Au coin de la cheminée
L’enfant noir
Résumé de la 2e partie : Le père de Zohra ne sachant comment réagir, décide finalement de la garder jusqu’à son accouchement puis de la marier dans une contrée éloignée…
Il pourrait encore ainsi, de temps en temps, revoir le visage chéri de l’enfant qui avait accaparé toutes ses tendresses. Zohra fut donc enfermée dans la maison, sous une garde sévère, mais qui n’empêcha pas le bruit de sa honte de se répandre au dehors et les bonnes langues du village de marcher leur train.
Ni les menaces ni les caresses ne purent lui faire avouer le nom de son amant. Si Mohamed et sa femme ne pouvaient s’expliquer comment il avait pu pénétrer auprès de leur fille.
Cette dernière, comme toutes les femmes de marabout, était cloîtrée depuis sa puberté ; jamais la mère ne l’avait quittée sans la laisser à la garde de son père, de son frère, ou de l’esclave noir Kara, magnifique Soudanais d’une trentaine d’an-nées. Le dévouement à toute épreuve, la force colossale du Noir devaient éloigner toute idée de violence de la part d’un séducteur. Par quelle ruse avait-il réussi à se glisser au milieu de cette surveillance incessante ? Ah ! s’ils avaient pu s’emparer du suborneur, connaître ce secret, la douleur des marabouts eût été moindre. Ils auraient lavé dans le sang le déshonneur de leur famille et les plus cruels supplices auraient été trop doux pour le misérable. Mais Zohra écoutait dans un silence farouche les menaces comme les supplications de tous les siens, sans vouloir se départir un instant de la résolution qu’elle avait prise de taire le nom de l’homme aimé.
Les jours passèrent et la pauvre Zohra arriva à l’heure de la délivrance. Si Mohamed, après avoir renvoyé son fils aîné Si Amar et son esclave aux champs, resta seul avec sa vieille épouse ; il attendait impassible à la porte de la chambre que sa femme vînt lui remettre le nouveau-né. Celui-ci était condamné à mort, sans hésitation : il devait, suivant la coutume, être enterré vivant au milieu de la cour. Avant son départ, Kara avait dû creuser la fosse.
Les cris de la patiente s’assoupirent et bientôt Si Mohamed reçut des mains de sa femme, enveloppé d’un mauvais chiffon, un magnifique enfant, se débattant et criant. Le marabout l’emporta et arrivé dans la cour, il voulut voir au soleil le fruit de la honte. Horreur ! l’enfant était noir !
Le marabout tomba à la renverse, laissant échapper l’enfant qui se mit à hurler.
Il faut connaître le souverain mépris du libre Berbère pour l’esclave nègre, pour comprendre quel coup l’illustre marabout avait ressenti. Les Kabyles d’avant la conquête française avaient bien quelques esclaves achetés à Biskra ou Boussaâda, mais il était rare de voir un blanc faire entrer dans son lit une négresse. Jamais, en tout cas, elle n’avait le titre même de maîtresse, encore moins celui d’épouse inférieure, comme chez les Arabes. Les caprices du maître, qu’elle devait subir, étaient peu fréquents et réprouvés par l’opinion publique. Mais un nègre épousant une blanche !
A suivre
Récit et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
14 janvier 2010 à 18 06 28 01281
Au coin de la cheminée
L’enfant noir (4e partie)
Résumé de la 3e partie n Malgré tous les moyens utilisés, la jeune fille ne révèle pas l’identité du père de l’enfant, mais quand il naît, Si Mohamed voit qu’il est noir…
Une fille de race libre accorder ses faveurs à un vil esclave ! Cela dépassait tellement les bornes, paraissait si contre nature, que jamais le marabout n’avait pu soupçonner Kara. Et c’était lui qui avait cueilli cette fleur, pour laquelle avaient soupiré les plus nobles et les plus beaux, qui tous avaient été éconduits ! Quelle honte ! la fille des marabouts les plus renommés de la contrée se livrer à un esclave, à quelque chose de semblable à un animal ! Si Mohamed n’avait jamais eu aucun soupçon, n’avait pu en avoir ! Voilà que la vérité apparaissait claire, indiscutable, palpable. L’enfant de sa fille était noir !
