2- Albert Memmi et la question de la décolonisation
Au cœur du «désenchantement national»
Il a consacré de nombreux essais à cette lancinante question de la décolonisation. Il fait partie de cette génération qui aura profondément vécu l’époque antérieure. Celle où malgré tous les efforts et toutes les bonnes intentions, la réalité ne pouvait plus être cachée: d’un côté les dominants, et de l’autre, les indigènes, les dominés. Nous vous présentons ici l’essai du romancier, poète et essayiste d’origine tunisienne,
Albert Memmi : il y faut soit se hérisser et se recroqueviller sur des attitudes patriocardes d’un autre âge et, toute susceptibilité nationaliste aux abois, entreprendre de «lui rendre la pareille» en l’accusant lui-même de nostalgique, de revanchard ou encore de malintentionné cherchant à porter atteinte à nos «personnalités nationales authentiques», selon la formule en vogue dès les premiers jours de l’indépendance, soit on joue franc jeu et là, il ne reste plus qu’à reconnaître et surtout admettre qu’un ami est celui-là qui vous dit vos quatre vérités en face ; sans détour ni hypocrisie. C’est que l’homme qui ici, a pris sur lui de prendre la plume pour parler de nous «décolonisés», n’est pas le premier venu : français, juif, originaire de cette Tunisie où il a passé son enfance, son adolescence et sa prime jeunesse, où il retourne fréquemment et compte de nombreux amis, intellectuels, politiques, hommes et femmes de culture mais aussi citoyens anonymes issus de toutes les couches sociales, il sait de quoi il parle. L’on garde en mémoire son déjà fameux «Portrait du colonisé», traduit dans plusieurs langues et qui avait dressé un bilan des plus accusateurs des réalités du colonialisme et des ravages subis par les sociétés placées sous sa domination. Cette fois, plusieurs décennies plus tard, l’idée lui est venue, le processus des indépendances étant achevé depuis bien longtemps et tous ces pays ayant largement eu tout le temps de recouvrer tout ce à quoi ils aspiraient, d’inverser la donne et de passer au crible ce que, justement, nous sommes devenus près de cinquante ans plus tard. Le portrait est sans concession. Dans sa propre présentation de l’essai en question, il explique vertement que : «Presque partout règnent la corruption et la tyrannie, la tentation permanente des coups de force qui en résulte, le poids des traditions qui corsètent les esprits, la violence faite aux femmes, la xénophobie et la persécution des minorités : on n’en finit pas d’énumérer les plaies toujours purulentes qui accablent les jeunes nations. Pourquoi ces échecs ?…» Le pouvoir total, absolu, exercé sans concession aucune par ceux qui s’en sont accaparés les rênes sitôt les lampions de la grande fête des indépendances éteints, est pour Memmi à l’origine de tous nos maux actuels. Sans démocratie, sans transparence, sans objectifs clairs dont les finalités doivent être tracées dans l’intérêt de tous et non pas au service des seules minorités parasitaires et rentières évoluant dans l’ombre de ces pouvoirs et auxquels, en parfaite règle d’un droit de cuissage qui ne dit jamais son nom, elles sont inféodées corps et âme.
Voici ce qu’écrit Albert Memmi : «Ce portrait du décolonisé auquel je pense depuis longtemps, heureusement que je ne l’ai pas entrepris plus tôt. Il y aurait manqué deux traits marquants : l’importance accrue de l’émigration et la violence. Ce ne sont pas des faits anodins : ils sont significatifs à la fois de l’état véritable des nations ex-colonisées et de leurs relations actuelles avec le reste du monde. Revisitant les réalités qui furent celles des premières générations d’émigrants, il revient sur celles d’aujourd’hui à la lumière des véritables mur et digues de séparation installés et instaurés par la législation et les directives essentiellement européennes et qui font que, ainsi que le précisait la sociologue tunisienne Hélé Béji, c’est au moment où un mur, celui de Berlin fut détruit, qu’un autre, celui de Schengen fut édifié. L’histoire se répète : c’est au moment de la libération de l’Europe de l’hydre nazie que fut exécuté l’un des plus froids génocides de l’histoire du vingtième siècle, les massacres du 8 mai 1945, avec pour corollaire, un acharnement accru à maintenir les populations colonisées sous le joug, et quels que soient les moyens à mettre en œuvre. Désormais interdit de voyage, de liberté de circuler, un droit pourtant fondamental, le décolonisé n’a plus que ses yeux pour pleurer, c’est-à-dire pour assister, impuissant, à la constitution de richesses mirobolantes et précipitées au moment même où le reste de la population geint et souffre».
M-A. B.
17 janvier 2010
LITTERATURE