Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (4e partie)
Résumé de la 3e partie : Profitant de la mauvaise réputation de sa femme que lui a rapportée son fils, Kassi divorce et s’en retourne avec lui dans son village…
Depuis ce jour, la vie du vieux tirailleur subit une transformation complète : il devint la mère d’Ali, le soignant comme l’aurait fait une femme, s’absorbant en lui et en sa vie. Il lui donnait de beaux habits, des burnous fins, composait pour lui des ratas insensés, pimentés à faire couler l’eau du front. Il le promenait dans tous les marchés, lui achetant ce qu’il désirait, un cheval, un fusil, heureux de le voir se développer et devenir homme. Ali se laissait faire, approuvant tout, trouvant tout bon, puisque cela venait de son père. A plusieurs reprises Kassi lui offrit de prendre femme, lui parlant d’acheter les plus belles, car il avait un sac bien garni, sa pension et ses croix en faisaient un richard, un rentier à près de mille francs par an, une fortune.
Le jeune homme, satisfait d’avoir retrouvé un père si bon pour lui, refusa. On prit alors une vieille veuve pour préparer le repas et les deux hommes continuèrent leur vie de camarades, joyeux de sentir de jour en jour croître leur amitié.
Kassi ne se lassait point, comme tous les vieux soldats, de raconter ses campagnes, et Ali rêveur, dans la demi-inconscience que lui donnait le bercement du récit monotone, voyait se dérouler devant lui ces pays inconnus que l’imagination du narrateur lui montrait pavés de diamants, ombragés d’arbres aux fruits de miel, peuplés de femmes paradisiaques. Son cerveau travaillait et un beau jour, à Fort-Napoléon, voyant passer, musique en tête, un bataillon de la garnison, il déclara net que lui aussi serait turco.
Le père combattit longtemps l’idée du jeune homme : qu’allait-il faire au régiment, abandonnant un vieux père qui n’avait que lui ? Certes, c’était un fier métier que celui de soldat, mais depuis quelque temps la discipline se faisait plus rigide, les occasions d’avancer et de s’enrichir plus rares et plus dangereuses. Et peut-être bien aussi les pays lointains ne valaient-ils pas mieux que la Kabylie blanche et verte. Enfin, il céda, à une condition qu’Ali s’engagerait dans le régiment d’Alger et ne ferait qu’un congé. Il reviendrait ensuite se marier au pays. Le fils promit, et, la mort dans l’âme, Kassi, ornant sa poitrine de toutes ses décorations, vint le présenter au recrutement. Ali, malgré sa jeunesse, était un homme trop bien découplé et de trop bonne mine pour être refusé ; le père eut une dernière joie lorsque son enfant chéri le pressa dans ses bras, portant allègrement la chechia, beau comme une fille, dans son costume bleu ; puis, le pauvre homme retourna, morne, dans son village.
Toutes les habitudes de ses coreligionnaires le reprirent aussitôt : il fut comme eux silencieux et grave, passant de longues journées immobiles à se chauffer au soleil, ou bien, perché sur un piton, il regardait vaguement devant lui les nuages courant dans le ciel, le vent soulevant des tourbillons de poussière et les méandres qu’en l’air traçaient les hirondelles chasseresses. Il avait oublié son ancienne vie de garnison, son scepticisme de caserne : il se refit, en un mot, marabout, ne fumant pas, ne buvant plus, faisant régulièrement ses prières et ses ablutions, reprenant toutes ses superstitions d’enfance et ses idées préconçues. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
23 janvier 2010 à 10 10 38 01381
La rekba du sergent (5e partie)
Résumé de la 4e partie n Contre l’avis de son père, Ali s’engage dans l’armée française. Kassi, se retrouvant seul, reprend les vieilles habitudes de ses coreligionnaires…
On n’aurait pu reconnaître le pimpant turco de jadis dans cet être pâle, au regard ascétique, traînant ses sandales et laissant tomber en loques sa gandoura. Le vieux sang berbère, le sang de cette race plus immobile que la race jaune et que rien n’a pu transformer jusqu’ici, réapparaissait sous le vernis de la civilisation acquis au régiment et, comme dans toutes les réactions, il y eut exagération : Kassi redevint plus fanatique, plus routinier qu’aucun Kabyle. Sa gaieté, sa vivacité, son scepticisme étaient partis avec son fils.