Lorsqu’il se releva, après un court évanouissement, il appela sa femme : l’enfant piaillait, la face contre terre ; le marabout n’y prit point garde, il questionna la vieille.
— Où est Kara ?
— Aux champs avec Si Amar, répondit-elle.
— Bien, va prévenir de suite nos proches parents, qu’ils viennent, en apportant leurs armes : je connais maintenant le séducteur de ma fille
La vieille regardait l’enfant et la stupeur paralysait ses jambes ; elle aussi connaissait la couleur hideuse ! Elle sortit enfin, se hâtant, car elle comprenait que son mari devait avoir soif de vengeance.
Les parents arrivèrent bientôt et Si Mohamed s’armant à son tour, les pria de lui prêter main forte, pour arrêter son esclave. La couleur qui gisait là, le dispensait d’explications.
Les hommes partirent, et la vieille mère, accablée sous un pareil coup, ramassant le fils de leur serviteur, le remit sans mot dire à sa fille. Machinalement, pour le faire taire, poussée par l’instinct maternel, Zohra lui donna le sein.
Arrivés dans la campagne, les hommes ne tardèrent pas à apercevoir Si Amar, assis dans un champ de figuiers que Kara élaguait.
Ils se divisèrent pour entourer le noir, mais celui-ci, n’ayant pas la conscience tranquille, se tenait sur ses gardes il s’élança pour fuir. Si Mohamed cria à son fils :
— Arrête Kara ! arrête le misérable ! c’est lui l’amant de ta sœur !
Si Amar, sans hésiter, obéit à la voix paternelle il saisit Kara à bras le corps, cherchant à le maintenir jusqu’à l’arrivée de ses parents. Malgré sa vigueur, le jeune marabout ne pouvait tenir tête à cet hercule de bronze. A demi-étranglé, il roula sur le sol avant que son père et les siens eussent pu venir à son secours. Kara, bondissant par-dessus le mur d’enceinte, s’enfuit à travers les arbres. Des coups de feu furent tirés sur lui, mais en vain ; Kara disparut et jamais on n’eut depuis de ses nouvelles.
Le marabout, après avoir relevé et soigné son fils, revint tristement au village, pendant que ses parents continuaient leur poursuite infructueuse. Il laissa la journée s’écouler, dans une sorte de calme stupide, tressautant seulement quand les vagissements de l’enfant parvenaient jusqu’à lui. Vers le soir, il appela son fils et, silencieusement, vint s’asseoir à la Djemâa. (à suivre…)
Récit et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
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14 janvier 2010 à 18 06 39 01391
Au coin de la cheminée
L’enfant noir (5e partie)
Résumé de la 4e partie n Si Mohamed comprend que le père de l’enfant est Kara, son esclave, mais ce dernier réussit à échapper à la violence de la famille du marabout…
Les figures de la plupart des assistants étaient tristes ; tous étaient consternés par le malheur inattendu qui frappait une grande famille religieuse ; seules, les rares personnes du «soff» opposé, et parmi elles les deux Kabyles dont nous avons parlé au commencement de ce récit, exultaient. Quelle joie pour eux que l’accablement de l’homme et du père ! Fini le grand marabout ! Fini le professeur aimé des élèves de la zaouïa. La vérité était là, écrasante : une fille de race religieuse aux bras d’un noir! La belle famille que celle des Aït Sidi Seddik ! Le chef des Hahlal était déjà entouré, fêté par ceux qui s’attendaient à partager avec lui les dépouilles de son ennemi et les réserves de la zaouïa. La plus grande partie des habitants et tous les élèves de la zaouïa, qui aimaient leur professeur, restaient silencieux. Ils jugeaient néanmoins sévèrement leur maître qui n’avait pas su efficacement surveiller sa demeure et se montrait bien lent à laver l’affront. Quand donc prendrait-il une résolution énergique ? Il n’avait même pas encore fait disparaître le fruit de ces amours honteuses, et sa fille vivait aussi. Un châtiment exemplaire, terrible, pouvait encore lui rallier l’opinion publique et sauver sa haute situation. Personne, cependant, n’osait l’interroger sur ce qu’il comptait faire. Un silence de réprobation seul planait sur