Au coin de la cheminée/ Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (3e partie)
Résumé de la 2e partie : Kassi est déçu en voyant son épouse Smina vieillie et amaigrie. En revanche il est heureux de retrouver son fils…
Il n’en revenait pas ! Vaguement, il se souvint que Smina était grosse à son départ et qu’il était parfaitement possible qu’elle eût accouché depuis le temps qu’il ne l’avait vue. C’était bien là son fils, il ne pouvait en douter : il reconnaissait ses yeux noirs avec sa tête blonde de jadis, comme il s’était vu le jour où la femme du commandant, celle qui se peignait comme une Ouled Naïl, l’avait fait entrer dans sa chambre, garnie de grandes glaces où il s’admirait.
Pendant ces réflexions, le beau jeune homme courba la tête, et prenant l’unique main du sergent, la baisa et la plaça sur sa chechia en signe de soumission. Kassi n’y tint plus : bravement, à la française, comme il l’avait vu faire aux nounous du jardin des Plantes, il saisit par l’épaule ce fils tombé du ciel et l’embrassa à pleine bouche sur les deux joues.
Le vieux Belkassem, n’y comprenant rien, regardait de plus en plus ahuri.
Le fils reconduisit alors son père à la maison de l’aïeul et toute la famille s’étant réunie, on tua, non pas le veau gras, mais un bouc d’un an qui, la nuit venue, couronna un couscous monumental duquel il ne resta bientôt plus que le plat d’aulne rouge.
Il y avait bien au milieu de tout cela un os dur à digérer pour Kassi : c’était Smina, la Smina de la réalité et non plus celle de ses rêves, qui le guettait comme une proie. Il grimaçait nerveusement, à la pensée qu’il faudrait bientôt lui présenter ses hommages, suivant les prescriptions coraniques.
Le repas achevé, pour gagner du temps, il se mit à conter ses campagnes : ses auditeurs ne se lassaient guère d’entendre parler de ces pays lointains où Kassi avait passé, tirant des coups de fusil, éventrant de sa baïonnette, coupant des têtes, ramassant l’or à pleines poches, rencontrant des femmes comme on n’en avait jamais vu. Le vieux sergent se lassait moins encore de raconter, sachant ce qui l’attendait. Ce fut une belle bataille. Il resta néanmoins vainqueur du tournoi, et vers l’aube, des ronflements sourds célébrèrent son triomphe. Seul, le bel Ali suivait son père de ses yeux humides ; Kassi s’apercevant qu’il n’avait plus que cet auditeur, lui fit un signe amical, et se roulant dans son burnous, les pieds au feu, s’endormit du calme sommeil de l’homme heureux d’avoir échappé à une lourde corvée.
Le matin, son fils le prit à part et le pria de l’emmener du logis de son aïeul : il lui raconta tout ce qui s’était passé depuis son départ, la vie coupable de Smina, sa honte dès qu’il avait pu comprendre les insultes de ses camarades de jeux, enfin le désir qu’il avait intense de retrouver son père, qu’il pensait bon et juste et qui l’aiderait à se venger des offenses faites à l’honneur familial.
Kassi, enchanté des dispositions de son fils, ému de ses peines, fier d’avoir un si bel héritier, sentant la voix du sang s’éveiller en lui, n’hésita point. Son long séjour au régiment lui avait fait oublier les idées berbères de vengeance : il se rendit sur l’heure à la Djemaâ et, en présence des notables, par trois fois, suivant les coutumes, il divorça d’avec sa femme et reprit le chemin des Ouadia, tout joyeux, accompagné de son cher Ali que chaque instant lui faisait trouver plus beau et plus sage. (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
14 janvier 2010
Non classé