Au coin de la cheminée
Les naufrageurs (2e partie)
Résumé de la 1re partie : En apprenant que des forbans écument les côtes de Bougie, un des matelots du bateau qui vient de s’échouer sur cette plage, est inquiet pour sa fille qui est à bord avec lui…
Sur un petit mamelon à pic du côté de la mer, le village berbère cachait, à l’abri des roches, de crainte d’attaques des marines chrétiennes, ses toits plats, d’un brun noirâtre comme des crabes sortant d’un trou où ils attendent les cadavres que leur jette la mer nourricière, on voyait ses habitants descendre en courant, agitant les bras, à la curée des naufragés ; quelques-uns perchés sur un grand roc, qui leur servait d’observatoire, poussaient des cris, tantôt rauques, tantôt perçants, semblables à ceux des oiseaux de mer se disputant une épave sur les flots. Ils appelaient leurs parents, se réjouissant, remerciant Dieu qui, enfin, leur donnait la pâture. Hommes, femmes, enfants accouraient et les plus hardis descendaient dans les flots écumeux, calculant déjà ce qu’allait rapporter cette proie inespérée.
La meute fut bientôt réunie et les hommes, chargeant leurs fusils, s’avancèrent dans l’eau, s’égaillant en demi-cercle, encouragés par les youyous de femmes. Un d’entre eux, un tout jeune homme fait prisonnier jadis par des Siciliens, puis échangé contre un forçat du bagne d’Alger, cria aux gens du brick de se rendre s’ils ne voulaient pas être massacrés. Le patron répondit qu’ils n’opposeraient aucune résistance, moyennant la vie sauve. Alors, appelant les gens restés sur le sable, les hommes grimpèrent sur les flancs du brick, poussant des hurlements, brandissant leurs armes. Les plus hardis, les mieux armés, se dirigèrent vers les matelots qui se groupèrent autour de leur chef : ils s’assurèrent que leurs victimes étaient sans vélléités de résistance. Tout à coup, un jeune homme avisa la jeune fille agenouillée dont nous avons parlé, et repoussant rudement le père qui s’opposait à son passage, il s’élança vers elle et la saisit par le bras et l’emmena vers un point éclairé par des torches. En la voyant belle, tous hurlèrent et avancèrent les mains pour la saisir à leur tour. La jeune fille fut tiraillée dans tous les sens, alors un vieillard, qui paraissait le chef, se jeta sur les combattants et à force de paroles et même de coups, parvint à les séparer. Pendant que le vieux parlementait encore, le jeune Kabyle bouscula la belle italienne qui se défendait, en appelant son père, qui sortit du groupe de matelots pour lui porter secours ; mais à la vue de cette démarche, les Kabyles, cessant leur dispute, abaissèrent leurs fusils dans la direction des naufragés et le père, rudement renversé, fut bientôt étroitement ficelé.
Devant ces scènes rapides, le vieux patron, courbant sa taille géante, s’abaissa vers un vêtement jeté à terre et en tira un long pistolet :
— Que Dieu me pardonne votre mort, la mienne, dit-il à ses compagnons, mais je ne puis laisser ainsi, devant nos yeux, violer la fille de notre ami. (à suivre…)
Récit et légendes de la grande Kabylie par B. Yabè
11 janvier 2010
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