tout le côté de la djemâa occupé par ses partisans. L’autre côté était plus bruyant, on y chuchotait, on ricanait, n’osant encore jeter au front du vieillard l’injure et la boue. Si Mohamed conservait son impassibilité, contenant d’un regard l’impétuosité de son fils, prêt à venger par des coups les allusions et les gestes. Il semblait vouloir boire jusqu’à la lie la coupe amère qui lui était présentée, pour s’affermir dans ses résolutions et, la nuit venue, il se leva, traversa, grave, les groupes hostiles ou sympathiques et s’en fut coucher chez un de ses parents, laissant les femmes seules à la maison. Toutes les matrones venaient rendre visite à la nouvelle accouchée, les unes pour s’apitoyer et pleurer avec la vieille mère, les autres pour railler et se rendre compte de la véracité des bruits qui couraient sur la couleur de l’enfant. Au lever de l’aurore, après la première prière, on vit Si Mohamed Aït Sidi Seddik, traverser à pas lents, grave comme un pontife, la rue de la djemâa. Son fils, Si Amar, l’accompagnait, portant une pioche et une pelle. Puis venaient Zohra et sa mère, tenant enveloppé dans un haïk l’enfant de la honte. Tous les Kabyles présents se levèrent à l’approche de cette sorte de cortège et le suivirent curieux. Zohra se soutenait à peine. Son visage avait la pâleur de la mort, elle marchait inconsciente, machinalement. Seuls, ses yeux inquiets allaient de l’un à l’autre des assistants, comme pour quêter un appui. Tous admiraient à visage découvert sa beauté que n’avaient pu diminuer ni les angoisses ni les douleurs. Elle ne pleurait pas, mais de ses dents entrechoquées par le frisson, s’échappait une plainte continue, faible comme le vagissement d’un enfant. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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14 janvier 2010 à 18 06 50 01501
Au coin de la cheminée
L’enfant noir (6e partie)
Résumé de la 5e partie n Tous les villageois ont le regard braqué sur la famille de Si Mohamed, se dirigeant en cortège vers le cimetière…
Le cortège arriva au cimetière ; les deux femmes s’assirent au pied de l’olivier sacré qui le dominait et Si Mohamed cherchant, hors du tombeau de ses ancêtres, une place écartée, se mit, aidé de Si Amar, à creuser une tombe, la tombe d’une vivante…
Dans le calme du matin, l’alouette, piquant droit aux nues, lançait sa ritournelle joyeuse ; le soleil dorait de ses premiers rayons la cime des collines ; vers l’Orient, le Tamgout des Zerkhfaouas se dressait avec ses pentes régulières, semblable à une tente géante frangée de lueurs roses. La nature au réveil paraissait sourire à sa beauté, insoucieuse du drame qui allait s’accomplir et le soleil, témoin de tant de crimes, ne recula point devant le spectacle sauvage qui se déroula aux yeux des spectateurs pétrifiés.
Le vieux marabout et son fils, peu habitués au travail manuel, allaient lentement. Leur pic résonnait faiblement sur le sol pierreux et la tombe se creusait avec peine. Personne n’osa leur offrir de les aider pour ne pas participer au crime (à l’acte de justice suivant les idées kabyles) qui allait se commettre. Enfin, la profondeur fut jugée suffisante et le vieux marabout, plus pâle encore que sa fille, se reposa sur le manche de son outil, essuya son front mouillé de sueur et promena un regard assuré sur l’assistance.
Puis, se tournant vers l’Orient, il entonna d’une voix sourde, mais ferme, la prière des morts. Tous les Kabyles unirent leurs chants au sien, et leur rythme plaintif se déroula, entrecoupé du bruit des fronts frappant la poussière : Dieu seul est Dieu et Mohamed est Son prophète
Lorsque la prière fut dite, la vieille mère de Zohra apporta l’enfant noir que, du pied, le marabout poussa hurlant dans la tombe. On pensait que sa justice n’irait pas plus loin. Mais Si Amar s’approcha de sa sœur qui gémissait plus faiblement et la prenant par le bras, la traîna violemment vers son père. D’un geste brusque, il la jeta à terre et la saisit par les pieds.