On était en 1870 et des bruits de guerre se répandaient dans les tribus : Kassi se rendit à Dellys et apprit que son fils partait parmi les premiers avec son régiment. Le père n’eut aucune faiblesse ; il engagea son fils à faire son devoir : l’esprit de corps, l’amour du drapeau avaient repris le vétéran en revoyant ses camarades joyeux des batailles prochaines. Il espérait que son fils lui reviendrait sain et sauf, couvert de gloire, mais corrigé par les misères d’une campagne après n’avoir fait qu’une bouchée de ces Prussiens.
Qu’est-ce que c’était cette race-là ? D’où sortait-elle ? Quelle présomption de vouloir se mesurer aux vainqueurs de l’Alma, de Solférino et du Mexique
Le vieux s’emballait maintenant et ressassait devant les jeunes ses histoires de guerre, attablé devant d’immenses verrées d’absinthe presque pure. Ah ! si son bras n’était pas resté là-bas, de l’autre côté de la grande mer, comme il serait parti avec son fils pour le piloter en campagne et le protéger
Les «bleus» auraient pu voir la façon d’embrocher proprement un homme ! Il recommandait surtout de ne pas rester à tirailler, il fallait courir net à l’ennemi, en bondissant, pour passer à travers les balles et le clouer d’un bon coup droit dans le ventre en poussant le cri de guerre. C’était là toute sa tactique bête de héros et ce fut malheureusement celle de l’armée française.
Les turcos s’embarquèrent, et Kassi, après avoir suivi son fils jusque sur le paquebot, revint à Fort-Napoléon et s’y installa chez un ami, pour être plus près des nouvelles.
Elles furent bonnes d’abord : les Français marchaient en avant, puis tout d’un coup, l’annonce de nos premiers désastres survint en plein épanouissement de la joie populaire pour d’illusoires succès.
Kassi pleura d’abord son drapeau tombé, mais se consola bien vite en recevant une lettre d’un camarade de son fils pris par les Prussiens et qui s’était évadé. Ali avait donné avec les autres à Wissembourg. Trois fois, un contre dix, les turcos avaient fait plier l’ennemi ; dans un premier assaut, ils entrèrent, comme la cognée dans un tronc de frêne, au milieu de la tourbe noirâtre des Prussiens. Mais nul n’en était revenu, tous étaient glorieusement tombés. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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23 janvier 2010 à 10 10 46 01461
Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (6e partie)
Résumé de la 5e partie n Kassi finit par se résigner au fait que son fils s’engage et il est même fier des prouesses de l’armée française face aux Prusses…
Après la bataille, on avait ramassé Ali dans le tas, blessé sans gravité à la tête et, après quelques jours d’hôpital, il avait été emmené en Allemagne. Pendant la route, le camarade s’était enfui par la Belgique. Kassi poussa un soupir de soulagement. Prisonnier, certes, cela n’était pas très honorable, mais le garçon avait fait son devoir jusqu’au bout et les turcos avaient été au-dessus même de leur vieille réputation. Le principal, c’est qu’il était en sûreté ; la guerre serait bientôt terminée, bien ou mal, peu importait. Corrigé par ses mésaventures de la manie des voyages militaires, Ali allait revenir à son père et s’établirait définitivement au village, son congé terminé, et y ferait souche de bons Kabyles. Délivré de son plus gros souci, le sergent rentra dans sa tribu et quelques semaines se passèrent dans une quiétude relative. On ne parlait plus que de défaites de la France, de Paris assiégé, d’armées détruites ou prises ; les irréconciliables commençaient à relever la tête et se disaient que le moment de jeter les Roumis à la mer allait venir. Kassi se moquait des colporteurs de nouvelles : la France ne pouvait tomber comme cela, il connaissait, lui, sa puissance et des revers d’un jour, inexplicables, ne pouvaient l’abattre si facilement.
