YOUNÈS ADLI, ÉCRIVAIN
«Le patrimoine berbéro-musulman me captive»
10 Janvier 2010 – Page : 20
Younès Adli est écrivain. Doctorat en langue, littérature et société, obtenu à l’Inalco de Paris, il vient de publier son premier roman Les Nubel. Il s’agit d’un récit historique retraçant la vie d’une famille berbère romanisée vivant au IVe siècle, sur un vaste domaine à Soumaâ, non loin de l’actuelle Tizi Nat Aïcha (Thénia). Dans cet entretien, Younès Adli présente son livre et revient sur sa carrière d’écrivain.
L’Expression: Depuis que vous avez commencé à écrire, vous alternez l’essai avec le roman historique. Ce dernier est un genre difficile qui nécessite beaucoup de recherches. Comment l’idée d’écrire «Les Nubel» a-t-elle germé?
Younès Adli: C’est en écrivant le livre qui l’a précédé, c’est-à-dire La Kabylie à l’épreuve des invasions. Dans la première partie de ce livre, le chapitre réservé à la période romaine a mis en avant cette grande guerre menée par les Nubel contre Rome et dont l’enjeu était à l’échelle de tout l’Empire d’Afrique.
Nous connaissions Firmus et Gildon dilués dans le monde des Berbères romanisés, mais en découvrant ensuite leur guerre contre Rome et leur réforme agraire au profit des paysans berbères autochtones, on mesure pleinement leur envergure et place dans l’histoire de la Berbérie. Ajoutez à cela le départ de ces mouvements, qui s’est fait de Tizi Nat Aïcha (l’actuelle Thénia, dans la wilaya de Boumerdès), il y a de quoi s’y pencher sérieusement!
La famille berbère dont il est question dans votre roman, vivait au IVe siècle, près de l’actuelle ville de Thénia, aujourd’hui majoritairement arabophone. Qu’en était-il de cette région à l’époque?
Bien évidemment, à l’époque, il s’agissait de l’Empire d’Afrique qui constituait une partie de l’Empire romain (tout comme l’Empire d’Orient). Mais cet empire a été «greffé» sur une terre d’occupation qui était la Berbérie, la terre de nos ancêtres (Tamazgha pour nous, aujourd’hui).
Dans le cas de l’actuel Thénia, qui est toujours Tizi Nat Aïcha en kabyle, il y avait les Berbères romanisés, à l’image des Nubel, mais également des tribus montagnardes insoumises.
Les Iflissen Ou Melil, que les Romains appelaient les Isaflenses, étaient l’une de ces confédérations de tribus berbères qui menaient des incursions dans les plaines, y compris contre les Nubel. A cette époque précise, le chef de cette confédération, Igmazen (un nom purement berbère), était en conflit avec le patriarche des Nubel, Flavius Nubel (qui, lui, portait un nom et un prénom romains), et s’était vengé sur son fils Firmus qui l’avait trahi à l’insu des tribus montagnardes (qui s’étaient alors coalisées avec Firmus).
Dans un roman historique, il y a évidemment une grande part de vérité mais aussi une large partie constituée de fiction dans laquelle éclôt l’imagination de l’auteur. Est-ce le cas dans «Les Nubel»?
Je ne suis pas d’accord, parce que la grande difficulté dans le roman historique est précisément celle qui consiste à ne pas laisser libre cours à son imagination. Il s’agit de faits historiques avérés qu’il ne faut pas altérer d’une façon ou d’une autre La part de l’auteur est d’apporter ces liens, ce ciment, qui permettent la forme romancée. Autrement dit, réussir à offrir au lecteur une autre possibilité de lecture de l’histoire, mais rien que de l’histoire. Dans Les Nubel, je n’ai pas dérogé à la règle.
La majorité des écrivains algériens, quand il s’agit d’écrire un premier roman, optent pour des récits de leur propre vie. Comment avez-vous «failli» à cette tradition?
Le roman historique a été une option pour moi. Devant les menaces d’acculturation, de dépersonnalisation persistantes vécues depuis l’indépendance de notre pays, il y a eu et il y a encore une nécessité impérieuse de revenir à notre histoire. Il y a des priorités dont il ne faut pas se détourner, le cas échéant, nous risquons notre existence même.
Dans quelles circonstances avez-vous effectué les recherches nécessaires afin de récolter la masse d’informations historiques indispensables à la rédaction de ce livre?
Pour l’histoire des Nubel, nous possédons des sources écrites, à commencer par celles des Romains eux-mêmes. Par la suite, des livres d’histoire, comme ceux de Gsell, Mercier et Charles-André Julien, font référence aux Nubel à travers Firmus, Gildon et leur soeur Cyria.