Le vieux marabout pressa sur les épaules de sa fille qui se trouva couchée tout de son long au bord de la fosse où criait déjà le fils de Kara. La prenant par ses longs cheveux, que son foulard de tête dénoué avait laissé tomber sur son cou, il lui tourna le visage du côté de La Mecque, tendant la gorge sur son genou replié et d’une voix puissante, il cria la formule consacrée, en usage chez les sacrificateurs : «Au nom de Dieu Unique !» La plainte chantée de la belle Kabyle s’éteignit brusquement ; d’une carotide à l’autre, la gorge avait été tranchée par le couteau du père et laissait apercevoir la colonne vertébrale dénudée. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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14 janvier 2010 à 18 06 59 01591
Au coin de la cheminée
L’enfant noir (7e partie et fin)
Résumé de la 6e partie n Si Mohamed et son fils Si Amar lavent l’honneur de la famille en jetant le bébé noir vivant dans la tombe puis en égorgeant Zohra avant de l’y jeter aussi…
Le sang jaillit en sifflant, formant deux gerbes vermeilles qui éclaboussèrent les vêtements blancs des bourreaux. Ils se jetèrent en arrière et la victime resta libre de ses mouvements.
La tête ballante, les yeux sortis de leurs orbites, Zohra se dressa sur ses coudes, tendit ses reins comme pour se relever. Elle rampa un instant, mais bientôt un spasme violent agita ses jambes, elle oscilla et tomba la tête dans la fosse, sur le corps de son enfant qu’elle baigna de son sang. Son père et son frère, la poussant dans la tombe, sans qu’un muscle de leur face trahisse leur douleur, la recouvrirent de terre. Les vagissements de l’enfant devinrent plus faibles, puis s’éteignirent.
Le crime accompli, les deux marabouts s’agenouillèrent et levèrent vers le ciel leurs mains rouges, comme pour le remercier de leur avoir donné la force d’achever leur tâche. Ils firent alors les ablutions purificatoires et récitèrent de nouveau la prière, mais cette fois les assistants ne répondirent point ; l’horreur que ressentaient même les farouches Berbères, paralysait leurs voix.
La prière dite, Si Mohamed Aït Sidi Sedik se leva et se tournant vers sa femme, qui laissait couler silencieusement ses larmes
— N’oublie pas, dit-il, qu’aujourd’hui nous devons offrir le couscous au village, pour deux morts de notre maison, comme le prescrivent le Kanoun, sept plats pour une femme, trois pour un enfant.
Ce fut la dernière fois qu’il fit allusion à sa fille. Il rentra ensuite dans sa maison traversant la foule qui, respectueuse et terrifiée par le sacrifice, s’ouvrait devant lui.
Si Mohamed vécut une année encore, après avoir vengé d’une façon si inhumaine l’honneur de sa famille. Mais nul ne le vit sourire, et jamais les tolbas, ses élèves, ne virent non plus poindre sur son visage la moindre émotion ; son cœur était brisé et son âme toute en Dieu.
Son fils Si Amar lui succéda, au grand dépit des Hahlal, qui virent encore la toute-puissance religieuse leur échapper et se maintenir dans la famille de leurs ennemis, qu’ils avaient crus déshonorés à jamais.
La tradition a conservé le souvenir de cette lugubre histoire. Telle est l’horreur des Kabyles pour le mélange du sang : une blanche avec un noir, qu’ils glorifient encore la mémoire du vieux cheik et que ses descendants regardent comme la dernière des insultes toute allusion, même indirecte, à la faute de Zohra, faute si cruellement expiée.