Peu lui importait du reste, puisqu’Ali était en sûreté. Un matin, il vint un cavalier du bureau arabe qui lui apporta une lettre écrite en français et sur laquelle le khodja du bureau avait mis quelques mots d’arabe. Kassi se la fit lire ; le contenu était navrant dans sa conclusion : Ali avait tenté de s’évader avec un groupe de camarades ; repris par les Prussiens, ils avaient été fusillés sans jugement. Le père se fit relire la missive, pensant qu’on se trompait. Comment ! son fils avait été tué par les Prussiens en dehors de la bataille ! Mais cela ne se faisait pas ! S’évader n’est pas un crime ! Ils n’avaient qu’à le reprendre, mais non l’assassiner ainsi !.. Il voulait douter, essayait de ne pas croire ; pourtant quelque chose en lui se brisait et lui disait qu’Ali était mort. Il se rendit au Fort où le chef de bureau, lui serrant la main avec émotion, lui confirma la nouvelle : c’était son ami, le capitaine d’Ali prisonnier comme lui, qui avait envoyé la lettre. Kassi rentra désespéré dans son douar et pendant plusieurs jours, on craignit la folie ou le suicide. Tout s’écroulait en ce père, qui n’ayant connu son fils que très tard, semblait l’aimer pour tout le temps où il l’avait ignoré. Puis il se calma, en homme qui a pris un résolution, et après quelques jours de silence farouche, il demanda à sa karouba de se réunir chez lui en nombre. Aujourd’hui, tous les Kabyles qui avaient quelque parenté avec le vieux sergent se rendirent dans sa demeure, où, la prière faite, on leur servit le repas funéraire suivant les coutumes berbères. Puis Kassi, prenant la parole, fit connaître la mort de son fils telle qu’on la lui avait rapportée et expliqua ses intentions : si son fils avait été tué pendant la bataille, il aurait maudit les Prussiens, mais il n’aurait pas cherché à tirer vengeance de sa mort : tandis que le véritable assassinat dont Ali avait été victime, en un moment où il ne portait plus les armes, constituait un acte comportant rekba, c’est-à-dire soumettant les meurtriers à cette terrible forme de la vendetta kabyle. (à suivre…)
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23 janvier 2010 à 15 03 25 01251
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La rekba du sergent (7e partie)
Résumé de la 6e partie n Kassi apprend la mort de son fils, mais sa tristesse se manifeste par un besoin de vengeance quand il sait de quelle manière il a été tué…
Il cita le texte des Kanouns sacrés, s’appuyant sur des exemples tirés des guerres intestines d’avant la conquête française. Il avait rassemblé sa karouba parce qu’elle était atteinte dans un de ses membres les meilleurs ; c’était à elle, suivant la coutume, de désigner la victime qui serait frappée pour payer la dette de sang. Suivant cette même coutume, on devait choisir une victime dont le rang, la valeur, la force, la beauté, équivaudraient aux qualités d’Ali, afin que la Prusse ressentît la même douleur, éprouvât une perte équivalente à celle ressentie par les clients de la famille.
