par Kamel Daoud
«… chaque matin, je me lève avant le matin. Et je lis. Pas l’avenir, pas les livres, ni les mains, ni les nuages. Je lis les journaux. Pour savoir si je suis ministre ou pas. Si je le suis encore. Pour y apprendre si l’un de mes proches collaborateurs a été arrêté, mis sous contrôle judiciaire ou simplement enterré vivant ou rappelé alors qu’il est déjà mort.
Et en lisant dans les journaux que je suis ministre alors que je ne le savais pas, je lis aussi ce que je dois faire en lisant ce que j’ai fait. J’y apprends chaque matin que j’ai inauguré ou pas, si j’ai menti ou pas et si j’étais moi ou simplement l’image d’un lecteur japonais qui rêve d’un papillon africain en regardant un orage chinois. Il m’arrive aussi de ne plus savoir si je suis le lecteur du journal ou si le journal est mon véritable auteur. Etonnamment, chaque matin je lis ma vie au lieu d’en relire des extraits ou des déclarations. Ensuite ? Ensuite je continue. Quand les journalistes me rencontrent, je leur raconte ce que leurs journaux ont mis dans ma bouche. Je fais des déclarations sur la base de mes déclarations faites dans le journal de la veille et ainsi de suite. Pourquoi ? Les journaux savent tout. Ils savent ce qu’aucun homme ne peut savoir que vers la fin de sa vie: qui il est. Du coup, ma vie est une boucle fermée. C’est donc par les journaux que j’ai appris que le directeur de Sonatrach a été placé sous contrôle judiciaire, lui, ses fils, ses jambes, quelque-unes de ses mains. Je l’ai appris par les journaux parce que les journaux le savaient avant moi. Les journaux le savaient avant le Juge qui a décidé. Ils le savaient avant les enquêteurs. Les journaux le savaient avant les journaux. Avant eux-mêmes. Avant le Savoir. Avant le avant. Mais les journaux ne savent rien, en même temps. Comme moi. Je sais mais je ne sais rien. Je lis mais je relis en même temps. Je déclare mais je tais. En vérité, je ne me reconnais pas. Qui me veut ? Qui Veut ? Qu’est-ce qu’un journal en Algérie qui arrive à lire dans les pensée de quelqu’un qui n’a rien pensé ? Le pire qui puisse arriver à un ministre, c’est justement d’être condamné au silence. Ne rien pouvoir dire.
Baisser sa tête en l’offrant. Lire son avenir et son présent dans un journal comme n’importe quel retraité de village. Regarder sans pouvoir toucher. Comprendre sans pouvoir dire. Lire sans pouvoir changer. Subir un coup d’Etat sans même avoir été président. Chaque matin, je me lève avant le matin, mais je reste longtemps assis. Je refuse d’ouvrir le premier journal. Je retarde ce moment. Un homme ne doit pas connaître son avenir avant l’heure. Il doit le vivre, pas le lire.»
21 janvier 2010
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