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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14 janvier 2010 à 19 07 10 01101
Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (1re partie)
Après avoir tiré ses guêtres sur quatre des parties du monde, le vieux sergent de tirailleurs Kassi était revenu dans sa tribu des Ouadia, la poitrine garnie de médailles. Il avait en poche un bon pécule provenant de ses rengagements, un bon titre de pension et se regardait comme le plus heureux des Kabyles de sa tribu. Il lui manquait bien le bras gauche, emporté par un boulet à Puebla, un morceau de la cuisse du même côté, laissé dans les blés de Palestro, un lobe d’oreille, il ne savait trop où, mais on peut vivre très à l’aise, sans être absolument complet. Un peu partout, son corps était balafré de longues estafilades, ponctué de petites taches brunes, coups de sabres ou passage de balles : cela ne l’empêchait point d’être content de lui et de son sort, d’être considéré du bureau de Fort-Napoléon où il était, comme un futur président.
Entre-temps, durant un congé de semestre qu’il avait obtenu au commencement de la campagne de Crimée, pour se remettre du choléra, il avait acheté, en justes noces, une blanche Kabyle des Aït Ouacif, puis l’avait plantée là pour reprendre le beurda, son congé expiré. Sa femme de quelques mois avait vécu depuis ce temps chez son père, élevant son fils, et attendant impatiemment son mari à l’aide de quelques amourettes avec les gars du voisinage. Le vieux tirailleur n’en avait cure : il ne l’avait jamais revue, n’ayant point eu le temps de revenir au pays. Il avait rencontré du reste des femmes de toutes les couleurs sur sa longue route, à travers les mondes et, à Paris, où il était avant de partir pour le Mexique ; les nounous le prisaient fort à cause de ses longues moustaches blondes, son entrain endiablé et sa belle ferblanterie. Il s’installa tranquillement sur les biens de ses pères, gérés en son absence par son cousin germain, fumant de longues pipes en bambou, rapportées de l’Extrême-Orient, racontant à ses compatriotes ses exploits militaires et ses prouesses amoureuses, réelles ou imaginaires. Joyeux compère, il était de toutes les diffas, de tous les mariages ; ses histoires passionnaient son rude auditoire et plus d’un jeune Kabyle avait signé son engagement pour pouvoir voyager en les pays bleus et roses que dépeignait le sergent. Il s’était donné lui-même le nom de Kassi Guiril, Kassi au bras, pour plaisanter sa glorieuse infirmité, et ce nom devint célèbre comme celui d’un conteur de belles histoires, mérite très apprécié des Kabyles illettrés.
Un beau jour, il se lassa de sa vie de garçon, trouvant le couscous que chacun lui offrait, tour à tour, trop fade ou trop pimenté et sa natte solitaire bien dure, sans une tamtout pour servir d’oreiller : les célibataires sont suspects en Kabylie, et plus d’un mari, craignant pour son front, lui avait offert sa fille. Kassi se souvint alors qu’il avait été marié et, se remémorant les douceurs de sa lune de miel, prit son bâton de fenouil et s’en fut aux Aït Ouacif chercher sa légitime.
Il oubliait que les années avaient marché depuis ses courtes épousailles et que la belle Smina d’antan devait avoir les yeux chassieux, la peau crevassée et peu remplie.
Il se pourléchait donc en arrivant près du village, se rappelant le jour où il emmenait sa fiancée à califourchon devant lui, sur le même mulet, au son des tambours, à travers la fumée des coups de fusil. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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14 janvier 2010 à 19 07 19 01191
Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (2e partie)
Résumé de la 1re partie n Après de nombreuses années, le vieux sergent tirailleur Kassi rentré de l’étranger s’empresse d’aller aux Aït Ouacifs pour reprendre Smina son épouse…
Il (Kassi) était, ma foi, presque aussi ému qu’à sa première bataille quand il heurta la porte de son beau-père. Tout le monde était aux champs et ce fut une vieille, restée pour faire les galettes, qui vint lui ouvrir :
— Eh ! la mère, fit le joyeux tirailleur, c’est bien ici la maison de Belkassem, le fabricant de beurdas ?
— Oui, répondit la gardienne du logis ; je suis sa fille, que lui veux-tu ?
— Ah ! tu es sa fille, tu dois donc être ma belle-sœur, car je suis Kassi, l’époux de Smina.