Pas un des Berbères présents ne s’étonna de la singularité de cette proposition, pas un n’objecta qu’une infime karouba de Kabyles ne pouvait s’attaquer à une nation comme la Prusse qui venait d’écraser la France. La logique du discours du père, sa conformité aux Kanouns, faisaient un devoir à chacun de s’incliner. Donc le vote fut unanime : Ali avait été tué en dehors du combat et son meurtre comportait rekba. On passa donc à l’estimation du dommage causé. Les éloges allèrent bon train, rien n’étant plus parfait que l’homme mort. Ali n’était-il pas jeune, beau, courageux, fils unique, l’espoir de la karouba, la terreur de ses ennemis ? Il fallait trouver en Prusse un homme pouvant rendre pareil service aux siens et cela paraissait aux Berbères ignorants, bien difficile. On chercha dans toutes les imaginations l’homme à désigner aux coups du meurtrier : personne ne connaissait de Prussien ni n’en avait vu. Enfin, un vieillard qui avait combattu dans toutes les guerres de l’indépendance, s’avisa de prononcer le mot de jenninar (un général). Ce fut une lumière dans le tâtonnement de tous ces Kabyles : on décida gravement que seul un général prussien pouvait être assez utile à son pays pour représenter la valeur physique et morale d’Ali. Il fut donc résolu que la rekba porterait sur un général. Au fond, les rusés qui ne se rendaient guère compte de ce qu’était un «jenninar» n’étaient pas fâchés de s’être débarrassés d’une discussion qu’ils estimaient oiseuse, car où aller le prendre, un jenninar ? Qui donc en avait vu ? Peut-être Kassi, peut-être le vieillard ? Mais cela n’engageait à rien.
Kassi néanmoins posa la troisième question : quel homme de la karouba exécuterait la sentence ?
Comme les rats de la fable, aucun ne voulut aller accrocher le grelot ; la mort d’Ali n’était pas près d’être vengée. Les parents se dérobaient à tour de rôle à l’honneur de devenir le bras de la karouba : l’un venait de se marier, l’autre avait des dettes, le troisième était trop vieux, le quatrième n’avait pas encore récolté ses figues…
Le sergent assistait silencieux au déploiement de l’esprit inventif de ses parents ; il ne fit aucune protestation, ne voulant pas ouvrir les yeux des siens sur l’absurdité de leur vote. Il savait à quoi s’en tenir sur la possibilité de tuer un général à la tête de son armée. Pourtant, dans l’exaltation d’esprit où il se trouvait, le vote de sa karouba lui sembla indiquer la voie à suivre. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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23 janvier 2010 à 15 03 34 01341
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La rekba du sergent (8e partie)
Résumé de la 7e partie n Un vieillard propose à Kassi de venger son fils en tuant un général allemand, mais personne ne veut exécuter cet acte.
Ses yeux creux brillèrent comme ceux d’un fauve ; le tirailleur relativement instruit s’effaça, il ne resta plus que le vieux Berbère, décidé à appliquer les Kanouns de sa patrie, dans toute leur rigueur : Tête pour tête, sang pour sang.
Devant la lâcheté des siens, il eut honte, se leva et dit froidement :
— Puisque chacun décline la responsabilité de l’application de la peine, c’est moi, le plus proche parent, qui m’en chargerai. Vous pouvez ramasser vos figues et rester près de vos femmes ; Kassi Guiril a sa maison vide, il peut et il veut aller en France tuer le général prussien et venger Ali.
Les parents essayèrent de le faire revenir sur sa décision, mais le vieux était entêté et malgré toutes les représentations, il résolut de se rendre en France pour tuer le «jenninar» qui devait payer pour la mort de son fils. En vain on lui objecta qu’il était infirme, qu’à peine il pouvait tirer un coup de fusil avec un bras en moins, qu’il était vieux, que c’était folie d’essayer quelque chose contre ces terribles Allemands, plus forts que les Français mêmes. Le vieux tirailleur ne répondait même plus et partit un jour pour Fort-Napoléon. Arrivé devant le commandant supérieur, il lui expliqua sa résolution après le vote de sa karouba : il était seul à venger son fils, dont l’existence, de l’aveu de tous, valait bien celle d’un général. Il était donc décidé à tuer le premier général prussien qu’il rencontrerait.
