Jean Pélégri, Ma mère, l’Algérie, , Babel-Actes Sud, 1990.
Note de lecture par Françoise Chadaillac.
Je viens de refermer un petit livre qui me parle d’un pays dont je ne sais pas grand chose; dont la chaleur et la lumière ne me sont parvenues principalement qu’à travers quelques textes magnifiques de Camus.
Ce pays dont nous parle Jean Pélégri, c’est l’Algérie. Ses couleurs,ses odeurs, ses paysages – qui sont ”sa première patrie” – ses hommes, âpres au travail, cette mixité de populations, de races, de cultures. Ce pays tant aimé, c’est aussi la douleur discrète,silencieuse et violente, générée par cette formidable rature de l’histoire qui fait se combattre deux peuples qui s’étaient, un siècle durant, fabriqué une vie commune malgré les obstacles insidieux de la colonisation, et qui n’arrivent plus en fin de compte à se rencontrer.Moi qui n’ai pas le souvenir de ces terres sèches et arides, j’ai senti grâce à la magie du verbe de ce récit autobiographique, une pudeur, une densité, une simplicité immenses et délicieuses.
Et dans un suprême acte de générosité, dans cette mémoire offerte, Jean Pélégri – qui est poète
- fait resurgir de cette terre qui a donné un sens à son âme et à sa vie, aussi bien sa rudesse que les senteurs douces de ses vignes et de ses orangers.Ce livre est l’histoire d’une fracture, d’un amour fusionnel, brisé. Mais sa beauté, cachée,souterraine – comme les paysages de son enfance – latente comme une image photographique,
c’est qu’il révèle la construction lente mais solide de la conscience d’un homme. On assiste ainsi à l’élaboration de ses valeurs, à l’éveil intérieur d’un regard, d’une écoute, d’une attention à l’autre aussi humble soit-il. Ce livre, c’est l’éloge du détour, du voyage par la culture de l’autre, pour mieux revenir sur la sienne et finalement mieux se comprendre mutuellement. Ce livre est l’histoire d’un échange permanent de valeurs: si les colons peuvent donner du travail, ils reçoivent aussi des hommes et des femmes de ce pays, souvent démunis et illettrés, des leçons de sagesse, de comportement, de visions de la vie qui les imprègnent à tout jamais. Comme dit le père de Jean Pélégri : “Ce sont les Arabes qui m’ont appris à être juste, parce que si tu ne l’es pas, pour eux, tu n’es rien. Et ce qu’il y a de bien avec eux, c’est que quand tu es juste, ils ne l’oublient pas!” C’est aussi l’hommage tendre et affectueux à des
personnages silencieux, comme Fatima la servante, à qui le livre est dédié, dont le fils a été tué dans le maquis et à qui il ne reste plus que le sourire d’une vieille femme … C’est un hymne à la différence, à la diversité des cultures. Au point que l’auteur s’astreint à apprendre l’Arabe pour penser à l’envers de sa propre pensée, “dans l’autre sens, de gauche à droite”.
Pour mieux se mouvoir d’une pensée à l’autre, pour étendre son horizon mental et pour être plus riche de cette “multiplicité” qui nous rend “libre” et lucide”, et dont il nous prédit que c’est notre “avenir”. Alors, nous nous reconnaîtrons mieux mutuellement – sans reniement de nous-mêmes – comme des semblables. Différents mais semblables. Particuliers, mais embarqués dans un destin commun.Chaque jour, on peut observer la vitesse à laquelle le monde peut basculer dans le chaos. On peut s’effrayer de la fragilité des équilibres apparents et “que les guerres et les conflits naissent parfois d’un malentendu de vocabulaire” comme l’observait déjà Jean Pélégri depuis l’enfance. L’une des forces de ce livre, c’est qu’il transcende le cadre géographique ethistorique de l’Algérie, et qu’il donne une résonance particulière au sens même de nos engagements dans la cité et aux raisons qui nous font oeuvrer, avec le sentiment de l’urgence,pour une coexistence plus joyeuse des cultures et des hommes. Grâce à lui, je me trouve
augmentée, enrichie d’une mémoire – précieuse – pour l’avenir et pour tous les hommes.
13 janvier 2010
LITTERATURE