— Tu es Kassi ! toi, dit la vieille souriante et frappant des mains de surprise, quelle joie ! moi je suis Smina, ta chère femme !
— Hem !… fit le sergent, en faisant un bond en arrière, et il contempla sa moitié avec ébahissement, se gardant des bras ouverts et tendus vers lui.
Elle n’était pas belle sa Smina, elle n’était pas ronde, non plus, mais très anguleuse. Plus de grands yeux noirs cernés de khôl, plus de cheveux noirs, réunis sous le foulard de soie jaune et rouge ; plus de globes ronds sous les plis du haïk indiscret. Un amas de vieilles chairs pendantes de-ci, de-là, sous des haillons crasseux, une figure semblable à une gourde percée de cinq trous, plus ou moins larges, plus ou moins profonds, voilà ce qui restait de la plantureuse Smina, douce de peau et de parler et travailleuse.
Kassi eut vite pris une décision : ses illusions s’étaient envolées et la réalité lui paraissait peu propre à le consoler de sa vie de garçon.
— Ah ! Tu es Smina, fit-il, avec la gravité qui convient à un vrai Kabyle, eh bien, je suis heureux de te revoir.., et, pivotant militairement sur ses talons, il la laissa là, ébahie. Il s’en fut s’asseoir à la Djemâa pour chercher un hôte parmi les anciens qui, peut-être, ne l’avaient point oublié.
Il y resta longtemps, à peu près seul, songeur, assis près du passage couvert, épiant les arrivants pour y reconnaître les amis d’autrefois. Il vint enfin un vieux, très vieux, à la barbe blanche, cassé en deux, qui, soutenu par un solide garçon de quinze à seize ans, s’avançait en traînant la jambe. Kassi reconnut le vieux, tout d’un coup, à son œil droit qui louchait en clignotant
— Eh ! Eh ! Belkassem ! cria-t-il en faisant de grands gestes, le salut sur toi ; regarde-moi, je suis ton gendre, Kassi le sergent, je suis bien heureux de te retrouver, je n’avais pas encore vu un seul ami.
Le vieux s’arrêta au milieu du passage regardant, d’un air hébété, ce manchot qui agitait vers le ciel son bras valide.
— Il est sourd, mon père, dit le jeune homme, mais ton fils Ali est devant toi et que le nom du Très-Haut soit cent fois béni, puisqu’il me permet enfin de baiser ta main.
Kassi tombait de stupéfaction en stupéfaction. Son fils, son fils à lui, ce beau gaillard déjà homme, aux grands yeux noirs fendus en amande, aux cheveux blonds, à la lèvre estompée d’un fin duvet ! (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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14 janvier 2010 à 19 07 23 01231
Au coin de la cheminée/ Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (3e partie)
Résumé de la 2e partie n Kassi est déçu en voyant son épouse Smina vieillie et amaigrie. En revanche il est heureux de retrouver son fils…
Il n’en revenait pas ! Vaguement, il se souvint que Smina était grosse à son départ et qu’il était parfaitement possible qu’elle eût accouché depuis le temps qu’il ne l’avait vue. C’était bien là son fils, il ne pouvait en douter : il reconnaissait ses yeux noirs avec sa tête blonde de jadis, comme il s’était vu le jour où la femme du commandant, celle qui se peignait comme une Ouled Naïl, l’avait fait entrer dans sa chambre, garnie de grandes glaces où il s’admirait.
Pendant ces réflexions, le beau jeune homme courba la tête, et prenant l’unique main du sergent, la baisa et la plaça sur sa chechia en signe de soumission. Kassi n’y tint plus : bravement, à la française, comme il l’avait vu faire aux nounous du jardin des Plantes, il saisit par l’épaule ce fils tombé du ciel et l’embrassa à pleine bouche sur les deux joues.
Le vieux Belkassem, n’y comprenant rien, regardait de plus en plus ahuri.
Le fils reconduisit alors son père à la maison de l’aïeul et toute la famille s’étant réunie, on tua, non pas le veau gras, mais un bouc d’un an qui, la nuit venue, couronna un couscous monumental duquel il ne resta bientôt plus que le plat d’aulne rouge.
