Au coin de la cheminée
Les naufrageurs (1re partie)
Il soufflait sur la côte d’Afrique un vent d’orage du N.-O. et la mer, sous l’effort de ce mistral, se soulevait, agitant tumultueusement ses vagues aux crêtes laineuses ; le flot, au coucher du soleil, avait pris des teintes de métal en fusion en
reflétant le disque embrumé de l’astre. Un brick napolitain, les voiles serrées, essayait de gagner la haute mer malgré la tempête et de s’éloigner de ces côtes de Kabylie, funestes à tant de navires : il luttait désespérément, car ce n’étaient pas seulement les horreurs du naufrage qui attendaient les matelots, mais aussi pour les survivants la mort dans les supplices ou la captivité, plus horrible que la mort elle-même : du minaret de chaque village on les guettait depuis longtemps. Les côtes barbaresques, repaires de forbans auxquels la course était interdite depuis les progrès des marines chrétiennes, étaient toujours redoutées des navigateurs. Tout marin jeté sur leurs roches n’avait ni grâce ni merci à attendre : son navire était pillé et brûlé ; si la pitié intéressée des Kabyles lui laissait la vie, c’était pour le vendre comme esclave au Dey qui l’enfermait dans ses bagnes. Bien rares étaient ceux que leurs parents pouvaient retrouver et racheter et ils sortaient de ces oubliettes, vieillis, les articulations nouées, les reins brisés par les travaux rebutants dont on les torturait.
Les marins du brick ne se faisaient aucune illusion : ils revenaient de Bougie où, après avoir débarqué une cargaison d’armes et de poudre, ils avaient chargé leur navire de blé acquis à vil prix. Ils comprirent bientôt que tout effort était superflu : le vaisseau, empli à couler, obéissait mal au gouvernail, comme une mule rétive que le danger même ne parvient pas à faire fuir.
Les flots clapotaient plus drus, le vent sifflait plus fort et déjà les marins entendaient le bruit des brisants dont les têtes noires se découvraient sous les vagues, semblables à une meute de chiens aboyant à la curée. Tout à coup, au moment où le navire allait se briser, la mer baissa, se repliant sur elle-même, comme un fauve qui va prendre son élan, et tout entière, dans un ras de marée géant, se rua à l’assaut du brick : désemparé en un clin d’œil, il se trouva jeté à la côte après avoir franchi, sur le dos énorme de la lame, la ligne des rochers.
Les matelots étaient sauvés, de la noyade du moins, et le patron, profitant de l’immobilité de son navire enlisé dans les sables, fit monter tout le monde sur le pont. Il exhorta l’équipage au calme et à la patience sous les injures dont on allait les abreuver. C’était un fier homme que ce vieux marin ; sa haute taille dépassait des épaules les têtes de ses compagnons et sa voix rauque, habituée à dominer les tumultes des flots, entonna sans trembler les litanies des Saints. Ses matelots paraissaient aussi résolus que lui ; soutenus par leur fanatisme religieux, plusieurs attendaient sans crainte, espéraient même le martyr. Seul, un d’entre eux laissait couler ses larmes toutes les fois qu’il reposait les yeux sur une enfant agenouillée près de lui. C’était sa fille qu’il n’avait pas voulu laisser à terre après la mort de sa mère : elle avait été engagée sur le brick pour préparer les repas ; c’est pour elle surtout qu’il redoutait les conséquences de la captivité (à suivre…)
Récit et légendes de la grande Kabylie par B. Yabès
11 janvier 2010
Non classé