Emu de tant d’absurde héroïsme, l’officier lui serra la main et essaya, lui aussi, de le dissuader. On ne faisait pas la guerre en France comme en Afrique, par de petites surprises d’embuscades, de combats corps à corps ; il devait bien le savoir lui, le vieux soldat qui avait fait la grande guerre : il ne courait guère que la chance de se faire fusiller, soit par les Prussiens, comme irrégulier, soit par les Français comme espion. En ces temps difficiles, il valait mieux pour lui et pour la France qu’il restât dans sa tribu. Que ferait-il, du reste, isolé et invalide ? Qu’il laissât faire la France, elle allait se relever et venger d’elle-même ses désastres et le meurtre d’Ali. Le vieux sergent répondit en priant son chef de le faire admettre aux tirailleurs comme engagé volontaire. Il n’avait qu’un bras, mais il était bon et il tirait encore très bien un coup de fusil ; il emporterait son flissa et il savait se glisser dans la brousse pour surprendre et égorger les sentinelles. Quelque chose lui disait qu’il arriverait à tuer «son général».
Le commandant, voyant qu’il ne pouvait vaincre cet héroïque entêtement, lui opposa les règlements qui interdisent l’engagement d’hommes non valides et le renvoya chez lui ; il n’avait qu’à attendre quelques jours, pour être nommé à la tête d’une tribu, car la France saurait se montrer reconnaissante de tant de services rendus et du sang versé pour elle.
«Le burnous rouge ne me rendra pas mon fils et ne me payera pas la dette de la Prusse», répondit le Kabyle, et il revint à sa maison, ferme dans sa résolution, élaborant un plan de vengeance. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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23 janvier 2010 à 15 03 52 01521
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La rekba du sergent (9e partie)
Résumé de la 8e partie n Kassi décide de venger lui-même son fils. Il se rend donc à Fort-Napoléon où le commandant lui oppose un refus quant à son engagement dans l’armée, mais lui propose un poste de chef de tribu refusé par Kassi…
Dès le lendemain, il chercha un usurier pour lui céder ses biens. Il trouva vite, car il était riche pour un montagnard. Il tira alors de son coffre sculpté son vieux costume de sergent, encore troué des balles mexicaines, souvenir des jours heureux et des belles batailles ; il garnit sa poitrine de toutes ses médailles et, nanti d’un billet de mille, il partit à pied pour Alger.
Tout le monde admirait au passage ce vieux troupier, dont la manche gauche ballottait, vide depuis le coude ; il était salué partout comme une victime glorieuse de nos derniers désastres et l’on se disputait l’honneur de le recevoir et de l’héberger. Quand on lui demandait où il allait, il répondait avec une tranquille gravité : «En France, tuer un général pour venger mon fils.»
Les colons alors se touchaient le front de l’index et souriant disaient : «Maboul !» Kassi les regardait de ses yeux creux et froids et haussait les épaules.
Le premier bateau en partance le conduisit à Marseille et là, sans s’étonner du bruit et du verbiage méridional, il demandait à tous les passants où se trouvaient les Prussiens. Une personne, à laquelle il expliqua son cas et son désir, le conduisit à la gare et prit son billet pour Orléans, aux environs duquel il devait rencontrer l’ennemi.
Il ne tarda point à se trouver mêlé à une armée incohérente, composée des restes des brillantes troupes impériales, de recrues et de mobiles, ayant tous bon vouloir, mais sans cohésion, sans esprit de corps, sans discipline, mal armés, mal nourris, inhabiles à supporter le feu, les longues marches et les privations.
Le vétéran, avec son instinct de reître, se rendait compte que tout cela ne triompherait jamais de ces Prussiens dont les lignes sombres et régulières se développaient sur l’horizon. Il se contenta d’abord de suivre les troupes françaises au feu, examinant leurs efforts, se désespérant, pensant que jamais les nôtres n’exécuteraient ces charges brillantes, ces pointes audacieuses, dont ils étaient jadis coutumiers, qu’il aurait pu suivre et durant lesquelles il aurait pu apercevoir son général et le tuer.
