel commandant Baghdadi es-tu en train de parler ? – Il n’y a qu’un seul commandant Baghdadi dans la wilaya IV, me répondit-il. – Mais Si Baghdadi est mort! lui ai-je répliqué, tout étonné par cette nouvelle… – Eh bien, me dit-il, il va bientôt arriver ici, car en ce moment, il se trouve à côté de Djbel Elouh. » Me tournant vers Dahdouh, je lui ai dit : « Viens donc, et partons vite à sa rencontre ! » Tous les deux, nous nous sommes précipités au pas de course, et je me rappelais que, quelques mois auparavant, la presse française avait annoncé que l’armée française avait abattu le commandant Si Baghdadi avec un grand nombre de ses fellagas.
Sceptique, je me suis dit qu’il était bien possible qu’un autre moud- jahid ait repris le nom de guerre de Si Baghdadi, pratique qui n’était pas rare au demeurant.
Quand nous sommes arrivés, plusieurs moudjahidine se trou- vaient déjà dans ce douar. Nous avons été fortement surpris, Dahdouh et moi, de voir notre ami d’enfance Si Baghdadi devant nous! Lui-même nous avait immédiatement reconnus et s’était précipité vers nous pour nous donner l’accolade. Émus par ces retro- uvailles impromptues, je dis à Si Baghdadi : « Ainsi donc, tu es toujours en vie ? – Tu me vois bien en chair et en os devant tes yeux ! me dit-il. Raconte-nous tout de suite ce qui t’est arrivé. » lui ai-je demandé. Il prit alors la parole et dit : « Quand j’ai quitté la wilaya IV, pour aller chercher des armes au Maroc, j’ai éprouvé beaucoup de difficultés à réunir des hommes, former un bataillon et acheminer ensuite les armes en wilaya IV.
Il ne m’a pas été du tout facile de me procurer les armes nécessaires, mais, enfin, j’ai pu me débrouiller pour rejoindre la Tunisie pays frère, j’ai pu organiser un bataillon de volontaires Algériens et Tunisiens, nous avons retraversé la fron- tière algéro-tunisienne (la ligne Morice) pour regagner le pays. Sur notre passage entre la wilaya I (les Aurès), et la wilaya II (Nord- Constantinois), nous sommes tombés dans un grand ratissage qui nous obligea à engager un accrochage où il y eut beaucoup de morts dans les rangs de l’armée française. Je ne sais pas comment j’ai perdu mon portefeuille, dans la mêlée. L’ennemi, qui avait récupéré mon portefeuille sur le champ de bataille avait pensé en lisant mes documents que j’avais été abattu, et ses services de propagande ont alors tout de suite diffusé à travers la radio et les journaux l’informa- tion faisant état de la mort du commandant Baghdadi au cours de cet accrochage. Voici donc toute l’histoire. Maintenant, à votre tour de me dire comment vous vous retrouvez là ! » Nous nous sommes exécutés, et chacun de nous lui a raconté son histoire.
Le commandant Si Baghdadi, de son vrai nom Ahmed Allili, de Boufarik, était un ancien militant de l’Organisation Spéciale(O.S.).
Interdit de séjour dans sa ville natale de Boufarik par la police française, il était venu habiter chez nous à Marengo, dormant la nuit dans le salon de coiffure de mon frère, le chahid Si Rabaie. Il avait eté le compagnon des valeureux martyrs Boudjemâa Souidani, Mohamed Larbi Ben M’hidi ainsi que Ahmed Bouchaib (actuelle- ment en vie). Tous trois membres du « groupe des 22 ». C’était pour nous un immense plaisir que de nous retrouver avec le commandant Si Baghdadi, autour d’un feu. S’adressant à Dahdouh, Si
Baghdadi lui dit : « Allez, va, fais nous donc un bon café, comme tu le faisais si bien dans le temps ! Tu te rappelles ? Avec Si Cherif, comme au bon vieux temps, à Marengo, dans le café maure de notre cher Si Tahar… »
À cette évocation, nous avons tous rigolé un bon coup. Si Tahar était mon père, Allah yarahmou !
Devant partir ensemble pour l’Ouarsenis, en passant par Djebel Amrouna, El Meded et la Forêt des Cèdres, Si Baghdadi et moi avons fait nos adieux à notre bon ami Si Dahdouh, dont nous nous sommes séparés avec beaucoup de peine, les larmes aux yeux, car la séparation entre compagnons d’armes était toujours chose pénible. Bien après notre arrivée dans l’Ouarsenis, nous devions apprendre la mort de Si Dahdouh, au cours d’un accrochage.
Le commandant Si Baghdadi avait réussi sa mission difficile et périlleuse qui consistait à ramener des armes de l’extérieur, pour en faire une répartition équitable et égale entre les trois zones de la wilaya IV: la zone I – Palestro ; la zone II – Blida, et la zone III – Ouarsenis. Le commandant Si Moussa Charef, de Boufarik, son ami d’enfance, lui avait dit : « Si Baghdadi, repose-toi un peu mainte- nant, tu le mérites bien, et laisse-moi donc m’occuper du partage des armes dans notre zone. »
Dans l’Ouarsenis, Si Baghdadi a retrouvé sa chère épouse, la fille d’un caïd de l’administration francaise, militant F.L.N. de Beni Ghoumriane (Aïn-Defla). Si Baghdadi était très fatigué. Il devait ensuite rejoindre le Maroc pour des soins. Nous devions faire le voyage ensemble le plus tôt possible, et traverser le territoire algé- rien jusqu’au Maroc, mais le grand ratissage de l’Ouarsenis nous a séparés.
Par la suite, j’ai appris sa mort lor
22 janvier 2010
Colonisation