Au coin de la cheminée
La rekba du sergent (2e partie)
Résumé de la 1re partie :Après de nombreuses années, le vieux sergent tirailleur Kassi rentré de l’étranger s’empresse d’aller aux Aït Ouacifs pour reprendre Smina son épouse…
Il (Kassi) était, ma foi, presque aussi ému qu’à sa première bataille quand il heurta la porte de son beau-père. Tout le monde était aux champs et ce fut une vieille, restée pour faire les galettes, qui vint lui ouvrir :
— Eh ! la mère, fit le joyeux tirailleur, c’est bien ici la maison de Belkassem, le fabricant de beurdas ?
— Oui, répondit la gardienne du logis ; je suis sa fille, que lui veux-tu ?
— Ah ! tu es sa fille, tu dois donc être ma belle-sœur, car je suis Kassi, l’époux de Smina.
— Tu es Kassi ! toi, dit la vieille souriante et frappant des mains de surprise, quelle joie ! moi je suis Smina, ta chère femme !
— Hem !… fit le sergent, en faisant un bond en arrière, et il contempla sa moitié avec ébahissement, se gardant des bras ouverts et tendus vers lui.
Elle n’était pas belle sa Smina, elle n’était pas ronde, non plus, mais très anguleuse. Plus de grands yeux noirs cernés de khôl, plus de cheveux noirs, réunis sous le foulard de soie jaune et rouge ; plus de globes ronds sous les plis du haïk indiscret. Un amas de vieilles chairs pendantes de-ci, de-là, sous des haillons crasseux, une figure semblable à une gourde percée de cinq trous, plus ou moins larges, plus ou moins profonds, voilà ce qui restait de la plantureuse Smina, douce de peau et de parler et travailleuse.
Kassi eut vite pris une décision : ses illusions s’étaient envolées et la réalité lui paraissait peu propre à le consoler de sa vie de garçon.
— Ah ! Tu es Smina, fit-il, avec la gravité qui convient à un vrai Kabyle, eh bien, je suis heureux de te revoir.., et, pivotant militairement sur ses talons, il la laissa là, ébahie. Il s’en fut s’asseoir à la Djemâa pour chercher un hôte parmi les anciens qui, peut-être, ne l’avaient point oublié.
Il y resta longtemps, à peu près seul, songeur, assis près du passage couvert, épiant les arrivants pour y reconnaître les amis d’autrefois. Il vint enfin un vieux, très vieux, à la barbe blanche, cassé en deux, qui, soutenu par un solide garçon de quinze à seize ans, s’avançait en traînant la jambe. Kassi reconnut le vieux, tout d’un coup, à son œil droit qui louchait en clignotant
— Eh ! Eh ! Belkassem ! cria-t-il en faisant de grands gestes, le salut sur toi ; regarde-moi, je suis ton gendre, Kassi le sergent, je suis bien heureux de te retrouver, je n’avais pas encore vu un seul ami.
Le vieux s’arrêta au milieu du passage regardant, d’un air hébété, ce manchot qui agitait vers le ciel son bras valide.
— Il est sourd, mon père, dit le jeune homme, mais ton fils Ali est devant toi et que le nom du Très-Haut soit cent fois béni, puisqu’il me permet enfin de baiser ta main.
Kassi tombait de stupéfaction en stupéfaction. Son fils, son fils à lui, ce beau gaillard déjà homme, aux grands yeux noirs fendus en amande, aux cheveux blonds, à la lèvre estompée d’un fin duvet ! (à suivre…)
Récit et légendes de la Grande Kabylie par B. Yabès
14 janvier 2010
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