Il y avait bien au milieu de tout cela un os dur à digérer pour Kassi : c’était Smina, la Smina de la réalité et non plus celle de ses rêves, qui le guettait comme une proie. Il grimaçait nerveusement, à la pensée qu’il faudrait bientôt lui présenter ses hommages, suivant les prescriptions coraniques.
Le repas achevé, pour gagner du temps, il se mit à conter ses campagnes : ses auditeurs ne se lassaient guère d’entendre parler de ces pays lointains où Kassi avait passé, tirant des coups de fusil, éventrant de sa baïonnette, coupant des têtes, ramassant l’or à pleines poches, rencontrant des femmes comme on n’en avait jamais vu. Le vieux sergent se lassait moins encore de raconter, sachant ce qui l’attendait. Ce fut une belle bataille. Il resta néanmoins vainqueur du tournoi, et vers l’aube, des ronflements sourds célébrèrent son triomphe. Seul, le bel Ali suivait son père de ses yeux humides ; Kassi s’apercevant qu’il n’avait plus que cet auditeur, lui fit un signe amical, et se roulant dans son burnous, les pieds au feu, s’endormit du calme sommeil de l’homme heureux d’avoir échappé à une lourde corvée.
Le matin, son fils le prit à part et le pria de l’emmener du logis de son aïeul : il lui raconta tout ce qui s’était passé depuis son départ, la vie coupable de Smina, sa honte dès qu’il avait pu comprendre les insultes de ses camarades de jeux, enfin le désir qu’il avait intense de retrouver son père, qu’il pensait bon et juste et qui l’aiderait à se venger des offenses faites à l’honneur familial.
Kassi, enchanté des dispositions de son fils, ému de ses peines, fier d’avoir un si bel héritier, sentant la voix du sang s’éveiller en lui, n’hésita point. Son long séjour au régiment lui avait fait oublier les idées berbères de vengeance : il se rendit sur l’heure à la Djemaâ et, en présence des notables, par trois fois, suivant les coutumes, il divorça d’avec sa femme et reprit le chemin des Ouadia, tout joyeux, accompagné de son cher Ali que chaque instant lui faisait trouver plus beau et plus sage. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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14 janvier 2010 à 19 07 35 01351
Ainsi va la vie
Liens du sang, liens du cœur (12e partie)
Par K. Yerbi
Résumé de la 11e partie n Karima accouchera puis abandonnera son enfant, telle est la décision de Slimane, le père.
La mort dans l’âme, Karima accepte la décision de son père. elle continue à aller à l’université, puis, quand la grossesse est apparente, elle prend un long congé de maladie. Elle ne reprendra ses études qu’après l’accouchement.
Karima supporte mal la claustration et surtout le fait d’abandonner son bébé. Car, cet enfant qui lui donne des coups de pied dans le ventre, elle commence à le prendre en affection.
Sa mère la surprend un jour, en train de se caresser le ventre.
— que fais-tu ?
— il me donne des coups de pied !
Daouia s’approche. Elle touche le ventre de sa fille.
— c’est un garçon, dit-elle.
— comment peux-tu le savoir, je n’ai pas fait d’échographie !
— je le sens. Il est fort, ce sont les coups d’un mâle !
Karima rit, mais sa mère change aussitôt de ton.
— tu ferais bien de ne pas t’attacher à lui !
— mais…
— ne pense pas à lui !
— mais il est dans mon ventre, il fait partie de moi !
— je te dis qu’il ne faut pas t’attacher à lui, puisque tu seras obligée de l’abandonner !
— Pourquoi l’abandonner ?
Daouia regarde sévèrement sa fille.
— nous en avons déjà parlé !
— je travaillerai pour lui !
— c’est impossible !
— je l’élèverai.
— ce serait compromettre tes chances de te marier !
— je ne veux pas me marier !
— tu dois te marier !
— bon, je me marierai.. Vous vous occuperez de lui, papa et toi !
