Ce que le jour doit à la nuit est une fresque historique. L’Olympe des Infortunes est une fable philosophique. Il nes’agit pas d’intrigue, mais d’une oeuvre entière, compacte.
Entretien réalisé par K. Derraz
Algérie News-Week : Contrairement au «genre Khadra», vous avez choisi cette fois-ci de camper votre histoire dans un «terrain vague», une sorte de patrie sans drapeau.
Pourquoi ce choix déroutant ? Yasmina Khadra : J’ai souvent écrit pour répondre aux interrogations qui s’imposent à moi. L’univers des clochards m’a toujours intrigué. Mon premier roman, Amen (1984) abordait déjà le thème de la marginalisation. Puis, De l’Autre côté de la ville (1988)rassemblait une bande de paumés autour des rêveries assassines et de l’amour. J’aime plonger dans des univers improbables et leur trouver une philosophie de la vie, des repères invraisemblables et une certaine moralité. C’est aussi une gageure pour un romancier: savoir camper des personnages inattendus et leur insuffler une destinée à même de les rendre crédibles et attachants. Je suis beaucoup plus à l’aise dans ce genre de construction romanesque. Je donne libre cours à mon imagination, prends des risques nécessaires pour avancer, transcender, apprendre à me connaître et à situer mes limites. Le premier souci de «L’Olympe des infortunes» semble être plus la description des personnages que l’intrigue elle-même qui peut être perçue comme faible par rapport à des constructions monumentales comme dans «Ce que le jour doit à la nuit». Le virage est-il volontaire ? Cela n’a rien à voir. Ce que le jour doit à la nuit est une fresque historique. L’Olympe des Infortunes est une fable philosophique. Il ne s’agit pas d’intrigue, mais d’une oeuvre entière, compacte. C’est un roman à plusieurs niveaux d’approche. Une sorte d’arrêt sur image fixant une tragédie devenue banale : le renoncement. J’ai voulu faire d’une poignée d’individus à la dérive les tenants d’une réflexion sur la décomposition sociale, l’animalité qui nous éloigne inexorablement de ce que devrions incarner, à savoir l’empathie, la solidarité, la charité fraternelle… Quant au virage, il est négocié pour élargir un peu mes oeillères et mon champ littéraire. Je refuse de m’enfermer dans un genre. J’ai aussi besoin de savoir si c’est ma littérature ou mes thèmes qui intéressent. Pourquoi ce procès de la «Ville» ? Cette convocation des figures de l’Olympe mais pour des rôles «inverses» du Panthéon grec et romain ? Il n’y a pas de procès de la ville. Il est question d’échec existentiel, de démission, voire de désertion. Mes personnages racontent une dérive obscure, un naufrage social où les épaves sont de chair et de sang. Ils ont choisi de rompre avec ce qui leur importait le plus : la famille, le travail, l’ambition. Ils ont choisi de se mettre à la marge des tentations traditionnelles pour mourir car la vie les a déçus, ou peut-être parce qu’ils ont baissé trop vite les bras. Cet Olympe, où ils se croient libérés de toutes les contraintes, n’est en réalité qu’un mouroir sordide en train de les dévorer crus. C’est un «pays de mensonge où toutes les hontes sont bues comme sont tus les plus terribles secrets». Que fait l’homme face à sa propre faillite ? Il tente de se donner une contenance, de trouver des coupables à son malheur. Alors il triche ferme avec lui-même, il s’invente des raisons qu’il est le seul à valider, et des repères qui lui rendent un semblant de visibilité. L’Olympe des Infortunes nous renvoie à notre triste déconfiture. Il nous raconte à travers des personnages si lointains et pourtant qui nous ressemblent comme des jumeaux. On a souvent dit que Yasmina Khadra est l’écrivain génial de l’actualité. Dans quel chapitre ranger votre dernier roman ? De l’actualité ? Pourquoi pas de la fiction ? Mes romans ne sont ni des essais ni des récits. Ils sont des oeuvres de création. Et lorsque la littérature aborde des sujets d’actualité, elle se doit de demeurer profondément littéraire. On a parlé d’urgence, de politique, de témoignage. Je pense qu’il s’agit là de diversion pour occulter mon travail de romancier. Il fut un temps où l’on a essayé de me réduire au genre «polar», aussi. Je n’ai pas besoin de réagir à cette étroitesse d’esprit, articulée autour d’une mauvaise foi intellectuelle; mes romans s’y emploient. Je crois qu’il est temps de s’éveiller aux efforts d’un auteur, d’essayer de les reconnaître. Cela nous grandirait. «L’olympe des infortunes» ressemble plus à une sorte de fable philosophique qu’à une intrigue habituelle. On n’y retrouve pas le personnage central, généralement fétiche, de l’angoissé, du déchiré, de l’homme entre deux mondes ou deux décisions. C’est un roman sans «Héros». Y a-t-il une raison à cela ? Qu’est-ce qu’un héros ? N’est-il pas l’otage d’une histoire, d’un fait divers, d’un événement singulier. Mes héros sont des Sisyphes. Ils portent sur leurs épaules le poids d’un sort auquel ils n’étaient pas préparés. Leur combat devient alors source d’intérêt. L’écrivain a ce privilège de faire d’un illustre nigaud un personnage attachant. En quelque sorte, il le venge de l’insignifiance dans laquelle l’exclusion ou l’indifférence l’ont enfoncé. J’aime faire d’un intouchable un héros. Il y a, en chaque être humain, un message humain, une portée philosophique, une parabole éblouissante ou une allégorie instructive; il suffit de la chercher et de la mettre en exergue. L’écrivain s’évertue à lui trouver un receptacle digne d’elle : le roman. «Ce que le jour doit à la nuit» a été un véritable «boum» littéraire, politique, «historique». Où en est son projet d’adaptation au cinéma ? Le scénario est presque bouclé. Il reste le casting et la mise en route du projet. Alexandre Arcady, qui vient juste de terminer le tournage d’un long métrage, envisage de commencer l’aventure algérienne dès le printemps 2010. Croisons les doigts, mais pas les bras.
K. D.
19 janvier 2010
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