Enfin, las de son inaction, il ramassa auprès du premier mort venu un chassepot et des cartouches. Depuis lors, en tête de toutes les troupes, il chargeait et déchargeait sans cesse, visant en appuyant l’arme sur son bras mutilé, inaltérable de sang-froid au milieu de la pluie de plomb, n’ayant qu’une idée, tuer et se faire tuer. Les balles l’épargnèrent toujours, miraculeusement. Il prit part à toutes nos défaites, mêlées de courts espoirs ; puis, s’étant plus particulièrement attaché à un bataillon de mobiles qui lui faisait toujours fête et qui, du reste, se battait bien, il suivit ses nouveaux amis dans l’Est, où – lui expliqua-t-on – il pourrait voir les Prussiens de plus près. Le sol mouvementé et boisé des provinces frontières était en effet favorable aux embuscades et aux luttes rapprochées. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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23 janvier 2010 à 16 04 08 01081
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La rekba du sergent (10e partie)
Résumé de la 9e partie n A ses propres frais, Kassi se rend au front, à Orléans où il découvre que l’armée française est en déroute…
La guerre traînait, on ne frappait plus de grands coups, mais ce n’étaient que combats d’avant-postes, escarmouches au milieu desquelles notre tirailleur reprit tous ses goûts belliqueux.
Toujours avec le bataillon qu’il avait adopté, il fit toute cette campagne désespérée, avec Belfort pour objectif, émerveillant les conscrits de son sang-froid, les réconfortant de son exemple, les entraînant, un peu malgré eux, à des actes d’audace qui, malheureusement, ne retardaient guère le désastre inévitable.
Il était connu de tous et les officiers se faisaient un honneur de l’héberger dans les rares bons moments où l’on pouvait, dans une ville ou un quartier d’approvisionnements, se procurer de quoi manger à sa faim. Ils n’hésitaient pas non plus à lui demander, dans les positions critiques où les plaçaient quelquefois leur imprudence ou leur audace de jeunes gens, des conseils souvent suivis et toujours dictés par un admirable instinct de sauvage sur le sentier de guerre.
Il devint aussi célèbre dans un petit rayon et le bataillon de mobiles le regardait comme son palladium. C’était certes un noble drapeau que ce petit tirailleur tout ridé dans sa peau rouge de blond rôti par le soleil, avec ses moustaches grises, ses décorations, son bras ballant.
Kassi n’était pas seulement le premier au feu, il était aussi marcheur infatigable et maraudeur d’une prodigieuse habileté, ce qui augmentait sa renommée. Nul mieux que lui ne savait découvrir les poules enfermées par les paysans, les pommes de terre enlisées et les pots remplis de conserves. Il ne gardait rien de ses trouvailles, se contentant du pain qu’il recevait, mangeant du bout des dents, tout entier à ses amères pensées.
Il observait silencieusement, ne parlant que quand on l’interrogeait, à moins qu’il n’eût à réconforter les traînards, à encourager les blessés ; actif, passant de la tête à la queue de son bataillon, portant le sac du plus faible, veillant chaque nuit en tête des avant-postes quand il sentait le danger proche, dépistant les patrouilles ennemies, dont beaucoup de vedettes isolées tombèrent sous ses coups.
Il se glissait comme un vrai chacal le long des haies et des buissons, ne gardant pour toute arme que son flissa, puis bondissait lorsque la sentinelle prussienne tournait le dos et, de sa seule main, lui plantait la lame au-dessous de la nuque, sentant couler sur ses doigts le sang chaud et gluant des meurtriers de son fils.
A personne, il n’avait raconté sa triste histoire, avec personne, il n’avait pleuré son fils chéri, réservant ses larmes silencieuses pour les longues heures qu’il passait accroupi dans les broussailles, attendant sa vengeance, rêvant de sa rekba.
Parmi ses compagnons les mobiles, il avait remarqué pourtant un lieutenant dont la tournure martiale, la stature colossale l’avaient séduit, car il aimait tout ce qui lui paraissait beau et fort. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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