Votre premier livre a été publié en 2000. Il contient des poèmes inédits de Si Mohand Ou Mhand ainsi que des traductions en langue française. Dans la collecte de ces poèmes, sur quelle base avez-vous pu identifier les textes de Si Mohand?
A mon sens, la problématique est autre. Pour m’expliquer, je prends l’exemple d’une poétesse, Fadhma Igawawen, qui a vécu et produit du temps même de Si Mohand.
A l’heure où nous nous entretenons, qui possède d’entre nous, ne serait-ce qu’une partie infime de sa production? Mais si vous persistez dans votre conception de la collecte, qui est celle des sociétés aux traditions scripturaires très anciennes, nous n’avons aucune chance d’avoir un jour un recueil écrit de la poésie de cette femme dont le nom nous est pourtant parvenu.
Je veux dire que c’est à ce niveau que se pose le problème de l’outil et du concept dans la recherche, lesquels n’ont pas été initiés par les sociétés à la «verbalité» développée.
La recherche n’est heureusement pas restée partiale, elle a libéré récemment des espaces aux corpus oraux pour permettre qu’il y ait dans les sociétés orales, ou à dominante orale, moins de déperdition dans leurs productions qui ne sont pas moins valorisantes pour autant. Le reste est une affaire de travail!
Pourquoi avoir opté pour ce poète spécialement quand on sait que beaucoup d’auteurs ont déjà travaillé sur lui?
Pour deux raisons. La première est que lorsque vous pouvez arriver avec des inédits, cela signifie que le «gisement poétique mohandien» n’est pas épuisé. La recherche présente ou future a besoin de cette matière, et c’est ainsi que vous contribuez à la mettre à sa disposition; et lorsque vous êtes vous-mêmes chercheur, vous pouvez, dans une seconde phase, pousser plus loin vos recherches.
La deuxième raison, qui se situe dans cette seconde phase justement, est que dans la poésie de Si Mohand, il y a, entres autres, une structure, un rythme et des sons qui se distinguent des autres productions. Votre investigation devient alors une piste, et il ne faut pas hésiter à aller l’explorer et livrer vos résultats. Mouloud Mammeri a livré les siens, mais ses devanciers, Boulifa et Feraoun, s’étaient arrêtés à la collecte. A leur décharge, les contextes dans lesquels ils avaient travaillé sont tout à fait différents de l’actuel. A l’avenir, il faut espérer que les départements de tamazight dans nos universités arrivent à des résultats académiques sur ce plan. A Paris, l’Inalco et la Maison des sciences de l’homme y travaillent déjà.
Vous avez aussi publié un ouvrage sur le bandit d’honneur Arezki El Bachir. Peut-on savoir également comment s’est effectué le travail de documentation qui vous a permis de l’écrire?
J’ai livré tous les détails en fin d’ouvrage, dans ma bibliographie qui a tenu compte aussi bien des sources écrites (ouvrages et presse de l’époque), qu’orales (témoignages familiaux et autres de transmission propre à notre société).
Votre intérêt pour l’histoire s’est accru et s’est confirmé avec la publication, en 2004, du livre «La Kabylie à l’épreuve des invasions». Pourquoi cette sensibilité et cette passion par rapport à l’écriture de l’histoire?
Je ressens une nécessité d’exister dans mon propre pays et seule l’histoire qui a façonné celui-ci me le permet jusqu’à présent. Il faut finir de se tromper soi-même et de rouler les autres avec «l’Algérie arabo-islamique» ou l’histoire qui ne débute qu’aux VIIe et XIe siècles pour certains ou pire encore qu’en 1830 pour d’autres.
L’Algérie est plus vaste et plus riche de ses différents patrimoines, dont celui qui me captive le plus dans mes recherches actuelles, c’est-à-dire le patrimoine berbéro-musulman.
Quels sont vos projets d’écriture immédiats?
La pensée kabyle aux XVIIIe et XIXe siècles, en deux tomes, pour bientôt.
Votre carrière d’écrivain va boucler bientôt dix ans. Qu’est-ce que l’écriture a apporté de plus dans votre vie?
La sérénité avec moi-même. J’ai compris que je ne peux être un bon Algérien que si je suis fier de ma kabylité. Croyez-moi, un Algérien fier de son histoire et de son appartenance à sa terre, a sa place dans ce monde en gestation pour la simple raison qu’il aura été nourri aux valeurs de progrès, de tolérance et d’humanisme.
C’est ce que veut préserver le monde du XXIe siècle! Cela donne: un Algérien qui ignore ses racines, ou les renie, peut faire un bon taliban, un Iranien de la révolution des mollahs, un terroriste sans foi ni loi (même pas celle de Dieu) ou un dictateur dans son propre pays.
Entretien réalisé par Aomar MOHELLEBI
10 janvier 2010
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