— et que dira-t-on quand on nous interrogera sur lui ? Que c’est un enfant illégitime ? Que c’est notre fille qui l’a mis au monde ?
— tu n’as pas besoin de le dire !
— mais alors, d’où nous vient cet enfant ?
— vous l’avez recueilli !
— tu plaisantes ? Personne ne voudrait nous croire… Et puis, nous ne saurions pas, ton père et moi, l’élever… Nous sommes trop vieux !
Karima veut parler.
— ne dis rien…
— mais…
— non, on ne changera pas d’avis ! Tu dois abandonner ce petit ! (à suivre…)
K. Y.
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14 janvier 2010 à 19 07 37 01371
Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (4e partie)
Résumé de la 3e partie n Profitant de la mauvaise réputation de sa femme que lui a rapportée son fils, Kassi divorce et s’en retourne avec lui dans son village…
Depuis ce jour, la vie du vieux tirailleur subit une transformation complète : il devint la mère d’Ali, le soignant comme l’aurait fait une femme, s’absorbant en lui et en sa vie. Il lui donnait de beaux habits, des burnous fins, composait pour lui des ratas insensés, pimentés à faire couler l’eau du front. Il le promenait dans tous les marchés, lui achetant ce qu’il désirait, un cheval, un fusil, heureux de le voir se développer et devenir homme. Ali se laissait faire, approuvant tout, trouvant tout bon, puisque cela venait de son père. A plusieurs reprises Kassi lui offrit de prendre femme, lui parlant d’acheter les plus belles, car il avait un sac bien garni, sa pension et ses croix en faisaient un richard, un rentier à près de mille francs par an, une fortune.
Le jeune homme, satisfait d’avoir retrouvé un père si bon pour lui, refusa. On prit alors une vieille veuve pour préparer le repas et les deux hommes continuèrent leur vie de camarades, joyeux de sentir de jour en jour croître leur amitié.
Kassi ne se lassait point, comme tous les vieux soldats, de raconter ses campagnes, et Ali rêveur, dans la demi-inconscience que lui donnait le bercement du récit monotone, voyait se dérouler devant lui ces pays inconnus que l’imagination du narrateur lui montrait pavés de diamants, ombragés d’arbres aux fruits de miel, peuplés de femmes paradisiaques. Son cerveau travaillait et un beau jour, à Fort-Napoléon, voyant passer, musique en tête, un bataillon de la garnison, il déclara net que lui aussi serait turco.
Le père combattit longtemps l’idée du jeune homme : qu’allait-il faire au régiment, abandonnant un vieux père qui n’avait que lui ? Certes, c’était un fier métier que celui de soldat, mais depuis quelque temps la discipline se faisait plus rigide, les occasions d’avancer et de s’enrichir plus rares et plus dangereuses. Et peut-être bien aussi les pays lointains ne valaient-ils pas mieux que la Kabylie blanche et verte. Enfin, il céda, à une condition qu’Ali s’engagerait dans le régiment d’Alger et ne ferait qu’un congé. Il reviendrait ensuite se marier au pays. Le fils promit, et, la mort dans l’âme, Kassi, ornant sa poitrine de toutes ses décorations, vint le présenter au recrutement. Ali, malgré sa jeunesse, était un homme trop bien découplé et de trop bonne mine pour être refusé ; le père eut une dernière joie lorsque son enfant chéri le pressa dans ses bras, portant allègrement la chechia, beau comme une fille, dans son costume bleu ; puis, le pauvre homme retourna, morne, dans son village.
Toutes les habitudes de ses coreligionnaires le reprirent aussitôt : il fut comme eux silencieux et grave, passant de longues journées immobiles à se chauffer au soleil, ou bien, perché sur un piton, il regardait vaguement devant lui les nuages courant dans le ciel, le vent soulevant des tourbillons de poussière et les méandres qu’en l’air traçaient les hirondelles chasseresses. Il avait oublié son ancienne vie de garnison, son scepticisme de caserne : il se refit, en un mot, marabout, ne fumant pas, ne buvant plus, faisant régulièrement ses prières et ses ablutions, reprenant toutes ses superstitions d’enfance et ses idées préconçues. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
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