Au coin de la cheminée
Le Trou des Ouled Zeïane (7e partie)
Résumé de la 6e partie : En voulant abattre le corbeau, M’ahmed touche son frère Idir et le tue. C’est alors qu’il le jette dans le même trou que son père…
M’ahmed avait eu, en effet, de la chance ; ses deux crimes pouvaient passer inaperçus dans cet endroit solitaire et mal famé. Il ramassa un des souliers du mort, resté au bord de l’abîme, et, le mettant dans son capuchon, il repartit vers la grande rivière, le fusil sur l’épaule, pour rejoindre les femmes.
La rivière était grosse ; il déposa la savate sur la rive du gué et alla passer l’oued un peu plus bas. Lorsqu’il arriva près des femmes, elles lui demandèrent des nouvelles d’Idir qu’elles n’avaient pas encore vu ; elles n’avaient pas bougé de la forêt d’oliviers où elles faisaient la cueillette. «Il devrait être ici pourtant, dit M’ahmed, il est passé par le gué ordinaire, tandis que j’ai suivi l’oued pour tuer une oie sauvage. J’en ai bien tiré une, mais je l’ai manquée. Je vais repasser la rivière pour savoir ce que mon frère est devenu.»
A peine fut-il de l’autre côté du gué qu’il poussa un grand cri et se mit à se désoler. Tous les travailleurs accoururent et M’ahmed, se lamentant, leur montra la savate, seule sur la rive, arrêtée dans une touffe de lauriers roses.
Certainement, Idir avait voulu passer en haut du gué où le fond est mauvais ; il avait dû être entraîné par les eaux, sa chaussure était là, toute limoneuse, qui le prouvait suffisamment. Bientôt, tout le village accourut et, sans succès, on fouilla toute la rivière : le cadavre resta introuvable. Les femmes poussaient des cris perçants et la pauvre épouse d’Idir, sachant ce que l’avenir lui réservait, connaissant le mari qu’elle allait prendre, pleurait silencieusement sur la rive, affaissée dans sa douleur.
Les anciens du village n’étaient pas sans trouver cette disparition étrange. Quel caprice avait pu pousser Idir à s’écarter du gué en temps de grosses eaux ? On l’avait vu partir du côté du Trou des Ouled Zeïane avec son frère, mais personne ne l’avait vu revenir. On s’étonnait. On tint conseil et, malgré la répugnance visible de M’ahmed, on décida que les environs de l’orifice seraient soigneusement explorés.
On arriva sur les lieux témoins des scènes de sang que je viens de décrire. Rien, pas de traces, pas de sang. M’ahmed exultait, reprenait son assurance ; personne, pas même le corbeau. On abandonna les abords du trou et on alla à la recherche, par les ravins, les collines, criant, battant les fourrés ; le soleil baissait, lorsque toute la tribu se réunit, découragée, près de la route de Constantine. M’ahmed pleurait, hurlait, donnait tous les signes d’une douleur profonde et vraie ; mais quelle joie, quel triomphe intérieur pour lui.
On revenait lentement, par groupes espacés le long de la route, silencieusement, lorsque tout d’un coup M’ahmed, qui marchait parmi les premiers, poussa un cri étranglé. (à suivre…)
Récit et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
13 janvier 2010
Non classé